L'attentat de mars dernier contre le musée du Bardo a révélé
d'importantes failles dans le dispositif sécuritaire tunisien. Dans un
entretien à Mondafrique, Fayçal Chérif, historien et spécialiste des
questions militaires et sécuritaires fait le point sur les différentes
stratégies envisagées.
Mondafrique. Après l’opération menée la semaine dernière par
l’armée dans le djebel Salloum (région de Kasserine) qui a été qualifiée
de « réussite » par le gouvernement tunisien — avec une dizaine de
présumés terroristes abattus et trois soldats tués —, peut-on parler
d’une amélioration de la situation sécuritaire en Tunisie ?
Fayçal Chérif. Le travail opérationnel effectué
conjointement par l’armée, la Garde nationale et la police a sans
conteste amélioré son rendement. Pas plus tard qu’hier soir (NDLR :
jeudi 30 avril 2015) a été démantelé une cellule d’une dizaine de
personnes à Foussana (dans les environs de Kasserine) dont un médecin et
un professeur.
C’est le type d’opération qui est caractéristiquement
menée par la police. En dehors des villes et des petits villages, là
c’est le travail de la Garde nationale. Il est important de bien
comprendre les attributions des trois corps que je viens de citer et
d’insister sur l’importance de leur coordination. À ce niveau,
l’amélioration est notable. L’illustration la plus récente en a été
l’élimination du chef de la katiba Okba Ibn Nafaa, l’Algérien Lokhmane
Abou Saker, il y a à peu près trois semaines. Cette opération a été
menée sur une période de quatre mois, avec un membre infiltré qui a
fourni une voiture à la katiba, voiture qui a été ensuite localisée par
GPS. Puis les forces de l’ordre ont déterminé l’endroit approprié, en
encerclant la zone montagneuse et les ont abattus.
C’est une opération qui a été techniquement très bien préparée et menée.
Il faut bien comprendre aussi que cette région, frontalière avec
l’Algérie, est en quelque sorte favorable à l’activité des terroristes.
On passe sans cesse de petites montagnes à des plaines puis à des oueds
qui communiquent les uns avec les autres. Il est donc très facile de
multiplier les caches d’armes, de provisions, de choisir des endroits
« pratiques » pour piéger les forces militaires, tendre des embuscades
et ensuite se retrancher dans les montagnes. C’est une configuration qui
facilite également la communication avec les cellules dormantes qui
vont ravitailler les éléments actifs en nourriture ou en armement.
Donc pour moi, l’évolution qualitative est significative, notamment concernant le renseignement qui s’est lui aussi amélioré.
Mondafrique. La récente nomination d’Ali Seriati à la tête
d’un conseil consultatif sur les questions de sécurité est-elle une
bonne chose d’après vous ?
F.C. Ce sont les syndicats des forces de sécurité et
de la police qui ont érigé ce conseil. Ce n’est donc pas officiel. Les
syndicats des forces de sécurité ont souhaité faire appel à ces anciens,
qualifiés de « sages » pour la circonstance, pour bénéficier de leurs
connaissances et de leur expertise dans le domaine. C’est une décision
qui a été violemment contestée, car beaucoup de Tunisiens se montrent
particulièrement méfiants envers ce qui est parfois désigné comme un
« retour de l’ancien régime », avec ces personnalités très connues ici
et qui ont clairement aidé et soutenu la dictature. Mais il est vrai que
tout le démantèlement du service de renseignement qui a été opéré en
2011 a énormément desservi le pays, car il a favorisé l’émergence du
terrorisme en Tunisie, donc cette option reste à voir.
Mondafrique. Aucun bilan n’a été tiré des différentes
politiques concernant la sécurité intérieure après le départ de la
Troïka emmenée par les islamistes d’Ennahdha en janvier 2014. Un tel
bilan aurait-il été utile ?
F.C. Absolument. Ce qui manque aujourd’hui, c’est de
tirer le bilan de ce qui a été fait, ou de ce qui n’a pas été fait,
depuis 2011 jusqu’à début 2015. Pour pouvoir ainsi déterminer
précisément comment le phénomène du terrorisme a émergé et,
éventuellement, d’identifier les complicités. Mais cela nous permettrait
aussi de nous faire découvrir la politique qui a été suivie, y compris
concernant les nominations dans les différents ministères, de savoir si
une véritable stratégie a été adoptée, etc. À ce sujet, il est à
craindre que la stratégie qui a été mise en place n’ait été que
sécuritaire, en occultant tout l’aspect culturel de la question de
l’émergence du terrorisme. Car d’après moi le terrorisme est à 80 %
culturel et à 20 % armé. Faire l’impasse sur l’aspect culturel s’est
presque se vouer à l’échec du traitement d’une telle question.
Heureusement, depuis la nomination de Mehdi Jomâa en janvier 2014 et
jusqu’à maintenant, on observe une prise de conscience de cet aspect, ne
serait-ce qu’avec la politique progressive de récupération des mosquées
qui sont aux mains de prêcheurs salafistes. Mais c’est insuffisant. Il
existe aussi une pléthore d’associations caritatives qui, sous couvert
de charité, font la promotion d’un discours extrémiste et blanchissent
de l’argent.
L’autre aspect est directement lié à la contrebande qui s’est
multipliée depuis 2011. Or on sait très bien maintenant que le
terrorisme a partie liée avec la contrebande qui est pour lui une source
non négligeable de financement. Aujourd’hui les barons de la
contrebande sont liés au terrorisme, il ne faut pas avoir peur de le
dire. Le rapt, également, est une activité source de financement pour
ces organisations. Même si la Tunisie a pour le moment été épargnée à ce
niveau-là, il faut faire particulièrement attention à la protection des
personnalités, notamment au niveau consulaire ou des représentants
politiques ou syndicaux. Cette volonté n’a pas été tellement présente
entre 2011 et 2014.
Il existait aussi un problème manifeste concernant la bonne
coordination des informations entre la police, l’armée et la Garde
nationale. Sans oublier la douane qui constitue à elle seule un énorme
aspect d’un problème qui perdure. Par exemple on a récemment arrêté des
responsables à Sfax qui ont été convaincus de corruption. C’est
réellement un énorme problème, car moyennant une certaine somme
d’argent, des camions, des voitures, des personnes peuvent franchir les
frontières sans être l’objet d’aucun contrôle. Il est donc impératif
d’épurer le corps de la douane des éléments qui acceptent de telles
pratiques, des pots-de-vin, car elles sapent et mettent en danger les
efforts qui peuvent être faits ailleurs.
Mondafrique. En janvier 2015, la police tunisienne a arrêté
Abdelkrim Labidi [1], le directeur de la police des frontières de l’aéroport
de Tunis-Carthage, nommé à son poste à l’époque de la Troïka à l’issue
d’une promotion fulgurante qui avait beaucoup surpris. Or depuis son
arrestation aucune information n’a transpiré sur son incarcération, ni
sur les éventuelles révélations qu’il aurait pu faire ou sur ses
supposées sympathies politiques ou idéologiques. Pour quelles raisons
selon vous ?
F.C. Oui, on touche là à un cas à la fois étonnant et
épineux. Surtout que des témoins ont déclaré avoir vu Boubaker El
Hakim, le franco-tunisien qui a revendiqué l’assassinat de Mohamed
Brahmi [1] et recherché dans ce cadre par le ministère de l’Intérieur, à
bord d’une voiture appartenant à Labidi le jour de l’assassinat de
Brahmi…
Un tel responsable, en raison de ses fonctions, occupe véritablement
un poste stratégique. Et là on parle de facilitation d’entrées et de
sorties du territoire d’individus et de matériel, de transport illégal,
etc. Ce qui est très grave, surtout que cela permet de brouiller les
pistes et d’assurer la protection d’éléments suspects. Mais d’après moi
ce « cas » est verrouillé par le ministère de l’Intérieur, c’est pour
cette raison que l’on n’a pas d’informations depuis son arrestation.
Mondafrique. La nouvelle loi antiterroriste, en gestation
depuis 2013 et qui est actuellement examinée en commissions avant de
passer devant les députés, fait l’objet de violentes critiques de la
part d’associations de défense des Droits de l’homme et de la société
civile tunisienne. Elles pointent principalement une définition du
terrorisme qui serait perfectible, l’allongement du délai de la garde à
vue, qui passe de six à quinze jours et qui pourrait être décidé sans
l’aval d’un juge et la peine de mort, qui pourrait être requise malgré
le moratoire observé par la Tunisie. Que pensez-vous de ces remarques ?
F.C. Oui et les mêmes critiques sont formulées à
propos du court projet de loi de protection des forces armées qui est
lui aussi à l’étude.
Tout d’abord et concernant la peine de mort, elle n’a d’après moi
qu’un caractère « dissuasif ». Mais je pense en effet qu’il faut être
très sévère pour ce type de crime. Et, pour moi, il en va de même à
propos de l’allongement du délai de la garde à vue. Il faut bien
comprendre que le terrorisme n’est pas un crime « ordinaire ». Certains
pays d’Europe et les États-Unis ont même adopté des « lois
d’exception », qui suscitent certes le débat, mais qui correspondent à
la nature exceptionnelle du crime terroriste qui vise à abattre
l’autorité de l’État et de ses institutions qui sont, elles, les
garantes du bien commun et du vivre ensemble.
Quand un pays est en état de guerre, il applique la loi martiale...
La Tunisie n’en est pas là, mais ces mesures me semblent justifiées en
regard du crime considéré. Il faut, bien sûr, être à l’écoute des
observations, voire des critiques, émises par les différentes
associations, mais pas seulement. Il faut être également attentif aux
revendications légitimes des syndicats des forces de sécurité, qui
effectuent un travail risqué dans des conditions souvent très difficiles
et en tout cas nettement perfectibles.
Mais, toujours selon moi, l’idéal est que le travail effectué en
amont — et je pense au renseignement – soit suffisamment de qualité pour
prévenir les passages à l’acte.
Il faut aussi veiller particulièrement à la prévention de la
cybercriminalité. On sait très bien que les apprentis djihadistes sont
en majorité jeunes et qu’ils sont très au point dans le maniement des
nouvelles technologies. Il faut donc former des techniciens sûrs et
performants dans ce domaine.
Autrement dit, des chantiers considérables attendent la Tunisie, dans
des domaines très variés. Est-ce que la Tunisie atteindra un jour la
perfection ? Je ne le pense pas. Mais quel pays l’a atteinte ?
[1] Abdelkrim Lâabidi: planificateur des assassinats nahdhaouis de Belaïd et de Brahmi
Ainsi, par exemple, le directeur de la police technique du district de Sfax vient d’être arrêté ce 3 mai 2015. Il serait impliqué dans des malversations (falsification de cartes d’identité nationale) liées à un réseau chargé d’envoyer des jeunes en Syrie. Cette arrestation serait liée à une autre arrestation, celle d’un agent de la Garde nationale retraité, impliqué dans le même trafic de cartes d'identité falsifiées.Tout le monde sait que la police et l'armée ont été copieusement infiltrées par les islamistes au pouvoir les trois années précédentes : aucun nettoyage sérieux n'a été effectué. Des dizaines de milliers de "fonctionnaires" ont été recrutés par les islamistes et touchent des salaires confortables tout en étant absents la plupart du temps. Présents aux bureaux, ils s'avèrent nocifs et destructeurs.
[2] Le documentaire "Tunisie, la transition inachevée" diffusé mercredi 29
avril sur LCP et réalisé par Nicolas Beau, rédacteur en chef de
Mondafrique, offre un voyage au cœur de ce pays qui donné l'étincelle à
la vague des "printemps arabes".
Partout, les décharges publiques et sauvages montrent un pays à l'abandon. Un désastre
écologique se prépare, jusque dans l’île de Djerba, joyau du tourisme
tunisien. Le pays est frappé par une économie de contrebande qu’un État
absent ne contrôle plus. Le défi du nouvel homme fort, Beji Caîd Essebsi, est de
remettre sur pied la machine économique, tout en faisant face aux
risques sécuritaires grandissants.
L'islamo banditisme
Plombée par une économie au ralenti, des salaires de misère et un
taux de chômage proche 25% contre 16% pour l’ensemble du pays, Sidi
Bouzid vit aujourd’hui adossée au commerce parallèle. Un multitude de
points de passage des islamo-trafiquants avec l’Algérie et la Libye : électroménager, véhicules, essence, drogues, armes,.... Les trafics d'êtres humains sont courants et se pratiquent ici et là. Une mort quasi certaine attend ces jeunes : qu'ils soient destinés à être "djihadistes" en Syrie, ou migrants (boats peoples) à destination de l'Europe. Un business lucratif dont les principaux profiteurs sont les réseaux islamistes . Les chefs de la police et de la
garde nationale locale sont soupçonnés d’en être les complices.
Ainsi, par exemple, le directeur de la police technique du district de Sfax vient d’être arrêté ce 3 mai 2015. Il serait impliqué dans des malversations (falsification de cartes d’identité nationale) liées à un réseau chargé d’envoyer des jeunes en Syrie. Cette arrestation serait liée à une autre arrestation, celle d’un agent de la Garde nationale retraité, impliqué dans le même trafic de cartes d'identité falsifiées.Tout le monde sait que la police et l'armée ont été copieusement infiltrées par les islamistes au pouvoir les trois années précédentes : aucun nettoyage sérieux n'a été effectué. Des dizaines de milliers de "fonctionnaires" ont été recrutés par les islamistes et touchent des salaires confortables tout en étant absents la plupart du temps. Présents aux bureaux, ils s'avèrent nocifs et destructeurs.