Dans un contexte que nous
qualifierions d’“eurasien-élargi” ; c’est-à-dire, un contexte marqué par
la proximité nouvelle de la Chine avec la Russie, des relations de l’Eurasie
avec l’Iran qui est sur le point de changer de statut avec la fin possible des
sanctions, tout cela impliquant les divers pays rassemblés pêle-mêle dans
diverses organisations, essentiellement les organisations telles que la SCO
(Organisation de Coopération de Shanghai, ou OCS en français), la CSTO
(l’Organisation du Traité de Sécurité Collective) rassemblant au départ les
anciennes républiques de l’URSS, voire les BRICS.
L’intérêt inquiet de la
Chine pour la situation syrienne, avec la crainte
qu’une chute d’Assad conduisant à une prise du pouvoir par des takfiristes terroristes et
une certaine “stabilisation” de la crise syrienne, “libérant” des combattants de
cette nébuleuse pour des expéditions vers le Maghreb et l’Eurasie et notamment vers la
province chinoise musulmane du Xinjiang. (La même logique, aussi bien
d’inquiétude et de tension concerne la Russie vis-à-vis de la Tchétchénie,
voire l’Inde vis-à-vis du Cachemire, – nous sommes bien dans le contexte de
l’Eurasie.)
Pour la Chine, la Turquie est la
principale instigatrice, avec l’Arabie Saoudite comme support financier, de l’assaut djihadiste contre
Assad, constatant ainsi un “antagonisme objectif” entre les Chinois et les
Turcs. Cet antagonisme a des racines profondes, qui concernent la
population des Ouïghours, musulmane sunnite et turcophone,
habitant le Xinjiang (que les Turcs nomment Turkestan Oriental) et ayant des revendications à cet égard, au travers de
l’organisation TIP (Turkistan Islamic Party) , avec des perspectives inquiètent fortement le pouvoir central chinois. Il y a donc un vieux
contentieux entre Erdogan lui-même et les Chinois, concernant d’une part les
ambitions nécessairement mégalomanes du premier et les inquiétudes évidemment
obsessionnelles des seconds, tout cela par rapport au Xinjiang et aux
Ouïghours…
En 1995, quand M. Erdogan était
maire d’Istanboul, il a donné à une partie du parc Sultan Ahmet (Mosquée Bleue)
le nom d’Isa Yusuf Alptekin, le leader du mouvement d’indépendance du Turkestan
oriental et l’ennemi juré de la Chine des années 1990. Après la mort
d’Alptekin, Erdogan a érigé un monument commémoratif dans le parc en souvenir
des Sehitlerinin (ou martyrs) du Turkestan oriental, qui avaient perdu la vie
dans la «lutte pour l’indépendance. En 2009, les relations bilatérales sont
tombées au plus bas lorsque [Erdogan] a qualifié la répression chinoise au
Xinjiang de «génocide» et que, en 2014, le porte-parole de l’AKP, le Daily
Sabah, s’est mis à servir une rhétorique anti-chinoise du même acabit.
De plus, un article de juillet 2014
a contesté la légitimité des revendications de la Chine sur le Xinjiang et a
fait dire au vice-président du Congrès mondial ouïghour : La question du
Turkestan oriental est sous la responsabilité de la Turquie. Ankara a, en
outre, contesté l’autorité de Pékin sur les Ouïghours chinois, en accueillant,
en novembre, les réfugiés clandestins ouïghours capturés en Thaïlande, ce qui a
provoqué la réaction indignée de la Chine qui a immédiatement demandé à la
Turquie de cesser d’interférer dans les affaires intérieures de la Chine et de
soutenir l’immigration clandestine … [qui] nuit à la sécurité des pays et des
régions concernées.
La Turquie est donc, aux yeux des
Chinois, “le Pakistan d’un Afghanistan que serait la Syrie”, organisant un flux
constant de nouveaux combattants djihadistes avec la fourniture de toute la
logistique nécessaire et la profusion de faux passeports turcs, certains de ces
combattants venus du Xinjiang en tant que fidèles Ouïghours, pour alimenter l’“Armée
de la Conquête” anti-Assad dont les Turcs sont, avec les Saoudiens, les
principaux pourvoyeurs et qui rassemble un patchwork de diverses organisations
djihadistes. Cette “Armée de la Conquête”, qui est l’objet d’une grande
hostilité de la part de Daesh/ISIS parce qu’elle est formée d’entités
nationales qui s’affirment comme telles, contre l’organisation islamiste transnationale
(Oumma) qui caractérise Daesh, et qui a le potentiel de devenir elle-même un
autre “État Islamique”.
Le 25 avril 2015, une coalition de
forces rebelles menée par la filiale d’Al-Qaïda, Jabhat al-Nosra (JN), le Parti
du Turkistan islamique dirigé par les Ouïghours chinois (PTI), le groupe ouzbek
Imam Bukhari Jamaat (IBJ), et le groupe Katibat Tawhid wal Jihad, a écrasé
l’armée syrienne à Jisr al-Shoughour au nord-ouest du gouvernorat syrien d’Idlib.
Selon un article récent du Terrorism Monitor, du fait que la coalition rebelle
soutenue par la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite bénéficie d’une ligne
d’alimentation directe qui va de la province turque de Hatay jusqu’à Idlib,
pourrait permettre aux «rebelles d’avoir assez de ressources pour établir un
État de facto au nord-ouest de la Syrie qui serait dirigé par Jabhat al-Nosra
et soutenu par plusieurs milices d’Asie centrale».
Ceci corrobore les conclusions du rapport de 2012 de la DIA, publié récemment, selon lesquelles les États arabes du Golfe et la Turquie voulaient créer un mini-État salafiste en Syrie pour faire pression sur le régime d’Assad.»
Ceci corrobore les conclusions du rapport de 2012 de la DIA, publié récemment, selon lesquelles les États arabes du Golfe et la Turquie voulaient créer un mini-État salafiste en Syrie pour faire pression sur le régime d’Assad.»
L’état de facto, qu’ISIS condamne
parce qu’il autorise la présence de symboles jahliyya (pré-islamiques) aux
côtés de symboles islamiques – comme le drapeau nationaliste bleu du «Turkestan
oriental» et le drapeau de l’Armée syrienne libre – poserait désormais une
menace à la sécurité de la Chine et des pays d’Asie centrale qui craignent de
servir de base arrière aux groupes militants pour lancer des attaques sur leurs
fronts. De fait, les groupes rebelles chinois ETIM et PTI ont autrefois utilisé
l’AfPak (l’Afghanistan/Pakistan)* comme rampe de lancement pour des attaques
terroristes contre la Chine, et maintenant la Syrie/Turquie est considérée par
Pékin comme leur nouveau AfPak.
Depuis 2012, les Chinois sont
intervenus à plusieurs reprises auprès des Turcs et d’Erdogan directement pour
faire cesser ces pratiques qui établissent un lien fâcheux (pour les Chinois)
entre le conflit syrien et les grandes régions d’Eurasie, mais tout cela sans beaucoup
de succès. Il est difficile de faire changer d’avis Erdogan car il se charge
lui-même de cette besogne, et dans tous les sens.
L’on est évidemment conduit à penser
qu’il ne ferait guère de doute que cette situation sera un des grands sujets
d’entretien des réunions de juillet en Russie, où l’Inde et le Pakistan, et
sans doute l’Iran, devraient être admis comme nouveaux membres de la SCO. Nous serions devant l’image de la SCO se constituant en “Otan de
l’Est”, concept jusqu’alors écarté en général, et surtout, et avec la plus
grande vigueur, par les Chinois … Mais la situation évolue très vite et la SCO
devient un formidable rassemblement de producteurs d’énergie, une structure
naturelle pour soutenir le grandiose projet de “Nouvelle Route de la Soie” de
la Chine et, surtout, un instrument militaire promis à une coopération, sinon
une intégration militaire (du point de vue technique) grandissante si les
perspectives d’affrontement dues à l’immense désordre moyen-oriental menacent
de déborder ce cadre.
La nouvelle ontologie belliciste instaurée par ISIS/Daesh passant du terrorisme à la constitution en État islamique, imitée éventuellement par le projet concurrent de Daesh des autres organisations djihadistes de l’“Armée de la Conquête”, transforme à mesure les ripostes militaires. La SCO, qui prévoit une collaboration active dans la lutte contre le terrorisme, devrait voir cette collaboration anti-terroriste envisager une évolution vers une collaboration militaire du type Otan, à mesure de l’affirmation de la transformation des terrorismes en structures à prétention étatique…
La nouvelle ontologie belliciste instaurée par ISIS/Daesh passant du terrorisme à la constitution en État islamique, imitée éventuellement par le projet concurrent de Daesh des autres organisations djihadistes de l’“Armée de la Conquête”, transforme à mesure les ripostes militaires. La SCO, qui prévoit une collaboration active dans la lutte contre le terrorisme, devrait voir cette collaboration anti-terroriste envisager une évolution vers une collaboration militaire du type Otan, à mesure de l’affirmation de la transformation des terrorismes en structures à prétention étatique…
Avec les nouveaux dirigeants
nationalistes que sont Poutine, Xi et Modi à la barre, Moscou, Pékin et Delhi
mettent de côté leurs rivalités stratégiques en Eurasie. Et, en mai, ils ont
annoncé qu’ils mèneraient leur premier exercice anti-terroriste conjoint plus
tard dans l’année – unis par la menace commune de déstabilisation de leur
patrie par ISIS et l’islam radical. Durant le même mois, la Chine et la Russie
ont également conduit, au large de la côte syrienne, l’exercice naval «Mer
commune 2015», immédiatement suivi en juin par «Pont de l’Amitié 2015», un
autre exercice naval de l’Égypte et de la Russie, près du port égyptien
d’Alexandrie où la Russie souhaiterait établir une nouvelle base navale.
L’Égypte et la Syrie viennent
également d’exprimer leur volonté d’adhérer à l’OCS pour lutter avec les autres
États membres contre les islamistes politiques et les salafistes djihadistes de
Frères musulmans, des affiliés d’al-Qaïda, d’ISIS, d’ETIM et de PTI qui
menacent de déstabiliser leurs pays. En janvier, on avait discuté de la
question d’accepter la Syrie au sein de l’OCS pour contrer l’Otan et le plan
occidental de remplacer Assad par les salafistes, et pour empêcher l’avènement
d’un Damas islamiste qui exporterait l’extrémisme et radicaliserait ces états
d’Eurasie qui ont une importante population musulmane sunnite.
Si l’OCS et l’OTSC fusionnaient pour
former une alliance militaire eurasienne de lutte contre le terrorisme,
pourraient-elles éventuellement mettre des bottes sur le terrain en Syrie et en
Irak ? En 2012, le bruit a couru que la Chine, la Russie, l’Iran et la
Syrie envisageaient de conduire un immense exercice militaire impliquant
90.000 soldats. Si l’Iran et la Syrie rejoignaient toutes deux l’OCS, cet
exercice pourrait avoir lieu et s’appeler la nouvelle Mission de paix 2016 de
l’OCS.
La Chine s’est battue contre la
Turquie dans la guerre de Corée de 1950 à 1953, quand la ligne rouge de Pékin a
été franchie. On peut se demander si la Turquie, en utilisant la Syrie pour
recruter les Ouïghours et stimuler le séparatisme Xinjiang, ne cherche pas à
provoquer à nouveau le dragon chinois. En outre, si l’Iran se joint à une alliance
militaire collective, cela aurait aussi sans doute pour effet d’exclure une
éventuelle opération militaire des États-Unis et d’Israël contre son programme
nucléaire.
Les États-Unis et l’Otan feraient
peut-être bien de conseiller à leurs alliés arabes du Golfe et de Turquie de se
retirer de cette armée djihadiste de conquête et de se concentrer sur la lutte
contre ISIS/Daesh, plutôt que de saboter la coalition anti-ISIS sous commandement
étasunien et d’inciter, par leurs provocations, des États nucléaires
eurasiatiques à passer d’une opération de contre-terrorisme à une grande guerre
entre superpuissances.
Note
* Af-Pak est le nouvel acronyme
inventé par le gouvernement américain pour désigner l’Afghanistan+Pakistan, comme Syrak = Syrie + Irak.
Traduction des parties en
anglais : Dominique Muselet