samedi 24 octobre 2015

La Russie fait reculer l’arc du chaos US



La campagne anti-terroriste de la Russie en Syrie tue directement dans l’œuf la grande stratégie américaine.
Depuis les années 1980, les idées du géostratège américain d’origine polonaise et ancien conseiller à la Sécurité nationale Zbigniew Brzezinski étaient à l’avant-garde de la mise en œuvre de la politique étrangère des États-Unis, partout dans le monde. Que ce soit par la création avouée et par l’armement des Moudjahidines (qui ont ensuite muté en al-Qaïda et en talibans) ou l’obsession de séparer l’Ukraine de la Russie (ce qui a culminé plus tard dans l’Euro-Maïdan), les idées de Brzezinski sont devenues une réalité déstabilisatrice qui s’est propagée au long des continents et des décennies.
L’héritage le plus durable qu’il a créé, toutefois, est la théorie destructrice des Balkans eurasiens, qu’il a dessinée dans son ouvrage de 1997, Le Grand échiquier : l’Amérique et le reste du monde. Il y postulait que le grand arc de terres qui s’étend de l’Afrique du Nord à l’Asie centrale était mûr pour les conflits ethniques et sectaires, ce qui est exactement ce que les États-Unis ont besoin d’exploiter pour maintenir indéfiniment leur emprise unipolaire sur le pouvoir mondial.
Le berceau de ce concept a toujours été le Moyen-Orient, mais avec la Russie qui travaille à résoudre le chaos que les États-Unis ont créé et tente de ramener la stabilité dans la région, il semble que Moscou a finalement commencé à renverser la grande stratégie de Washington. Jetons un regard sur ce que les Balkans eurasiens étaient destinés à devenir, comment les projets pour militariser le chaos étaient supposés agir et de quelle manière la Russie a volé à la rescousse pour faire cesser cette folie.

Construire les Balkans eurasiens

L’idée de Brzezinski pour les Balkans eurasiens n’est pas tombée du ciel. En tant que Polonais résolument nationaliste, il connaissait bien le dirigeant de son pays pendant l’entre-deux guerres, le maréchal Jozef Pilsudski, et la politique étrangère destructrice innovante et prométhéenne qui a accompagné son administration [doctrine du Chaos créateur chez les autres, NdT].
Cette idée postulait que l’Union soviétique multiethnique et multiconfessionnelle pouvait être démembrée en fournissant des armes, de l’entraînement et un soutien politique aux révolutionnaires aux identités périphériques, en Union soviétique, pour les utiliser dans une grande guerre de libération à venir contre le gouvernement central de Moscou. La connotation métaphorique, ici, était que ce serait analogue à la manière dont Prométhée a [volé, NdT] et apporté le feu aux humains pour les aider à devenir indépendants de Zeus, le plus puissant et le plus craint des dieux grecs.
La politique a échoué, et finalement n’a rien représenté, mais cela n’a pas empêché Brzezinski de fantasmer sur son retour deux décennies plus tard. L’influence de l’obsession identitaire de Pilsudski se révèle dans la description par Brzezinski, à la fin des années 1970, d’un Arc de crise, qui «s’étend le long des rives de l’océan Indien, avec des structures sociales et politiques fragiles dans une région d’importance vitale pour nous et menacée de fragmentation. Le chaos politique qui en résulte pourrait bien être rempli d’éléments hostiles à nos valeurs et sympathiques à nos adversaires».
La mention de structures sociales fragiles est un euphémisme pour parler de conflits identitaires, dont Brzezinski, dans sa paranoïa injustifiable, pensait que l’Union soviétique voulait exploiter. Quelques années plus tard, Brzezinski lui-même, ironie du sort, a pris les devants dans l’exploitation de ce concept dans son acception la plus extrême, convainquant le président Jimmy Carter d’armer les pères fondateurs d’al-Qaïda dans leur guerre sainte internationale américaine dirigée contre l’Union soviétique en Afghanistan. La pensée stratégique de Brzezinski était que la dynamique militante gagnée dans le pays pourrait être transférée en Asie centrale par l’orchestration externe de soulèvements islamistes semblables, qui conduiraient alors à un repli soviétique intégral sur Moscou et à l’indépendance de toutes les républiques restées dans son sillage.

Diriger le chaos

Inspiré par ce qu’il pensait être le succès de son concept dans sa contribution à l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, Brzezinski a décidé d’en approfondir la nature fratricide en l’appliquant à d’autres zones de conflit identitaire potentiel, notamment le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Voyant la diversité ethnique et confessionnelle de la région des Balkans et ses guerres intestines comme un précédent thématique (les dernières d’entre elles se déroulaient au début des années 1990 et étaient donc encore fraîches dans sa mémoire), il a nommé sa stratégie, une fois mise au point, les Balkans eurasiatiques.
Pour résumer les idées qu’il a énoncées à ce sujet dans Le Grand échiquier, Brzezinski croyait que l’instigation de conflits chaotiques dans l’espace allant de l’Afrique du Nord à l’Asie centrale pourrait empêcher la consolidation d’une grande alliance eurasiatique entre la Russie, la Chine et l’Iran qui contesterait la primauté américaine contemporaine et réduirait en miettes la doctrine Wolfowitz du statut d’unique superpuissance.
Les États-Unis resteraient épargnés par ce futur trou noir parce que ses principaux points d’appui eurasiatiques se trouvent en Europe et en Asie de l’Est, et si le pire empirait encore et si le supercontinent était pris dans une conflagration massive, alors les deux océans tampons qui les séparent du conflit pan-continental amortiraient tout coup en retour significatif qu’ils pourraient probablement recevoir.
Les États-Unis avaient besoin d’une étincelle pour déclencher les flammes fratricides dont ils espéraient qu’elles finiraient pas engloutir la Russie, la Chine et l’Iran, et ils ont créé le détonateur géopolitique pour y parvenir en déclenchant la guerre de 2003 en Irak. En se plongeant eux-mêmes vigoureusement au beau milieu de l’arc du chaos qu’ils ont visé à créer, les États-Unis ont été dans la meilleure position possible pour exercer une influence déstabilisatrice tout au long de chacune de ses deux extrémités. Ils n’ont pas non plus perdu une seconde en le faisant, puisque l’exposé novateur du journaliste d’investigation Seymour Hersh en 2007 pour The New Yorker, The Redirection [La redirection, NdT] détaillait tous les moyens par lesquels ils cherchaient à le faire. Que ce soit par la promotion de la haine sectaire ou le renversement du gouvernement syrien, Washington avait un gros sac d’embrouilles à sa disposition, dont le temps prouverait finalement qu’ils projetaient de les déployer. Le déclencheur pour entamer le bouleversement des frontières sanglantes du Moyen-Orient et – en filigrane – celles d’Afrique du Nord et d’Asie centrale, a été le dispositif des révolutions de couleur du Printemps arabe ; mais la défense farouche de sa souveraineté par la population syrienne a stoppé en plein élan les projets des États-Unis et les ont mis en veilleuse pour une durée indéterminée.

La Russie à la rescousse

Entre en scène la Russie, qui aujourd’hui s’est engagée non seulement à vaincre le terrorisme au Moyen-Orient, mais vise aussi le résultat logique et plus vaste d’inverser la déstabilisation que les États-Unis ont engendrée et donc de restaurer l’ordre le long du point culminant syro-irakien de l’Arc du chaos.
Pour renverser la théorie de Brzezinski des Balkans eurasiens, à supposer que les pays du Moyen-Orient, précisément visés pour instaurer le désordre domestique, se montrent capables de rester unis et forts face au malheur apporté par l’Amérique, alors cela aura un effet exemplaire pour stabiliser les extrémités de l’arc en Afrique du Nord et en Asie centrale, paralysant ainsi les desseins états-uniens, vieux de plusieurs décennies, de créer un chaos afro-eurasien.
Les aspects géopolitiques de la grande stratégie états-unienne commencent et finissent en Syrie, ce qui est la raison pour laquelle Brzezinski a fini par perdre son sang-froid et a piqué une crise de colère épique contre la Russie. Dans une chronique de libre opinion publiée dans le Financial Times, il a suggéré que «la présence navale et aérienne russe en Syrie est vulnérable, isolée géographiquement de son pays. Elle pourrait être désarmée si elle persiste à provoquer les États-Unis». Le diable lui-même n’aurait pu trouver un moyen plus tentant de détruire toute l’humanité que celui-ci, mais au cas où les décideurs politiques américains auraient eu les idées folles de leur stratège préféré, la frappe des impressionnants missiles de croisière russes à partir de la mer Caspienne les a promptement discrédités et a prouvé que les allusions de Brzezinski à des forces russes vulnérables et géographiquement isolées en Syrie étaient totalement stupides. Pour une fois dans sa vie, l’establishment américain ne semble pas désireux de suivre les conseils de Brzezinski, et cela pourrait signifier que pour une fois dans notre vie, les États-Unis pourraient faire preuve d’une apparence relative de bon sens.
Par Andrew Korybko – Le 14 octobre 2015 – Source Russia Insider
Article original paru dans Sputnik
Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone