mercredi 7 octobre 2015

LIBYE : comprendre la situation actuelle




Plongée dans le chaos depuis la chute en 2011 de Mouammar Kadhafi et déchirée par des combats entre milices lourdement armées, la Libye est divisée entre deux autorités et confrontée à la montée en puissance du groupe terroriste Daech (EI).

Pour mieux cerner la situation sécuritaire actuelle en Libye, entrevoir les développements futurs possibles et surtout apprécier les retombées sur la sécurité de la région, il convient d’identifier les principaux acteurs et intervenants sur le théâtre libyen dans le domaine sécuritaire et examiner leurs rôles respectifs.

 
Ainsi, quatre principales forces qui se combattent ou qui peuvent s’allier ponctuellement constituent la clé de la situation libyenne :
1) Le gouvernement « légitime » de Tobrouk. Ce dernier est issu de la Chambre des représentants élus lors des précédentes élections législatives du mois de juillet 2014 et qui remplace le Congres général national élu en 2012. Sa légitimité est contestée par le Congres général national dominé par les islamistes car seuls 18% d’électeurs ont participé au scrutin alors que le Congres général national avait été élu dans une élection à laquelle 65% des électeurs s’étaient rendus aux urnes.
Le Premier ministre du gouvernement de Tobrouk est Abdallah al-Thami et son bras armé est le général Khalifa Haftar. Ce dernier a lance le 16 mai 2014 « l’opération dignité » contre les djihadistes de Cyrénaïque et les Frères musulmans de Misrata. Le gouvernement de Tobrouk a pour lui l’essentiel des tribus de Cyrénaïque dont les Ferjane, les Barasa et les Obeidate. Son but est de reconstituer une partie de l’alliance tribale qui avait été formée par le colonel Kadhafi en ralliant les Ouerfalla, les Tahouna et les Beni Walid.
Le gouvernement de Tobrouk qui est reconnu par la communauté internationale est militairement soutenu par l’Egypte et les Emirats arabes.
2) La ville de Misrata, fief des Frères musulmans dispose d’une importante force militaire et bénéficie de l’aide illimitée de la Turquie et du Qatar. Elle domine la coalition des milices islamistes de Tripolitaine en partie regroupées dans Fajr Libya « aube de la Libye » née à Misrata.
3) Tripoli est sous le contrôle des islamistes du Congres général national, l’ancien parlement qui s’est auto-reconduit. Ses forces, dont la principale est la milice Ansar al-Sharia contrôlent une grande partie de l’ouest de la Tripolitaine jusqu’aux frontières de la Tunisie (dans laquelle ils ont le soutien des Frères Musulmans du parti Ennahdha participant au pouvoir ) et de l’Algérie depuis leur victoire du 23 aout 2014 quand elles ont chassé les milices de Zenten de l’aéroport de Tripoli. Le leader régional est l’islamiste Abdelhakim Belhadj (ex ? agent de la CIA) allié théorique de Misrata. Ses principaux soutiens sont le Qatar et le Soudan.
4) Dernah (ou Darnah), bastion islamiste, s’est rallié à l’Etat Islamique d’Irak. En plus de Dernah, l’EI dispose d’une tête de pont a Benghazi et a établi des ramifications de plus en plus fortes avec certains chefs djihadistes repliés dans le sud libyen. Une quasi alliance a même été nouée avec Moktar Belmokhtar et ses « Signataires par le sang » qui a rompu avec Al-Qaïda. Longtemps soutenus par le Qatar et la Turquie, les islamistes de Dernah semblent l’être moins clairement aujourd’hui. L’EI a une rhétorique unitaire qui l’oppose à tous les autres mouvements. Au nom de l’Islam, il combat en effet toutes les rivalités tribales qui, selon lui, empêchent l’établissement du califat. Son but est de coaguler les milices sous son drapeau noir. Jusqu’a ces dernières semaines les forces de Tobrouk combattaient celles de Dernah, de Misrata et de Tripoli.
Aussi, depuis l’émergence de l’EI, et par delà leurs immenses divergences, Tobrouk, Misrata et Tripoli ont un ennemi commun, l’Etat islamique qui veut leur disputer le pouvoir, d’où les combats qui, dans la région des terminaux pétroliers de Syrte, opposent Fajr Libya a l’EI.
Aujourd’hui, la Cyrénaïque est à la fois le point d’aboutissement de tous les trafics transsahariens et la plaque tournante de leurs exportations à destination de l’Europe, dont celui de la cocaïne qui, venant d’Amérique du Sud, transite désormais par le Bénin et le Nigéria avant d’être transportée vers le Nord par les islamistes de Boko Haram puis par les djihadistes qui tiennent le sud libyen. Ces mêmes réseaux islamo-mafieux contrôlent le flux de l’immigration clandestine qui aboutit à Malte et à Lampedusa.
 

A ces acteurs, il faudrait notamment ajouter que la situation sécuritaire reste déterminée également par deux autres facteurs :
- D’une part, la faiblesse et l’inefficacité de l’action des institutions sécuritaires du pouvoir politique central à l’intérieur du pays et le long des 4.000 km de frontières ; cela est la conséquence directe des tiraillements et des divergences entre les institutions politiques de transition.
- D’autre part, la profusion, à travers tout le territoire, de quantités impressionnantes d’armes de tous types allant des armes légères individuelles aux armes lourdes et complexes; en passant par la panoplie de produits et gadgets pyrotechniques faciles à mettre en œuvre et suffisants pour mener les actions terroristes les plus dévastatrices.

ENJEUX D’UN CONFLIT

A l’échelle « nationale », le torchon brûle entre les deux gouvernements qui se partagent un semblant de contrôle du pays, désormais divisé en deux zones d’influence mouvantes et floues, qui correspondent plus ou moins à la Cyrénaïque, d’une part, et à la Tripolitaine, d’autre part, mais pas au Fezzan ; un retour à la situation qui prévalait avant la colonisation italienne… La fracture était inévitable et, le 6 mars 2012 déjà, le conseil des tribus de Cyrénaïque avait créé un « Conseil national de Cyrénaïque » et proclamé l’autonomie de la région  ; il faut prendre conscience que trois quart des réserves pétrolières sont situés en Cyrénaïque et que ce conseil entendait bien défendre cet avantage et en réserver les intérêts aux habitants de cette seule région (le pétrole libyen, plus grandes réserves d’Afrique avec près de 45 milliards de barils, très facile d’exploitation, d’excellente qualité et proche des clients européens, représente plus de 90% des revenus du pays et près de 95% de ses exportations). Les chefs tribaux avaient d’ailleurs placé à leur tête Ahmed al-Senoussi [1], un membre de la famille royale libyenne déchue, cousin de l’ancien roi Idriss ; tout un symbole… Mais, sous les pressions occidentales, le Conseil avait finalement accepté de reconnaître l’autorité du CNT et les velléités séparatistes de certains de ses membres sont restées sans lendemain…
 
En dépit des tentatives de négociations qui ont commencé à Genève en janvier 2015, ces deux appareils se livrent une guerre civile dont profite l’État islamique et les chefs tribaux qui apportent au plus offrant leur soutien changeant. Ces deux gouvernements ne contrôlent plus ou moins que les villes de Tripoli et Tobrouk. Partout ailleurs, le pouvoir réel est ainsi dans les mains des chefs tribaux, voire dans celles des chefs de clans, la plupart des tribus étant fortement divisées et les clans, jaloux de leurs intérêts locaux. Sans compter le Djebel Nefoussa, dont les Berbères ont fait une forteresse quasiment inexpugnable, et le vaste désert du sud-Fezzan, où les tribus touarègues prennent peu à peu leurs marques.
A l’échelle internationale, de multiples facteurs rendent la Libye importante pour les intérêts états-uniens et européens. Les réserves pétrolifères —les plus grandes d’Afrique, précieuses pour leur haute qualité et leur faible coût d’extraction— et celles de gaz naturel, qui étaient sous contrôle de l’État libyen, lors du règne de Kadhafi, qui concédaient aux compagnies étrangères des marges de bénéfices restreintes. Les fonds souverains, d’un montant d’environ 200 milliards de dollars (disparus après avoir été confisqués), que l’État libyen avait investi à l’étranger et qui en Afrique avaient permis de créer les premiers organismes financiers autonomes de l’Union africaine. La position géographique même de la Libye, à l’intersection entre la Méditerranée, l’Afrique et le « Moyen-Orient ».

DANS LA LIGNE DE MIRE

Les 15 et 16 décembre 2014, s’est tenu à Dakar le premier « forum international sur la paix et la sécurité en Afrique ». Présenté comme une co-réalisation franco-sénégalaise, il avait en fait été décidé lors du sommet de l’Elysée, l’année précédente, et son organisation a été impulsée et largement financée par le ministère de la Défense français (et par des entreprises françaises). Conçu comme un espace informel de discussion et non comme une instance décisionnelle, il a réuni plus de 300 participants issus de divers horizons (diplomates, militaires, « chercheurs », politiques, responsables d’ONG…). Cette affluence a été présentée comme un succès, même si l’assistance est restée essentiellement francophone, les poids lourds anglophones du continent s’étant abstenus de participer. L’Algérie avait également boycotté le sommet. Enfin, même si le commissaire pour la paix et la sécurité de l’Union africaine (UA), Smaïl Chergui, était finalement présent, on sait que cette initiative a suscité une très forte hostilité au sein de l’UA où l’on reproche à la France de marcher sur ses plates-bandes.
Si les conceptions françaises ont pu être bousculées dans les ateliers du forum, cela a été complètement occulté dans les médias par le show final où trois des quatre présidents présents (le Malien Ibrahim Boubakar Keita, le Sénégalais Macky Sall et le Tchadien Idriss Déby Itno) ont réclamé une nouvelle guerre occidentale en Libye. Les propos du dictateur tchadien notamment ont fait couler beaucoup d’encre : « La destruction de la Libye : mon frère Macky Sall disait que c’était le travail inachevé. Non, le travail a été achevé, l’objectif recherché étant l’assassinat de Kadhafi et pas autre chose », a-t-il asséné avant d’appeler les pyromanes à venir jouer les pompiers : « La solution c’est entre les mains de l’OTAN. Qui a créé le désordre n’a qu’à aller ramener le l’ordre » .
Les déclarations de Déby ne font qu’apporter de l’eau au moulin de Le Drian sur la nécessité d’une nouvelle opération en Libye dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ». Le Drian ne manque pas une occasion d’y revenir puisque « à l’état-major de l’armée française, nombreux sont ceux qui pensent qu’il faudra bien « y aller » un jour », (JeuneAfrique.com, du 23 décembre 2014). Mais il en précise les modalités : « La Libye est un pays souverain. La réponse doit être internationale. Il ne faut pas rajouter du chaos au chaos » (interview à Jeune Afrique, 14 décembre 2014). La France cherche donc à constituer une coalition qui paraisse la plus légitime possible et facilite l’obtention d’un mandat de l’ONU. Il faut également ménager l’armée algérienne, pour l’instant hostile à une telle intervention, et sur le territoire de laquelle les groupes visés pourraient se replier en cas d’attaque.
Le 19 décembre, le président mauritanien a ainsi rendu public un communiqué par lequel le G5 (Tchad, Mali, Burkina Faso, Niger, Mauritanie) lançait un appel « au Conseil de sécurité des Nations unies pour la mise en place, en accord avec l’Union africaine, d’une force internationale pour neutraliser les groupes armés, aider à la réconciliation nationale et mettre en place des institutions démocratiques stables » en Libye.
A ces déclarations belliqueuses, faudrait-il ajouter enfin celle du ministre de la Défense espagnol, Pedro Morenes, en juin dernier, estimant qu’une « intervention militaire en Libye pourrait être nécessaire si le groupe terroriste takfiriste Daech y implante un califat ».

INSTRUMENTALISATION DE LA CRISE DES RÉFUGIÉS

Le défunt colonel Kadhafi déclarait à une télévision turque le 7 mars 2011 (huit mois avant sa mort) : «La négligence sur la stabilité de la Libye entraînera l’effondrement de la paix dans le monde via la non-stabilité en mer Méditerranée. Dans le cas où notre pouvoir en Libye devrait s’achever, il y aurait un déversement de millions d’Africains clandestins en Italie, en France… »
Et de poursuivre : «… et l’Europe deviendrait noire en peu de temps. C’est notre pouvoir qui bloque l’immigration clandestine. C’est grâce à nous qu’il règne la stabilité en Méditerranée, tout au long des 2.000 km de côtes libyennes. Nous empêchons l’immigration, le développement d’Al-Qaïda. Sauf pour ceux qui se sont faufilés jusqu’à présent ». Donc, si la stabilité de la Libye venait à être ébranlée, cela aurait immédiatement des mauvaises répercussions sur l’Europe et en Méditerranée. Tous seront en danger.»
Cela dit, en février dernier à Rome le secrétaire général de l’Alliance, Jens Stoltenberg, a prévenu que « la détérioration de la situation en Libye pourrait déterminer de nouvelles menaces contre la sécurité européenne » et que « l’Otan doit être prête à défendre tout allié de ces menaces ». Il a donc annoncé qu’à partir de 2016 entrera en fonction à Sigonella le nouveau système AGS (Alliance Ground Surveillance) qui, avec des drones Global Hawk et d’autres instruments, permettra de surveiller une vaste zone, de l’Afrique du Nord au Moyen-Orient, en appui des opérations de l’Otan, notamment celles de sa « Force de riposte ». Le premier banc d’essai sera la Libye où, a dit Stoltenberg, « la situation est hors de contrôle » (en oubliant la guerre par laquelle l’Otan a démoli l’État libyen), mais où « l’Otan est prête à soutenir les autorités libyennes ».
La campagne médiatique orchestrée par l’Otan pour venir en aide aux réfugiés qui se noient dans la Méditerranée n’est que le prélude à une intervention militaire en Libye. Les réfugiés ne sont ici que des alibis dont l’Alliance se soucie fort peu et il ne sera plus question des migrants embarquant depuis la Turquie.
Identification, capture et destruction systématique des embarcations utilisées par les trafiquants d’être humains, démantèlement de leur réseau, séquestration de leurs biens : ainsi se résume la tâche de la mission PESD (Politique européenne de Sécurité et de Défense) que la Haute représentante de l’Union européenne, Federica Mogherini, est chargée de mettre au point.
En Méditerranée il s’agit de repérer et détruire les embarcations, dans les ports libyens avant qu’elles soient utilisées par les trafiquants, ou de les capturer si elles ont déjà pris la mer.
La mission PESD constitue donc le passe-partout d’une autre opération sous direction Otan, qu’on prépare en instrumentalisant l’hécatombe de réfugiés en Méditerranée pour créer une opinion publique favorable à une intervention militaire directe en Libye. Une opération qui, sous couvert « humanitaire », aura comme but réel de constituer une tête de pont en Libye, en occupant les zones côtières les plus importantes non seulement pour leurs ressources énergétiques, mais pour leur position géographique à l’intersection entre Méditerranée, Afrique et Moyen-Orient.

QUE FAIRE ?

Certains préconise l’idée d’une partition de la Libye. Ainsi, dit-on, « une solution qui pourrait paraître judicieuse serait une « période de transition » pacificatrice, vers un État fédéral où chacune des trois régions prendrait son sort en main ». Mais ces hypothèses ne plaisent ni à la Communauté internationale, ni aux pétroliers, car elles multiplieraient le nombre des intermédiaires politiques, ni non plus à ceux des Libyens qui, situés dans la « mauvaise partie », se verraient privés de la manne pétrolière et/ou des réserves d’eau…
D’autres, à l’image de l’Algérie, on opté pour une solution politique qui mettrait fin aux luttes intestines et aboutiraient à une réconciliation nationale. Dans ce sens, Bernardino León, l’émissaire de l’ONU en Libye s’accroche désespérément à l’idée qu’une sortie de crise est possible, alors que d’autres ont déjà tiré un trait sur l’État libyen, qui aurait depuis des mois déjà rejoint la Somalie sur la liste des « failed states ».
Le vœu pieux de l’émissaire onusien se passe de tout commentaire : « Il y a une nécessité urgente pour que les militaires, les officiers de police et les miliciens rebelles se mettent d’accord sur la mise en application des dispositifs de sécurité provisoires et les renfoncent, par la voie du dialogue et la création d’un environnement sûr et sécurisé à Tripoli, Benghazi et sur l’ensemble du territoire, pour qu’un gouvernement d’union nationale puisse exercer ses fonctions sans violence ou menace. »
Côté algérien, à l’époque de l’agression de la Libye en 2011, la diplomatie algérienne s’était distinguée par son refus de l’agression et avait mis en garde contre ses effets désastreux pour la Libye, le Maghreb, le Sahel, mais aussi l’Europe. Elle n’a pas été écoutée. La France de Sarkozy, inspirée et guidée par l’imposture d’un certain BHL, soutenue pleinement par le Parti socialiste – aujourd’hui au pouvoir –, avait foncé tête baissée dans cette aventure désastreuse. « Nous avons fait en Libye très exactement ce que nous reprochons aux Américains d’avoir fait en Irak en 2003 », a récemment déclaré Jean-Pierre Chevènement, qui s’est opposé à cette guerre.
Le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, critique lui aussi – quoique tardivement – l’expédition franco-britannique en Libye, qui « a produit des effets désastreux ». On met le doigt sur le fond du problème : sans la restauration de la paix en Libye, au service de laquelle l’Algérie met toute son expertise diplomatique et son expérience en matière de réconciliation nationale, la paix au Sahel pourrait être à nouveau menacée. C’est bien de faire la paix, c’est encore mieux de ne pas créer la guerre.
Ainsi, les Libyens continuent à se rapprocher à travers des négociations difficiles, dont l’objectif est la formation d’un gouvernement d’union nationale qui préserverait l’intégrité territoriale du pays, menacé de « somalisation ».
Pour ses partenaires, l’Algérie est ainsi devenue un « exportateur net de sécurité et de stabilité », selon l’heureuse expression forgée par Ramtane Lamamra pour résumer la doctrine diplomatique algérienne.