samedi 16 juin 2012

Le déclin arabo-musulman de l'origine à nos jours

Pendant la conversation, le général Bonaparte dit aux cheikhs que les Arabes avaient cultivé les arts et les sciences du temps des califes, mais qu'ils étaient aujourd'hui dans une ignorance profonde et qu'il ne leur restait rien des connaissances de leurs ancêtres : le cheikh Sadat répondit qu'il leur restait le Coran qui renfermait toutes les connaissances. Le général demanda si le Coran enseignait à fondre les canons. Tous les cheikhs présents répondirent hardiment que oui." (cité par Laurens, L'Expédition d'Égypte, Armand Colin, 1989).

Islam dans le Monde
Depuis son apogée au Moyen Âge, le monde musulman a perdu la première place parmi les grandes civilisations, laissant se dérouler en dehors de lui les principales révolutions : politique, scientifique et industrielle. De même, le système politico-économique moderne de la démocratie capitaliste de marché, qui tend à être adopté un peu partout, reste étranger aux arabo-musulmans.
Ceux-ci n'ont jamais fait le tour des causes de leur déclin, ils n'ont jamais eu leur réforme pour briser la voie de la pensée unique qui leur a été imposé par des Oulémas rétrogrades il y a mille ans. Jusqu’à nos jours, ils restent autistes à ces réformes nées des révolutions européennes. Au contraire. Après des indépendances prometteuses des années 50/60, après un printemps arabe qui a agréablement surpris les incrédules, voici que des régimes islamo-obscurantistes s'installent de Rabat à Bagdad, en passant par Tunis, Tripoli et Le Caire, transformant des citoyens aspirant à la dignité, en sujets encore plus soumis, plus démunis, plus ignorants et plus réprimés que sous les dictatures disparues. 

1. De la grandeur au déclin.

Au Moyen Âge, le monde musulman atteint son apogée, il domine intellectuellement, techniquement, scientifiquement, se trouve au carrefour des échanges et son économie est la plus développée. Le flux de technologie allait de façon écrasante de l'Islam vers l'Europe, exactement le contraire d’aujourd'hui. Les flux nets s'inversent vers 1500, après la chute de Grenade (1492), dernier royaume musulman en Espagne. Cependant, certains auteurs situent le sommet de la civilisation musulmane en 1187, quand Saladin reprend Jérusalem aux croisés. Une autre date avancée est celle des invasions mongoles et la destruction de Bagdad (1258). Pour d’autres historiens, le monde musulman aurait atteint son zénith politique en 1550, durant les dernières années de Soliman le magnifique. Quelle que soit la date, le déclin est incontestable et est devenu endémique. Les dernières élections « libres » en Tunisie, en Egypte et au Maroc le confirment.
Tous les pays arabes, qui étaient plus riches que l'Europe occidentale au Moyen Âge, ont décroché ensuite et se retrouvent au XXe siècle parmi les nations arriérées. Il faut donc chercher plus loin que l'explication strictement économique, aller vers une explication institutionnaliste, au sens large du mot institution, celui qui évoque les croyances, les règles du jeu, les mentalités, ou encore un ensemble de  coutumes cristallisées.

2. Aspects du retard

Malgré tout leur pétrole et tout leur gaz, les pays musulmans ne produisent que 6 % des richesses mondiales alors qu'ils représentent 20 % de la population.
Indice de sous-développement autour de la Méditerranée
Un rapport du PNUD (paru en 2002) sur le monde arabe, écrit par une équipe d'intellectuels musulmans, tente de déterminer les causes de l'échec économique  du monde arabe. L'IDH (Indicateur du Développement humain, incluant des mesures de l'espérance de vie, de l'éducation, de l'alphabétisation et du PIB/hab, en parité de pouvoir d'achat) et l'IADH (Indicateur alternatif du développement humain exclut le revenu par tête, mais inclut des indices de liberté politique, d'accès à Internet et d'émission de dioxyde de carbone) sont plus défavorables que partout ailleurs, sauf en Afrique subsaharienne. Le secteur privé industriel est marginal et peu dynamique, la recherche embryonnaire, les capitaux fuient les pays et vont se placer dans le monde développé ou les paradis fiscaux. La main d'œuvre qualifiée, souvent formée à l'étranger, a tendance à y rester...Un cercle vicieux de défiance, limitant l'investissement, l'emploi et la productivité, tend à s'installer. Les explications présentées par le rapport sont les suivantes : des lacunes au niveau de la liberté politique, du savoir, et du pouvoir des femmes, ce que les auteurs appellent  les trois déficits du monde arabe . La moitié du potentiel productif est ainsi mal ou peu utilisé, expliquant en grande partie le sous-développement. La majorité des femmes n'ont pas d'emploi salarié et restent exclues du marché du travail. Une femme sur deux ne sait ni lire ni écrire et sur 65 millions d'illettrés dans les pays retenus, 44 sont des femmes. En outre, les postes ne sont pas obtenus au mérite, mais en fonction des relations (La composition du nouveau gouvernement provisoire tunisien, et les nominations de nouveaux hauts responsables en sont une illustration frappante : on n'a pas un emploi pour ce qu'on connaît, mais grâce à celui qu'on connaît). Le rapport conclut sur une image saisissante : dans les quelque 1200 années qui suivent le calife abbasside Maâmoun (786-833), les pays arabes ont traduit autant de livres que l'Espagne en traduit actuellement en un an.

3. Les causes du déclin

En route vers le
paradis islamiste
L'islam des premiers siècles, grâce en particulier au despotisme éclairé des califes omeyyades et abbassides, a été très tolérant envers la pensée libre des philosophes arabes, mais à partir du XIIIe siècle, le fanatisme religieux a pris le dessus et l'Islam a progressivement interdit toute pensée libre, toute curiosité intellectuelle. D'autre part, les Turcs, essentiellement barbares, ont imposé un despotisme militaire étouffant, appuyant le fanatisme religieux dans la suppression de la liberté de penser. Ce fanatisme religieux reste l’explication essentielle du déclin. Il n'est donc pas étonnant que le Gouvernement islamiste tunisien propose d'introduire l'enseignement de la langue turque, en lieu et place du Français, dans les écoles : c'est un excellent frein contre toute émancipation et contre toute ouverture linguistique vers les langues des pays développés. Par la suite, ce sont des facteurs économiques, reposant sur l'agriculture et le commerce, qui y ont contribué, mais ces diverses explications sont évidemment liées entre elles.
3.1. L’agriculture
Les traits de l'agriculture sont façonnés par la rareté de l'eau. Les techniques d'irrigation héritées de l'Antiquité sont raffinées par les paysans musulmans : les séguias, les norias, les barrages et les canalisations sont des exemples de ces méthodes qui impliquent une gestion commune de l’eau ainsi qu'une intervention de l'État. Les agriculteurs cohabitent avec les éleveurs dans une relative harmonie : on a parlé de symbiose entre culture et élevage dans le monde musulman. La propriété est publique pour l'essentiel : les terres conquises sont attribuées au calife et exploitées directement par l'État (faire-valoir direct), ou indirectement par des particuliers en régime de métayage (une part des récoltes est versée à l'État). Les terres privées sont soumises à l'impôt (kharaj). Les productions sont librement commercialisées et les principales libertés économiques sont respectées.
Cependant l'économie rurale va se dégrader sous les Ottomans. L'institution de la ferme fiscale, l'iltizam, est considérée par de nombreux auteurs comme un facteur de ruine progressive de l'agriculture et par là de déclin de l'empire. Les impôts sur les terres sont affermés aux multazim pour des durées courtes. Ils versent à l'État à l'avance les sommes et se chargent ensuite de les récolter auprès des paysans. Ce système est extrêmement négatif, car le multazim  ne détenant que pour une courte durée sa ferme fiscale, surexploite les paysans provoquant ainsi la ruine de l'agriculture. La mise en valeur du sol reste très incomplète et très archaïque. Dans ces conditions, rien d'étonnant à l'absence de progrès dans le monde rural, sans parler d'une révolution agricole, une stagnation qui se répercute sur l'ensemble de l'économie.
3.2. Échanges extérieurs
Le recul des échanges dans le monde musulman est l'explication classique du déclin pour de nombreux historiens qui rappellent comment le commerce du Levant est contourné par les Européens : les Portugais font le tour de l'Afrique pour aller chercher directement les épices, les Espagnols traversent l'Atlantique et finissent par trouver, non seulement un nouveau continent, mais aussi de nouvelles routes vers l'Asie. Le monde musulman devient alors une sorte de cul-de-sac commercial (alors qu'il était jusque là au centre géographique des continents connus) et les nouvelles voies du commerce mondial seront désormais celles de l'Atlantique.
Les techniques maritimes occidentales sont plus avancées et les navires marchands turcs ou égyptiens ne peuvent rivaliser. Les échanges sont déséquilibrés, Istanbul importe massivement sans avoir grand-chose à offrir en retour. Au XVIIIe siècle, l’empire ottoman exporte quelques matières premières et achète en Europe la plupart de ses produits de luxe et de ses biens manufacturés, un commerce qui passe par les étrangers, une double situation de dépendance économique. Dès 1788, l'ambassadeur de France pouvait écrire que l'Empire ottoman était  une des plus riches colonies de la France .
3.3. Institutions
On a vu qu'autour de l'an mille, les sciences et les techniques islamiques dépassaient celles de l'Europe. La science islamique, dénoncée comme hérétique par des zélotes religieux musulmans, fut ensuite étouffée sous les pressions théologiques du conformisme spirituel, ce qui pouvait représenter une question de vie ou de mort pour les penseurs et les savants. Ceci nous rappelle le comportement des islamistes radicaux tunisiens d’aujourd’hui dans les lycées, les universités et dans les lieux publics, avec la complicité tacite du gouvernement « provisoire ».
Les pays musulmans interdirent longtemps l'imprimerie pour des raisons religieuses, l'idée que le Coran puisse être imprimé était inacceptable. Les juifs et les chrétiens avaient des presses à Istanbul, mais pas les musulmans. En Europe au contraire, personne ne pouvait mettre un couvercle sur les nouvelles techniques. Le résultat est que le monde musulman se coupa du flux de connaissances propagé par les livres, favorisant la ségrégation intellectuelle, le retard technique et la dépendance industrielle.
Dans un ouvrage récent sur les causes du déclin de l'Islam, Bernard Lewis (2002) met en cause la fermeture du monde musulman sur lui-même, la certitude dans sa supériorité, la confiance aveugle dans sa suprématie, et donc le refus d'adopter les idées et les techniques occidentales, venues de peuples longtemps jugés avec mépris. Ainsi les musulmans, à l’inverse des Européens, ne voyageaient pas en Occident, ils ne pouvaient pas vivre chez les infidèles, ils n'avaient même pas d'ambassades permanentes. Ils ne connaissaient pas et ne cherchaient pas à apprendre les langues des Occidentaux. Lorsque Rached Ghannouchi déclare que l’apprentissage du français par les jeunes tunisiens est une pollution de leur identité arabo-musulmane, il ne fait que perpétuer cette tradition. Les arabo-musulmans n'avaient pas  d'occidentalistes, comme il y avait des orientalistes en Europe. Le monde musulman va se fermer aux apports extérieurs, sauf en matière militaire, et considérer que toutes les réponses aux questions ont déjà été données par les générations précédentes et qu'il suffit donc de répéter les traditions.
3.4. Démographie
Le monde musulman était sous-peuplé par rapport à l'Occident, du fait des conditions naturelles plus difficiles, de la présence de nombreuses zones arides, et de l'absence de progrès techniques dans le domaine agricole. L'explosion démographique ne se produira qu'au XXe avec l'introduction de la médecine moderne. En outre, l'Islam est plus exposé aux incursions des envahisseurs asiatiques, comme on l'a vu avec le cas des Mongols, mais aussi des nomades venus du désert, les bédouins qui pillent régulièrement les villes et les paysans sédentaires, tout cela provoquant une insécurité permanente, obstacle au développement. Il est plus exposé également aux épidémies, par sa situation centrale aux portes de l'Asie : la peste est endémique dans l'Empire ottoman tandis qu'elle est simplement exportée en Europe. Elle le restera jusqu'au XIXe siècle, alors qu'elle est efficacement endiguée en Occident au XVIIe par des mesures de prévention comme la quarantaine, que les musulmans ignorent. Ainsi, la différence majeure est que l'entrée dans la transition démographique et la sortie du piège malthusien en Occident représentent un mécanisme endogène, lié aux progrès agricoles et industriels, tandis qu'elles sont exogènes dans le monde musulman, apportées de l'extérieur par des techniques favorables à une baisse de la mortalité.
3.5. Statut de la femme et de l’esclave
Beaucoup a été écrit sur la condition de la femme dans nos pays. Nous n’allons pas y revenir. Aujourd'hui dans les pays musulmans, les choses ont peu changé et la participation féminine à l'économie est la plus faible de toutes les civilisations.
On considère qu’il y a trois inégalités de base qui caractérisaient le monde arabo-musulman médiéval : maîtres et esclaves, hommes et femmes, croyants et infidèles : tous les trois – l'esclave, la femme et le non-croyant – étaient vus comme devant remplir des fonctions sociales nécessaires, mais étaient sujets à une loi strictement appliquée qui limitait leur capacité, imposant des contraintes quotidiennes.
L'esclavage et le commerce des esclaves occupaient alors une place importante dans l'économie musulmane. L'image de l'esclave est attachée à la notion de travail, et le travail est donc méprisé, ce qui explique le peu d'intérêt des Arabes dans les techniques productives, par exemple le fait que les moulins à eau sont connus par les Romains, mais que les Arabes n'ont pas essayé de les utiliser sur une grande échelle, alors que le Moyen Âge européen connaîtra une véritable révolution technique avec leur généralisation. De même, les Arabes ont complètement raté le saut technologique de la roue.
3.6. Géographie  
Les causes géographiques du déclin ont été étudiées par divers auteurs. La mer, dit-on, est la grande civilisatrice des nations.
C'est la disposition géographique unique de l'ouest européen, fortement pénétré par la mer, sa  thalassographie  particulière, qui explique le succès européen, et inversement le retard de l'Islam, de la Chine ou de l'Inde. En Europe, les échanges sont facilités, du fait de l'omniprésence de la mer et des rivières navigables, ce qui conduit à une division du travail plus marquée, génératrice de croissance, laquelle permet un surplus pour financer les chercheurs et les savants. La prospérité économique, liée aux échanges et à la mer, est le premier facteur de progrès technique et scientifique européens.
Le deuxième facteur, toujours liée à la présence de la mer, est la division de l'Europe en nations stables, protégées par des barrières naturelles évidentes (les côtes et les montagnes dessinent par avance les frontières de l'Espagne, de la Grande-Bretagne, de la Grèce, de l'Italie, des Pays-Bas, du Danemark, etc.). La division politique stable est un facteur de rivalité créative dans le domaine scientifique et technique, chaque pays tendant à favoriser les recherches pour avoir un avantage sur l'autre.
A l'inverse, dans les empires unifiés et puissants, comme ceux de l'Islam ou de la Chine, l'absence d'émulation et le rôle néfaste des groupes de pression hostiles aux changements, l'invention n'a pas bénéficié de circonstances aussi favorables.
3.7. Les villes
Une autre thèse est le rôle spécifique des villes dans le monde européen occidental, qui profitent de la chute d'un pouvoir central – la disparition de l'Empire romain et l'émiettement politique total qui suit au Moyen Âge – pour affirmer leur autonomie et leurs franchises, et inventer les libertés économiques qui caractérisent le capitalisme de marché (liberté d'échanger, liberté d'entreprendre, liberté des prix, etc.). Ainsi les villes se mirent très tôt à lutter, souvent avec succès, pour se transformer en communes bourgeoises libres de toute allégeance à une autorité supérieure.
Les villes du monde musulman – comme d'ailleurs du monde chinois ou indien – ne bénéficieront jamais de ces libertés, dans la mesure où elles restent soumises à des empires forts et centralisés.

4. Le mariage de la carpe et du lapin

Au terme de ce panorama des explications, il apparaît qu'un faisceau de facteurs, plus qu'une explication unique, permet de rendre compte d'un déclin entamé il y a mille ans environ. Les aspects religieux (interprétation intégriste de la religion) sont les plus déterminants. Les aspects géographiques semblent expliquer à la fois les facteurs économiques (déplacement des échanges vers l'ouest avec la découverte de l'Amérique, type de transport utilisé, système foncier, sol semi aride) et les facteurs institutionnels (absence de réforme politique, stagnation des techniques, ostracisme vis-à-vis des évolutions venant de l’étranger).
Une vue optimiste peut laisser espérer à des changements rapides, profonds et positifs, dans les pays musulmans. Ces changements rapides passent par une démocratisation, mais celle-ci est souvent bloquée, comme on l'a vu, par le fait que les islamistes tendent de monopoliser le pouvoir, après avoir monopolisé l’opposition. Le recul de l'islamisme apparaît donc comme la condition sine qua non de l'évolution du monde musulman. Car, de la même manière qu’on ne peut marier une carpe à un lapin, on ne pourra pas non plus marier islamisme et modernisme. 
Hannibal Genséric

 ernisme et islamisme.