vendredi 13 novembre 2015

« L’échiquier géopolitique russe d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine »

Pour faire face à la menace américaine, soutenue par les pays de l’Union européenne – « l’influence de l’élite atlantiste est assez forte en Europe » la Russie ne doit plus passer par des voies « diplomatiques » mais doit montrer sa « force ».
La guerre semble donc inévitable pour la Russie, que l’oligarchie étasunienne veut chasser de partout, des côtes de la Baltique, du Caucase, de la mer noire, et de la Méditerranée en attendant de la chasser de Sibérie lors une prochaine étape très lucrative. Et cette guerre qui doit éclater n’a rien à voir avec la personnalité de Vladimir Poutine mais est la résultante d’un bouleversement géopolitique délibérément planifié par les oligarchies occidentales.                                       
Alexandre Douguine

Est-il encore besoin de prouver que Vladimir Poutine est mal vu des médias occidentaux? Les rédactions le méprisent à tel point que le magazine l’Express s’est fait l’écho d’un rapport du Pentagone affirmant que « le développement neurologique de Poutine avait été perturbé dans son enfance », ce qui expliquerait pourquoi il donne «l’impression d’un déséquilibre physique et d’être mal à l’aise dans les relations avec les autres». Les auteurs du document trouvent que le président russe a un regard « toujours fixe » qui ne peut s’interpréter que comme «la marque d’un défaut neurologique et d’une incapacité à faire face aux signaux extérieurs».
Conclusion implicite, Poutine ne communique pas, il est incapable d’entendre l’avis des autres et de s’engager dans un dialogue ouvert et constructif. Il est donc dangereux et il se pourrait qu’un jour il déclare une guerre comme ça sans réfléchir. Le lecteur crédule est saisi d’effroi. Voir un tel homme à la tête de la Russie le laisse pantois. Il revoit l’actualité de ces dernières années et comprend. Pas étonnant que « Poutine » ait envahi la Géorgie, annexé la Crimée, soutenu les rebelles du Donbass et bombarde aujourd’hui les islamistes modérés alliés de l’occident pour défendre le bourreau Al Assad. Même si, comme le précise L’Express, ce rapport n’a jamais été transmis au secrétaire à la Défense, il est trop tard. Le lecteur est crispé à sa feuille de chou et l’idée est maintenant vissée dans son crâne: Poutine est malade et dangereux. « Minimisé par le Pentagone », ce rapport aura au moins servi les propagandes.

Et si Poutine n’était pas cet homme-là. Et s’il y avait une logique dans sa politique étrangère ?

Pour le géopoliticien George Friedman, les nations sont des joueurs d’échec qui agissent dans un cadre qui impose des règles et réduit, de ce fait, l’éventail des possibilités. Plus il agit avec logique dans le cadre contraignant des règles du jeu, plus le joueur d’échec devient prévisible car se montrant capable de sélectionner les meilleures tactiques, qui sont peu nombreuses. «Le champion joue avec une précision absolue et prévisible – jusqu’à effectuer un coup brillant et inattendu». Pour George Friedman, les nations n’agissent pas de façon irrationnelle: «Les millions ou les centaines de millions de gens qui composent une nation sont contraints par la réalité. Ils engendrent des leaders qui ne pourraient pas devenir des leaders s’ils étaient irrationnels». Selon lui, «les leaders comprennent leur menu de coups à venir et les exécutent». Alors, nous posons la question: est-il possible de comprendre les initiatives prises par Vladimir Poutine sur l’échiquier international ?
Dans son ouvrage The next 100 Years, George Friedman, fait observer que la Russie est un Etat immense mais enclavé alors que les Etats-Unis « disposent d’un accès facile sur tous les océans du monde ». Pendant la guerre froide, les Etats-Unis, qui avaient pour objectif « de contenir et ainsi étrangler les Soviétiques » ont créé « une énorme ceinture de nations alliées » allant « du cap nord de la Norvège à la Turquie et aux Aléoutiennes » (Friedman, p.45) en conséquence de quoi l’URSS s’est effondrée en 1991. Selon Friedman, au XXIème siècle et à l’issue d’une seconde guerre froide, la Russie s’effondrera à nouveau et pour les mêmes raisons géographiques.
Mais l’enclavement n’est pas le seul inconvénient de la géographie russe. Pour aller plus loin, le journaliste Tim Marshall nous invite à contempler une carte de l’Europe sur laquelle la plaine européenne a été grisée.
Cette plaine, qui s’étend de l’Atlantique à l’Oural et de la Finlande au Caucase et à la Mer Noire, est un immense corridor évasé et toujours ouvert par où sont passées les invasions depuis cinq cents ans : les Polonais en 1605, les Suédois en 1707, les Français en 1812 et les Allemands en 1914 et en 1941. Ces invasions ont pu avoir lieu parce que la plaine n’offre aucune résistance à l’envahisseur. On n’y trouve « pas de montagnes, pas de déserts, et seulement quelques fleuves » (Marshall) à traverser. Pour faire face à cette faiblesse de la géographie, les dirigeants russes ont trouvé une parade qui a consisté à prendre l’initiative de l’offensive. La seule façon de sortir de l’insécurité a été de déplacer les frontières de la Russie vers des obstacles naturels ou des lieux moins ouverts et plus défendables. Ivan le Terrible a étendu la Russie, au nord, vers le cercle arctique, à l’est, jusqu’à l’Oural et, au sud, jusqu’à la Caspienne et au Caucase. C’est aussi lui qui, pour faire face à la menace mongole a installé une base en Tchétchénie. Pierre le Grand, a occupé l’Ukraine – ce qui lui donnait un accès à la mer – et a poussé jusqu’aux Carpates. Puis il s’est emparé de la Lituanie, de la Lettonie et de l’Estonie pour faire face aux attaques provenant de la mer Baltique. Et à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Staline a occupé l’Europe de l’est, en y installant des régimes alliés, afin de créer un zone tampon pour obstruer la grande plaine européenne et repousser le point de contact avec l’ennemi vers une zone plus étroite et par conséquent plus facile à contrôler. On constate en effet quand on se déplace d’est en ouest que la plaine européenne va en se resserrant et qu’il est par conséquent beaucoup plus facile de bloquer un ennemi sur l’Oder qu’au niveau des frontières actuelles de la Russie où la distance à couvrir pose un sérieux problème de moyens et d’efficacité. Cette approche logique, géographique et indépendante de la personnalité du dirigeant, qu’il soit empereur, dictateur ou président, est amplement partagée par Alexandre Douguine.
Alexandre Douguine est géopoliticien mais pas seulement. Il est aussi un Russe fervent animé par l’amour de sa patrie, une Russie qui ne se limite pas à des frontières et à un drapeau mais qui est une civilisation assiégée et qu’il faut défendre. « La Russie n’est pas la Fédération de Russie, la Russie est le monde russe, une civilisation, un des pôles du monde multipolaire » dit-il dans une interview accordée à Katehon.com et intitulée « War in Ukraine Will Resume Soon ».
Comme Tim Marshall, Alexandre Douguine s’appuie sur la géographie pour justifier, et même prolonger la politique du président Poutine. Selon lui, la guerre contre la Géorgie, l’annexion de la Crimée et la campagne de bombardement en Syrie – où la Russie entretient une base maritime, à Tartus (les lecteurs occidentaux ne savent pas que la Syrie est au même titre que la Transcaucasie ou la Crimée, un avant-poste qui permet à la Russie de ne pas se laisser enfermer dans ses frontières) – ont été des actions dictées par une nécessité géopolitique qui transcende la personnalité des dirigeants. Mais Alexandre Doughine considère que Vladimir Poutine n’a pas mené à bien toutes les actions nécessaires. Selon lui, la Russie aurait dû annexer la partie russophone de l’Ukraine et il pense que tôt ou tard elle devra le faire. Non parce que les Russes sont gourmands ou impérialistes: annexer le Donbass est une nécessité vitale pour la Russie. En le faisant, elle garantira sa propre survie : « Si nous perdons le Donbass, alors nous perdrons la Crimée et puis toute la Russie » dit Douguine. Mais il n’est pas question d’annexer l’Ukraine et d’en faire un Etat satellite. « Je ne suis pas contre une Ukraine souveraine, il faudrait seulement qu’elle soit notre alliée ou partenaire, ou au pire, un Etat neutre, un espace intermédiaire ». L’Ukraine doit rester souveraine et « ce qui ne devrait pas être permis c’est l’occupation atlantiste de l’Ukraine ». Ici, Douguine ne parle pas au nom de Douguine. Il se fait le porte-parole de la nécessité. Pour bien nous le faire comprendre, il ajoute qu’il s’agit d’un « axiome géopolitique ». « Nos ennemis comprennent parfaitement que la Russie peut redevenir la Grande Russie seulement en partenariat avec l’Ukraine ». Et il ajoute : « Il n’y a pas d’autre possibilité. Le printemps russe est impossible sans la présence d’un pivot eurasien en Ukraine et qu’importe la façon dont ça se fera, pacifiquement ou par la guerre. » Pour Douguine, le maintien des républiques indépendantes de Donetsk et de Louhansk à la frontière russo-ukrainienne est un impératif catégorique. « Celui qui contrôle la frontière de la République populaire de Donetsk et de la République populaire de Louhansk avec la Russie, contrôle tout » dit-il en paraphrasant Halford Mackinder.
Le même problème se présente en Syrie. Pour Alexandre Douguine, la Syrie « est un but plus éloigné mais pas moins important ». Il affirme que la présence en Syrie du mouvement que les français appellent Daech et que les Anglo-Saxons appelles ISIS ou ISIL, est « un plan des Américains ». Selon lui, « l’Etat islamique est une opération spéciale dirigée contre les opposants à l’hégémonie américaine au Proche-Orient et en particulier contre nous [les Russes]» et il ajoute que « le fondamentalisme islamique a été traditionnellement un instrument de la géopolitique étasunienne et atlantiste ». Je renvoie ceux qui seraient tentés de le qualifier de complotiste aux confessions de l’américain Zbigniew Brzezinski qui, alors qu’il était conseiller de Carter, avait obtenu, le 3 juillet 1979, l’autorisation présidentielle de financer des bataillons de moudjahidins afin d’offrir aux russes leur « guerre du Vietnam » en Afghanistan ».
Pour faire face à la menace américaine, soutenue par les pays de l’Union européenne – « l’influence de l’élite atlantiste est assez forte en Europe » dit il – la Russie ne doit plus passer par des voies « diplomatiques » mais doit montrer sa « force ».
La guerre semble donc inévitable pour la Russie, que l’oligarchie étasunienne veut chasser de partout, des côtes de la Baltique, du Caucase, de la mer noire, et de la Méditerranée en attendant de la chasser de Sibérie lors une prochaine étape très lucrative. Et cette guerre qui doit éclater n’a rien à voir avec la personnalité de Vladimir Poutine mais est la résultante d’un bouleversement géopolitique délibérément planifié par les oligarchies occidentales.
Cependant, n’en doutons pas, les ânes continueront de braire, dans tous les micros tendus au Mensonge, que Poutine est un fou sanguinaire et que la Russie est un pays barbare et dangereux.
Ces ânes ne sont pas seulement les ennemis de la Russie, ils le sont aussi de la Vérité et leur omniprésence dans les médias et dans le monde politique fait de l’Europe un grand corps malade aux membres rongés par la gangrène atlantiste.
Sources:
George Friedman, The Next 100 Years, Allison & Busby, London, 2009
Tim Marshall, « Russia and the Curse of Geography » , The Atlantic Monthly, 31 octobre 2015
Tim Marshall, Prisoners of Geography, Scribner Book Company, 27 octobre 2015
Alexandre Douguine, « War in Donbass will be imposed on us by Washington and Kiev » , Katehon.com, 2 novembre 2015
Bruno Adrie, « Brzezinski, Obama, l’islamisme et la Russie » (1ère partie), brunoadrie.wordpress.com, 26 octobre 2015
Bruno Adrie, « Brzezinski, Obama, l’islamisme et la Russie » (2ème partie), brunoadrie.wordpress.com, 2 novembre 2015
Bruno Adrie « Retour sur la Géorgie » , mondialisation.ca, 1er décembre 2008
Bruno Adrie, « Le prêt-à-penser dans la presse à grand tirage: un exemple parlant » , mondialisation.ca, 27 août 2008