mercredi 5 août 2015

Syrie : frappes américaines de soutien aux terroristes "modérés"

Frapper à la fois les troupes de Daech et «défendre» contre «toute attaque» les groupes soutenus par les Etats-Unis, c'est la nouvelle stratégie qui vient d'être mise en oeuvre par le Pentagone. Une inflexion qui soulève des interrogations.
Les États-Unis ont conduit des frappes aériennes en Syrie afin de porter secours au groupe armé "Nouvelle Syrie", soutenu et entraîné par les Américains. C'est la première fois que les frappes américaines ont pour but de «défendre» des "rebelles modérés" [hostiles à Bachar Al-Assad] attaqués par le groupe djihadiste al-Nosra.

Des avions américains se préparent à bombarder Daesh
Des avions américains
se préparent à bombarder Daech
Washington signe ainsi une inflexion stratégique qui n'a rien d'anodin. Toute la question est de savoir si, derrière cette nouvelle stratégie, les États-Unis ne cherchent pas un prétexte pour frapper directement les troupes restées fidèles à Bachar Al-Assad.
Une décision unilatérale des États-Unis qui contestent toujours la légitimité du gouvernement de Bachar el Assad. D'autant que le secrétaire d'État John Kerry a clairement précisé que selon lui, le président syrien n'avait pas sa place dans l'avenir du pays lors d'une rencontre avec ses homologues saoudien Adel Jubair et russe Sergueï Lavrov à Doha. 
 

Une nouvelle stratégie américaine, frapper Daech tout autant que les troupes loyalistes ?

Dès l’annonce de cette nouvelle stratégie, la Maison Blanche a donné le ton : le gouvernement syrien «ne doit pas interférer» avec les actions des forces entraînées par les Américains pour combattre Daesh. Au cas contraire, «des mesures supplémentaires» pourraient être prises pour les protéger.
Les responsables américains ont clairement indiqué que des frappes aériennes étaient aussi possibles dans le cas où l’armée régulière syrienne attaquerait les rebelles syriens formés par Washington.
Moscou a bien évidemment vivement critiqué cette nouvelle stratégie américaine, estimant que tout soutien aérien américain prodigué à des groupes qui combattent le régime de Bachar el-Assad revient, de fait, à entraver la lutte de Damas contre Daesh.
Quoiqu'il en soit, les États-Unis continuent d’entraîner des rebelles modérés en Amérique avant de les renvoyer sur le sol syrien. La Maison Blanche a notamment lancé, en mai dernier, un programme qui a pour ambition de former 5 400 combattants par an.
A la mi-juillet, au moins 54 rebelles entraînés, armés et équipés par les États-Unis étaient rentrés en Syrie. Se faisant appeler Division 30, ces hommes sont censés lutter à la fois contre Daesh en Syrie mais également contre l'armée syrienne.

Quid des risques d'un affrontement direct avec le régime syrien ?

L’administration Obama a semblé relativiser très vite la possibilité de voir les rebelles formés avec l’argent du contribuable américain être attaqués par l'armée syrienne, soulignant que celle-ci n'avait jamais tiré sur les avions de la coalition internationale menée par les États-Unis qui bombardent les djihadistes sur le territoire syrien.
«Pour l'instant, le régime d’el-Assad a respecté l'avertissement que nous lui avons donné de ne pas s'immiscer dans nos activités à l'intérieur de la Syrie», a ainsi déclaré le porte-parole de la Maison Blanche, Josh Earnest.
Cependant, depuis le début de la guerre syrienne, Washington n'a jamais caché vouloir écarter Bachar el Assad du pouvoir, de gré ou de force.
 

Quid des dommages civils «collatéraux» lors des attaques aériennes ?

Cette réorientation stratégique américaine relance également la question des victimes civiles engendrées par les frappes aériennes, au vu des dégâts causés par les frappes américaines précédentes.
En effet, les États-Unis et leurs alliés ont lancé, en août 2014, une campagne de frappes aériennes qui visait spécifiquement Daech. D’abord limitée à l’Irak, elle a été étendue à la Syrie à partir de septembre de la même année.
Graphique indiquant le nombre de frappes par les Etats-Unis et leurs alliés (capture Airwars)
Graphique indiquant le nombre de frappes par les Etats-Unis et leurs alliés (capture Airwars)

AleppoSelon un rapport récent, plus de 5.700 frappes aériennes, dont 2.275 sur la Syrie, auraient fait plus de 450 victimes civiles. Airwars, qui répertorie en temps réel les morts dus à ces frappes aériennes, évoque un chiffre qui dépasse 1.200 victimes, dont plus de 100 enfants.

Cette nouvelle approche des États-Unis induit de facto une intensification des frappes aériennes puisque celles-ci ne se limiteront plus uniquement à frapper Daech, mais aussi, à «défendre» les groupes alliés des États-Unis dans le pays.
Photo published for Des centaines de civils victimes collatérales des bombardements...
Des centaines de victimes collatérales en SYRAK

Quid du facteur turc ?

Dans cette nouvelle stratégie des forces aériennes, les Etats-Unis ont trouvé un allié de poids dans la Turquie. Ankara a en effet décidé de bombarder à son tour les positions de Daesh pour répondre à l'attentat de Suruç qui avait été revendiqué par l'organisation terroriste.
Fin juillet, un accord entre Américains et Turcs avait prévu la création d'une «zone de sécurité» [1] dans le nord de la Syrie, pour garantir une meilleure protection de la frontière turco-syrienne. En échange, Ankara s'engageait à participer à la coalition contre l'Etat islamique mais également à permettre aux Etats-Unis de lancer des frappes aériennes contre Daesh à partir des bases qu’ils possèdent en Turquie.
Cependant, si la Turquie s'est engagée contre Daesh, elle en a profité pour poser ses conditions. Et celles-ci incluent la possibilité de frapper, non seulement Daesh, mais aussi le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) qui milite pour la création d'un Kurdistan libre sur une partie des territoires de la Syrie, de l'Irak, de l'Iran et de la Turquie. Un projet auquel Ankara est résolument hostile et qu'il a toujours combattu.
La Turquie contre les kurds
La Turquie contre les kurdes
Or, Washington a soutenu pendant des mois les Unités de protection du peuple (YPG) qui sont la branche syrienne du PKK dans leur combat contre l'Etat islamique. Les Etats-Unis, pour satisfaire Ankara, ont donc dû opérer un retournement d’alliance.
Les Kurdes du PKK, longtemps présentés comme le dernier rempart contre les djihadistes, sont subitement redevenus des «terroristes» et, du coup, Washington a justifié les frappes turques contre leurs positions.
Selon les spécialistes de la région, Ankara, en bombardant Daech et le PKK, empêche ainsi toute chance de fusionner les trois cantons de Kobané, Afrin et Djéziré dans une entité kurde indépendante en Syrie. Mais ce faisant, la Turquie fragilise paradoxalement la résistance à Daech dans le nord de la Syrie.

«Qui faut-il abattre en premier ? El-Assad ou Daech ?»

Editorialiste du journal britannique The Guardian, Jonathan Steele a confié à RT que sous la menaces des bombardements américains, les forces gouvernementales et les rebelles modérés syriens pourraient s’unir dans la lutte contre Daesh.
RT : Est-ce qu’il y a une possibilité que ce soutien américain fasse dégénérer la situation en un conflit ouvert avec les forces restées fidèles à Bachar el-Assad ? 
Jonathan Steele (J.S.) : C’est possible mais l’inverse pourrait aussi se produire parce que des informations américaines suggèrent que les forces rebelles syriennes modérées ont reçu l’ordre de n’attaquer aucune cible du gouvernement syrien pour le moment. Elles doivent se concentrer sur la lutte contre Daech. Cela pourrait donc être le début d’une sorte de cessez-le-feu entre ces rebelles modérés et l’armée gouvernementale syrienne dans le but, bien sûr, de lutter ensemble contre Daech. Et si c’est ce qui se passe, cela serait une évolution très importante.
RT : Il y a une mois, le chef du Pentagone a reconnu la préparation de programme d’entraînement pour des soldats en Syrie, est-ce que c’est vrai ?
J.S. : Les Etats-Unis ont déjà formé près de 60 soldats pour qu’ils luttent aux côtés des rebelles modérés. Ils espèrent constituer une force de 300 à 500 soldats et cela avait été annoncé il y a un an. Mais ils n’en ont que 60. Et cette autorisation de recourir à des frappes aériennes, c’est parce que le front Al-Nosra, en lien avec Al-Qaïda, qui est l’un des groupes islamistes les plus radicaux attaque ces rebelles modérés et les Américains veulent les défendre. Mais comme je l’ai dit, je crois que cela pourrait engendrer un mouvement important dans la direction opposée. Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et son homologue américain John Kerry se sont rencontrés aujourd’hui John Kerry au Qatar. Ils doivent aussi s’entretenir avec le chef de la diplomatie saoudienne. Quelque chose se passe sur le plan diplomatique pour essayer de faire évoluer la situation. Cela signifie qu'on pourrait assister à une ouverture autorisant le gouvernement syrien à développer ses contacts avec notamment, l’Arabie saoudite [2], et entraîner une diminution des soutiens saoudiens, turcs et jordaniens aux forces anti-Assad.
RT : Et que se passera-t-il si Bachar el-Assad tombe mais que la coalition ne parvient pas à vaincre Daech ?
 J.S. : Ce serait bien sûr un cauchemar inquiétant… que Damas puisse tomber d’ici quelques mois peut-être. Personne ne veut que cela se produise et c’est la question du choix du moindre mal : qui faut-il abattre en premier ? El-Assad ou Daech ? Les Turcs estiment qu’il faut commencer par el-Assad mais les Etats-Unis sont tout de même conscient qu’il est bien plus important d’abattre Daech parce que l’organisation terroriste constitue une menace pour tout le monde alors qu’El-Assad relève plutôt de problèmes internes.
RT : Est-ce que la Syrie peut connaître le même destin que la Libye ?
J.S. : La Libye de Kadhafi est tombée en quelques mois alors qu’el-Assad tient toujours, depuis plus de quatre ans. Il n’y a aucune raison de croire que la chute d’el-Assad pourrait être imminente même si les forces gouvernementales ont perdu la ville de Palmyre il y a quelques mois. Ils ont perdu certains territoires mais les villes de l’Ouest du pays autour de Damas, où réside la majorité de la population sont assez bien sécurisées par les troupes gouvernementales. Je ne crois pas qu’el-Assad soit sur le point de tomber.

[1] La Turquie s’apprête à saisir des zones tampon en Syrie avec l’aide des Etats-Unis