vendredi 10 juin 2016

Un économiste russe : Notre ennemi, c’est l’Europe

Les Russes sont habitués à considérer que les États-Unis sont l’adversaire permanent et cohérent de leur pays. Ce sont les États-Unis qui ont pris l’initiative des sanctions contre la Russie et qui les ont appliquées les premiers. Leurs dirigeants politiques se sont permis d’année en année des discours de plus en plus durs contre la Russie et évoquent avec fierté leur victoire sur l’URSS pendant la guerre froide. Partant de là, ils ont estimé que « le débris russe » doit forcément se soumettre. Mais en fait c’est l’Union Européenne , et non les États-Unis qui est l’ennemi direct de la Russie et en particulier de l’intégration eurasiatique.

Les élites de la finance aux États-Unis et la droite des démocrates ainsi que ses représentants politiques sont effectivement disposés à la lutte contre la Russie. Elle s’inscrit dans le combat contre les BRICS au nom de la récupération de grands marchés en situation de dépendance. C’est pourquoi la présidente de gauche du Brésil, Dilma Rousseff ne convient pas aux intérêts de Washington, de même que le chef de l’état russe. Il n’y a là rien de personnel ni d’idéologique, ce n’est que la lutte des Etats-Unis pour renforcer leur propre hégémonie. Rien ne sauve ces adversaires choisis de Washington, même pas leur attachement aux principes du « consensus de Washington », aux politiques de tendance libérale dans l’économie et dans le domaine social.
Et malgré tout cela, c’est l’UE avant tout, et non les Etats-Unis qui sera dans les prochaines années le principal adversaire de la Russie.
La raison en est une économie américaine en crise, la crise de la politique néolibérale surtout encline à soutenir les banques, le mécontentement des citoyens face au choix de la force brute en politique extérieure, l’agressivité et un pouvoir qui néglige les problèmes intérieurs de l’état. Tout cela a déjà modifié l’état d’esprit de la société américaine.
Les élections aux États-Unis ont mis à nu la crise du système des partis. La révolte des bases a saisi les deux partis, le parti démocrate et le parti républicain. Chez les premiers, le socialiste Bernie Sanders a soulevé une marée populaire en faveur de la création d’un état social et contre les financiers. Chez les seconds, Donald Trump exprime le mécontentement de l'entrepreneuriat du secteur réel et des électeurs de droite. Du point de vue du capital productif aux États-Unis, il est révoltant que les banques puissent toucher des sommes illimitées de la Réserve fédérale à des conditions préférentielles , voire gratuitement. Les entreprises du secteur réel doivent se battre pour faire de la marge, être compétitives, alors que les banques sont à l’abri de cela.
Les démocrates de droite tels que Hillary Clinton et Barack Obama incarnent des privilèges des financiers sans précédent. Ils ne sont pas seulement au-dessus des lois de l’économie, mais même au-dessus de l’état, du peuple et du groupe non négligeable et qui lui est lié du capital productif.
En outre, tout est évident .Les démocrates ont une seule recette anti-crise : donner encore de l’argent aux banques, autant qu’il faudra pour camoufler leur inefficacité. La politique extérieure est également importante pour eux. Elle doit aider à soumettre les marchés extérieurs, à briser les rivaux et à assurer la loyauté des industriels. Seulement, sur ce point, le résultat n’est pas celui escompté. La croissance économique n’est pas au rendez-vous et ne viendra pas, même si tous les gouvernements des BRICS tombent , et si l’on consolide au pouvoir des gens soumis aux États-Unis.
Il n’y a pas et il n’y aura pas de croissance de l’économie américaine dans la mesure où les marchés extérieurs ne sont pas à même de donner aux États-Unis « 95% de nouveaux clients », comme l’évoquait récemment Obama. Et il n’y a pas de source intérieure de croissance. Le crédit bon-marché et même ultra bon-marché ne sert plus à rien : la rentabilité baisse même pour des entreprises comme Apple et Microsoft. Un grand nombre de sociétés ont travaillé à perte dès l’été 2015. La classe ouvrière américaine a perdu depuis 2008 30% de ses revenus, et elle met cela au compte des démocrates. Une jeunesse croulant sous les dettes liées aux études ne voit pas de perspectives et ne sait pas comment rembourser ces sommes colossales aux banques. Elle ne comprend pas pourquoi les études doivent être payantes, alors que les banquiers peuvent prendre autant d’argent qu’ils veulent à la Réserve fédérale. La réindustrialisation basée sur les exportations s’effondre aux yeux de tous.
Les États-Unis en sont venus à devoir s’occuper des problèmes intérieurs. Des millions de personnes l’exigent. Et même les électeurs démocrates disent leur frustration : « N’importe qui, sauf Hillary ».
Naturellement, si Clinton remplace Obama à la présidence, il n’y aura aucun changement.
On parlera beaucoup de « l’agression de la Russie contre l’Ukraine », de la corruption au-delà des frontières des États-Unis, de dictateurs qu’il faut absolument renverser. Il n’y aura pas d’amélioration pour la société, alors que la situation économique ne fera que s’aggraver, sans exclure un affaiblissement du dollar et un sursaut de l’inflation, comme lors de la crise des années 1970. C’est pourquoi la société fait face d’ores et déjà à cette perspective.
A l’échelle du pays, cela signifie que les questions intérieures prédominent par rapport aux questions extérieures. Et si Trump ou Sanders l’emportent, ce sera la grande bagarre dans la vie politique américaine. Il ne s’agira plus alors de politique extérieure ou de Russie. Les citoyens américains en ont assez de la politique extérieure. Lorsque Georges Bush fils a été élu, ils avaient eu envie de croire que c’était enfin un républicain-casanier, qui laisserait en paix les autres pays et s’occuperait des problèmes des Etats-Unis. Puis Obama a été élu, comme président des affaires intérieures, mais lui aussi a trahi l’espoir. Il a même trahi l’espoir d’une transformation sociale des Etats-Unis, espoir maintenant nourri par la possibilité d’une victoire du sénateur socialiste Sanders.
Les problèmes intérieurs ont maintenant augmenté. Les élites de la finance n’ont pas de solution, et le mécontentement social est énorme. Dans ce contexte, il est probable que l’UE agira sur le Vieux Continent de manière pratiquement indépendante. Mais cela ne signifie pas du tout, comme le pensent de nombreux fonctionnaires en Russie, que les relations entre Moscou et Bruxelles pourront se normaliser. Les élites européennes tablent encore sur de nouveaux marchés pour stabiliser la situation dans l’UE. L’avancée vers l’Est, voilà une nécessité pour la politique de l’UE, à laquelle les élites n’ont pas d’alternative.
L’ancien maire de Londres, le conservateur Boris Johnson a récemment déclaré : l’UE poursuit des objectifs proches de ceux d’Adolphe Hitler.
Elle cherche à créer une superpuissance par des moyens certes différents de ceux des nazis, mais c’est l’Allemagne qui est aux commandes. Et elle gouverne de sorte qu’elle a établi son contrôle sur quasiment toutes les économies de l’UE, et a détruit celle de la Grèce. Johnson insiste sur la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union Européenne, ce qui doit être décidé par référendum le 23 juin. Johnson a montré du doigt l’absence de respect chez les eurocrates pour les autres pays partenaires, et la non compréhension de leurs intérêts. « Cela créé un grave vide démocratique », a souligné le politique anglais.
Toutefois, ce « vide » est le trait distinctif défensif de l’UE par rapport aux Etats-Unis. Dans l’Union Européenne, un mouvement commun pour des changements n’est pas possible. La contestation est localisée dans les frontières nationales, où ni les élections, ni les grèves, ni les mobilisations de rue n’ont réussi à changer la situation. L’eurocratie a réussi à chaque fois à faire pression pour imposer sa volonté, au mépris des mouvements et des décisions démocratiques, adoptées par un vote populaire. Elle a pu apprivoiser presque toute la classe politique dans les frontières européennes de la soi-disant Union. C’est la raison pour laquelle, lorsque à l’été 2015, les électeurs grecs ont voté « Non » aux créanciers (y compris à la Commission européenne, à la BCE et au gouvernement allemand), le premier ministre grec, Alexis Tsipras, a signé des conditions encore plus dures que celles qu’avaient fixées les créancier auparavant.
L’étouffement de la « révolte grecque » est devenu une leçon importante pour tous les européens mécontents de la politique de l’UE.
L’eurocratie a fait la démonstration de sa force et de sa puissance, et la démocratie en tant que principe, celle de son impuissance en Europe. Le mouvement populaire local s’est révélé également impuissant. Le droit à la souveraineté nationale a été ignoré par l’eurocratie, cette bureaucratie européenne qui a sous son contrôle la politique européenne. Le parlement européen n’a aucun contre-pouvoir, et est davantage un simulacre de parlement. Les milieux financiers du nord de l’UE contrôlent totalement la situation au plan politique, ne craignant qu’un effondrement de l’Union européenne à la suite de la constitution d’un nouveau bloc de pays avec l’Est. C’est la raison pour laquelle, pour la classe dominante européenne, la Russie est l’ennemi naturel.
Pourtant, les griefs des dirigeants de l’Union européenne à l’égard de la Russie ne sont pas seulement liés à la concurrence. Le directeur de l’Institut de la globalisation et des mouvements sociaux, Boris Kagarlitsky, en est convaincu : « L’UE éprouve un besoin catastrophique de nouveaux marchés, qui absorbent justement la production allemande. Les élites locales ne sont que des intermédiaires. Partager les ressources avec elles n’est plus rentable, c’est un luxe inabordable en temps de crise. Mais les intermédiaires ne comprennent pas qu’on partage avec eux, ils croient partager avec des partenaires, qui , eux, se considèrent comme les patrons ». L’élite russe aussi est considérée par les cercles dirigeants de l’UE comme le détenteur de richesses qu’il faut confisquer. En vertu de quoi elle construit l’attaque : les sanctions, les décisions de justice, les réclamations au sujet du rattachement de la Crimée, etc.
L’Ukraine s’est révélée être la première proie entre les griffes de l’Union européenne. Mais tout ne s’est pas déroulé sans entraves sur ce front : les oligarques n’ont pas compris tout de suite l’essence des changements qui se produisaient. Puis, une fois qu’Igor Kolomoïsky et Rinat Akhmetov étaient affaiblis, Piotr Porochenko, le président, s’est renforcé et est devenu désobéissant. Il a refusé de donner à l’UE et aux Etas-Unis un gouvernement de « technocrates » pro-occidentaux, malgré les avertissements sous une forme différente. La presse occidentale l’a critiqué pour sa corruption dans le pays. Des personnalités de premier plan ont commencé à l’éviter. L’Ukraine a commencé à toucher moins d’argent. Aux Pays-Bas, les citoyens ont condamné l’association de l’Ukraine avec l’UE.
Les eurocrates sont particulièrement irrités par le comportement des chefs ukrainiens. Ceux-ci ne veulent pas reconnaître qu’ils ne sont qu’une proie entre les griffes du prédateur.
Celui-ci les serre de plus en plus, il s’apprête déjà à mordre dans la chair, et comme réaction, il entend ce discours déroutant : « Tu dois t’occuper de moi, me nourrir, me financer et me protéger de Moscou, cet affreux agresseur ». Porochenko, dans l’équipe des oligarques, se refuse pour l’instant au partage des richesses du pays en faveur des sociétés occidentales, mais celles-ci comptent bien prendre leur part. Et l’UE entend bien poursuivre sa « marche vers l’Est ».
La Russie, la Biélorussie, les états du Caucase, la Transnistrie et la Moldavie, tous ces pays font partie du même groupe. Ils sont tous destinés, dans l’optique de l’eurocratie, à l’élargissement de la zone d’influence de l’UE. Les élites de ces pays doivent aller à la démolition. On compte sur la saisie de leurs ressources, ce qui devrait aider l’UE à stabiliser la situation économique et passer à la croissance grâce aux nouveaux marchés. La relation avec elles (l’expérience de nombreux pays d’Europe de l’Est nous l’a montré) est celle du prédateur avec sa proie. L’industrie sera en grande mesure liquidée, comme cela est arrivé en Hongrie, en Roumanie et dans d’autres pays « libérés du communisme ». Et non moins importante est la liquidation à Moscou d’un centre indépendant d’accumulation de capital.
Dans les plans de l’UE, la Russie doit cesser d’être une menace pour le projet d’intégration néo-libéral, et encore plus la source d’une alternative plausible. Si le pays se divise, ce ne serait même pas une mauvaise chose pour l’eurocratie, pour qui l’essentiel est de ne pas perdre le contrôle sur les territoires. Pour le bien du capital financier européen et ses administrateurs bruxellois, la Russie doit descendre encore d’un échelon dans son développement. Elle doit devenir un état de la périphérie, totalement privé d’indépendance.
On ne saurait même pas envisager une souveraineté nationale de fait. Toutes les décisions importantes doivent être adoptées hors des frontières du pays.
Dans la tête de nos grands patrons en Russie, il y a cette idée que l’on peut satisfaire l’Occident en faisant des gestes d’apaisement. Par exemple, on peut tolérer la privatisation et la vente à des entreprises des Etats-Unis et de l’Union européenne de nos actifs les plus précieux, on peut écarter de la tête de l’état des personnes qui ne conviennent pas aux « partenaires », et même les remettre aux tribunaux européens. Ceux qui soutiennent ce raisonnement ne comprennent pas que lorsque les choses en Ukraine ont mal tourné, l’eurocratie a conclu que la Russie gênait et qu’elle gênerait dans l’espace post-soviétique de par son existence même, étant donné les dimensions de son marché et les possibilités qui en découlent. En même temps, l’UE reconnaît bien que si elle n’emporte pas cette épreuve de force avec la Russie, alors elle cessera d’exister sous sa forme actuelle.
L’Europe deviendra une autre Europe. Elle cessera d’être une prison des peuples, ce à quoi elle ressemble de plus en plus. Les peuples pourront y exprimer démocratiquement leur volonté, et celle-ci sera exécutée. L’hégémonie allemande en Europe cessera d’exister. Les économies s’uniront sur d’autres bases, plutôt que contre Moscou. Ce sera le triomphe de la variante eurasiatique de l’intégration, celle que craignent de voir nos dirigeants nationaux. Et ce sera la défaite de la politique impérialiste des Etats-Unis sur le Vieux continent. Mais si les Etats-Unis peuvent, en raison des problèmes intérieurs et des limites de leur influence sur l’UE, échapper au jeu, en réglant accessoirement leurs problèmes économiques grâce aux ressources intérieures, les élites de l’UE, elles, ne peuvent pas se le permettre. Elles ont d’ailleurs neutralisé toute forme de résistance au niveau des pays membres, qui ne pourrait reprendre qu’à une condition : que renaisse une alternative claire à la « Maison commune » européenne et néolibérale.
L’eurocratie ne s’attend pas à rencontrer une résistance de la part de la Russie d’aujourd’hui. Elle voit bien que la classe dirigeante russe souhaite l’apaisement, la levée des sanctions et sa réadmission au club des grandes puissances. Pourtant, les dirigeants européens sous-estiment la force d’une éventuelle résistance de la société russe, tablant sur la connivence des élites et sur la loyauté d’une partie de la classe moyenne de la capitale aux idées du libéralisme. L’eurocratie est convaincue qu’elle va l’emporter sur ce grand patronat russe et ses obscurs « stratagèmes » juste à cause de ses flottements et de son attachement aux principes néolibéraux.
La politique néolibérale du gouvernement russe joue contre lui et rend impossible l’intégration eurasiatique, la constitution et le développement d’un bloc de pays fort.
Tôt ou tard elle finira par éveiller l’indignation active des citoyens, et l’opposition libérale russe pense bien s’en servir. Le regain du sentiment de fierté nationale en Russie suscite bien la préoccupation des dirigeants de l’UE, mais on estime que le déferlement d’une deuxième vague de crise « dégrisera » les citoyens de la Russie. Car il suffit de se demander ce qui se passerait, s’ils voyaient que le conflit avec l’Occident n’est pas seulement une affaire entre élites et qu’il touche directement leurs intérêts ? Que se passera-t-il, si les gens se rendent compte que dans ce conflit, les néolibéraux bien de chez eux ne sont en rien meilleurs que les néolibéraux d’Occident, et s’ils comprennent que le combat contre les uns suppose le combat contre les autres et fait partie de la lutte pour la libération des peuples d’Europe ?
On peut donc dire que l’Europe dans sa version politique actuelle est un ennemi pour la Russie. Non pas ses pays membres, ses peuples, ses masses de travailleurs, mais les milieux néolibéraux de la finance et les fonctionnaires de l’Union européenne. Cet ennemi, c’est l’Union européenne elle-même. Et ses patrons ont de solides alliés en Russie. Sans leur défaite, sans refus du néolibéralisme, le pays ne peut pas relancer le développement et unir les états post-soviétiques pour le progrès commun. Et celui-ci ne peut être fondé que sur la démocratie, la renaissance de l’état social et la primauté de l’intérêt général sur les intérêts privés dans l’économie.
Vassili Koltachov
Économiste, dirige Centre de recherches économiques de l’Institut de la mondialisation et des mouvements sociaux .
Traduction : Paula Raonefa
»» http://rabkor.ru/columns/editorial-columns/2016/05/31/europe-our-enemy/
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