Le monde occidental est parti en
guerre contre la Russie, l’accusant de tous les péchés capitaux et de
mauvaises intentions. Qu’en pensez-vous?
Emmanuel Todd: Avant
les événements ukrainiens déjà, j’avais attiré l’attention sur cette
tendance antirusse, manifestement planifiée, dans les médias
occidentaux. Les premières attaques régulières contre Moscou ont porté
sur le « rejet » des minorités sexuelles. Ensuite, de nombreux articles
ont avancé que la politique de Poutine était « impossible à comprendre »
et qu’il était « imprévisible ». Pour être franc, cela m’a beaucoup
amusé. Car à mon avis, la ligne politique du gouvernement russe est au
contraire très rationnelle et réfléchie. Les Russes sont fiers d’être
Russes et s’ils disposent des moyens nécessaires, ils font tout pour
éviter la cabale. Ainsi, le soutien affiché à la population russophone
dans le sud-est de l’Ukraine s’inscrit parfaitement dans cette logique.
En ce qui concerne les préoccupations
des Baltes ou des Polonais, persuadés que demain Moscou compte les
engloutir, elles sont complètement infondées. Cela n’a absolument aucun
sens. La Russie a déjà suffisamment de soucis pour aménager son vaste
territoire.
Cela fait longtemps que vous
vous intéressez à la Russie – essentiellement comme anthropologue et
sociologue. En 1976 déjà, à l’âge de 25 ans, vous avez écrit un livre
intitulé La Chute finale où vous évoquiez les causes susceptibles de
désintégrer l’URSS.
Ce livre, qui a fait beaucoup de bruit, n’a pas été pris au sérieux à
l’époque. Quelle est votre vision de la Russie contemporaine?
Emmanuel Todd: Si vous
vous penchez sur l’histoire de la Russie, vous comprenez que son rôle
dans les affaires mondiales – et en particulier européennes – a toujours
été positif. La Russie a subi une humiliation dans les années 1990,
juste après l’effondrement de l’URSS. L’attitude de l’Ouest fut alors
insupportable et injuste mais en dépit de cela, la transition a pu se
faire dans une certaine dignité. Aujourd’hui, ce pays a retrouvé sa
place dans les affaires mondiales et a atteint un équilibre interne. Il a
atteint une stabilité démographique et enregistre même une croissance
de sa population plus élevée que dans le reste de l’Europe. L’espérance
de vie augmente. A terme, le taux de mortalité infantile sera inférieur à
celui des États-Unis selon les statistiques. Le fait que la Russie
attire un flux d’immigrés en provenance des pays voisins montre qu’elle
revêt pour eux un intérêt économique.
À mon avis, la Russie joue un rôle
particulier dans les affaires internationales, dont elle a hérité de la
Guerre froide, qui est d’assurer l’équilibre mondial. Grâce à son
arsenal nucléaire, la Russie est aujourd’hui le seul pays capable de
contenir les Américains.
Sans elle, le monde aurait connu un sort catastrophique. Tous les
libéraux occidentaux devraient l’applaudir: contrairement aux
démocraties européennes, elle a accordé l’asile à Edward Snowden. Quel symbole explicite: la Russie, bastion des libertés dont les pays européens se veulent les porte-drapeaux.
En 2002 sortait votre livre
Après l’Empire, où vous évoquez les causes de l’affaiblissement, lent
mais sûr, des USA. Qu’en est-il aujourd’hui?
Emmanuel Todd: En
effet, j’ai écrit à l’époque que l’agressivité de l’Amérique n’était
absolument pas une manifestation de sa puissance. Au contraire, elle
cachait la faiblesse et la perte de son statut dans le monde. Ce qui
s’est passé depuis a confirmé mes conclusions de l’époque. Et cela reste
exact aujourd’hui également. Ne croyez pas que j’ai été motivé par un
anti-américanisme quelconque. Pas du tout. Néanmoins, je constate que
l' »empire » américain est en phase de déclin. Et cela peut être vu
particulièrement dans la manière dont les États-Unis, à chaque fois
qu’ils perdent l’un de leurs alliés, prétendent que rien de significatif
ne s’est produit. Prenez l’exemple de l’évolution des relations de
Washington avec l’Arabie saoudite. Les échecs permanents des Etats-Unis
au Moyen-Orient sont flagrants pour tout le monde, notamment à travers
les derniers conflits en Irak et en Syrie.
Et Riyad, qui était autrefois leur plus proche allié dans la région,
est en fait sorti du contrôle américain, même si bien sûr personne ne
l’admet. Même chose pour la Corée du Sud, qui s’éloigne des États-Unis
pour coopérer de plus en plus activement avec la Chine. Le seul
véritable allié loyal des Américains en Asie reste le Japon. Mais à
cause de sa confrontation avec Pékin, ce pays ne sait plus où se mettre.
Et l’Europe?
Emmanuel Todd: Le
processus est similaire en Europe. La principale évolution que le Vieux
continent ait connue ces dernières années est la montée en puissance de
l’Allemagne. Avant, je pensais que l’Europe allait continuer à se
développer, tirée par la locomotive d’intégration Berlin-Paris. Mais les choses se sont passées autrement. Tout d’abord, l’Union européenne
ne s’est pas transformée en union des nations « libres et égales »,
comme le rêvaient ses fondateurs. Elle a pris la forme d’une structure
hiérarchique sous l’égide de l’Allemagne, qui a largement dépassé sur le
plan économique tous les autres pays de l’UE.
Par nature, les Allemands ne peuvent pas percevoir le monde autrement
qu’à travers un prisme hiérarchique. Cette ascension de Berlin s’est
accélérée notamment après la crise financière de 2008. Aujourd’hui,
l’Europe est contrôlée par l’Allemagne. Les premiers signes d’une perte
de contrôle sur Berlin par les Américains sont apparus au début de la
guerre en Irak quand Paris, Moscou et Berlin, qui marchaient jusque-là dans le sillage des USA, s’y sont opposés. Ce fut une étape fondamentale.
Depuis, dans un domaine aussi crucial
que l’économie internationale, l’Allemagne mène sa propre ligne pour
défendre ses intérêts nationaux. Elle ne cède pas à la pression des
Américains, qui croient que tout le monde devrait jouer selon leurs
règles et insistent pour que les Allemands renoncent, par exemple, à
leur politique d’austérité budgétaire. Cette ligne est imposée sous la
pression de Berlin à l’ensemble de l’Union européenne, et les Etats-Unis
ne peuvent rien y faire. Dans ce domaine, les Allemands n’accordent pas
d’importance à l’avis des Américains. Nous pouvons aussi rappeler les
récents scandales impliquant les écoutes téléphoniques, quand les
Allemands – un cas sans précédent – ont expulsé le chef de la CIA à
Berlin. Mais l’économie reste le plus important. Les Américains
n’adoptent pas, dans ces circonstances, une attitude menaçante. Pas
parce qu’ils ne veulent pas, mais parce qu’ils ne peuvent pas. En
l’admettant tacitement, ils reconnaissent en quelque sorte que leur
pouvoir touche à sa fin. Cela ne saute probablement pas aux yeux, mais
c’est la réalité.
Néanmoins, certains pensent que les USA restent une puissance dirigeant les affaires mondiales, notamment européennes.
Emmanuel Todd: Il y a
l’ancien monde et le nouveau monde. L’ancien monde, c’est la vision
héritée de l’époque de la Guerre froide. Elle reste bien ancrée dans la
conscience des faucons américains, dans les pays baltes et en Pologne.
Il est clair que l’expansion de l’OTAN vers l’Est après la chute du mur
de Berlin est un exemple typique de l’inertie de la pensée dans l’esprit
de la Guerre froide, peu importe les termes employés. Dans l’ancien
monde, l’Allemagne jouait plutôt un rôle de modérateur, d’élément
rationnel préconisant une solution pacifique aux problèmes et favorable
au partenariat économique. Mais un nouveau monde est apparu et il n’est
plus contrôlé par les Américains.
L’Europe a aujourd’hui sa propre
dynamique. Elle n’a pas d’armée, mais elle est dirigée par l’Allemagne.
Et tout se complique, car cette dernière est forte, mais elle est
instable dans ses concepts géopolitiques. A travers l’histoire, le
pendule géopolitique allemand a oscillé entre une approche raisonnable
et des élans mégalomanes qui ont conduit, rappelons-le, à la Première Guerre mondiale. C’est la « dualité » de l’Allemagne. Par exemple, Bismarck cherchait la paix
universelle et l’harmonie avec la Russie, alors que Guillaume II, dans
l’esprit « l’Allemagne est au-dessus de tous », s’est brouillé avec tout
le monde, à commencer par la Russie. Je crains que nous retrouvions
aujourd’hui cette dualité. D’une part, l’ancien chancelier Schröder a
prôné l’expansion des relations avec Moscou et il a maintenant beaucoup
de partisans. D’autre part, on constate une position étonnamment ferme
de Merkel dans les affaires ukrainiennes. L’agressivité du monde
occidental envers la Russie ne s’explique donc pas uniquement par la
pression des Etats-Unis.
En effet, tout le monde s’attendait à une médiation active de Berlin dans la crise ukrainienne, mais ce n’a pas été le cas.
Emmanuel Todd: Il me
semble que l’Allemagne s’engage de plus en plus dans une politique de
force et d’expansion voilée. La réalité de l’Allemagne après la
réunification est qu’elle a miné les structures étatiques fragiles en
Europe. Rappelez-vous la défunte Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, et
aujourd’hui il semble que ce soit le tour de l’Ukraine. Pour la plupart
des Européens, l’Ukraine n’aucun intérêt particulier. Pas pour les
Allemands. Depuis l’époque de la réunification, l’Allemagne a mis la
main sur la quasi-totalité de l’ancien espace de domination soviétique
et l’utilise à ses propres fins économiques et industrielles. En c’est,
je pense, l’un des secrets de la réussite de l’économie allemande. Face à
un grave problème démographique et un taux de fécondité faible, elle a
besoin d’une main-d’œuvre qualifiée et bon marché. Donc, si vous restez
dans cette logique, obtenir par exemple les deux tiers des travailleurs
ukrainiens est une opération très bénéfique pour Berlin.
D’ailleurs, le 23 août, Angela Merkel a été la seule des chefs d’Etats de l’UE à se rendre en visite à Kiev à l’occasion de la célébration de l’indépendance de l’Ukraine.
Emmanuel Todd: D’après moi, c’était un événement marquant. Et je pense que Moscou l’a également remarqué.
Pourquoi, d’après vous, les États-Unis montrent-ils un tel zèle dans les affaires ukrainiennes?
Emmanuel Todd: Parce
que leur stratégie vise à affaiblir la Russie. En l’occurrence par la
crise ukrainienne. Mais n’oublions pas qui l’a provoquée. Après tout, le
point de départ était la proposition de l’UE de conclure un accord
d’association avec Kiev. Puis l’Union européenne a soutenu le Maïdan
conduisant au coup d’Etat, qui s’est déroulé avec le consentement
silencieux des capitales européennes. Quand les événements en Crimée se
sont produits, les Américains ne pouvaient pas rester à l’écart, au
risque de « perdre la face ». Les « faucons », partisans des idées de la
Guerre froide, sont alors passés au premier plan pour définir la
politique américaine vis-à-vis de la Russie. Je ne pense pas que les
Américains souhaitent l’exacerbation de ces conflits, mais nous devons
suivre de près jusqu’où pourrait aller leur désir de « sauver la face ».