« Et si on psychanalysait
Tunis ? » C’est le projet loufoque et poétique imaginé par l’Agence
française de psychanalyse urbaine (ANPU) avec le Théâtre national de
Tunis (TNT). Du 9 au 19 Juin, Laurent Petit, directeur de l’ANPU, a
orchestré une grande enquête de terrain avec son équipe de chercheurs et
les élèves comédiens de l’école du TNT. Vêtus de blouse blanche,
équipés de transats, ils sillonnent la capitale et collectent la parole
des Tunisois lors d’improbables « opérations divan ». Parallèlement, des
experts-urbanistes, politologues et psychologues prennent la
température de la ville au cours de débats passionnants. Le diagnostic
final a été présenté sur la place Halfaouine, le 19 juin.
L'opération a couvert trois quartiers : Place Halfaouine, Berges du
Lac et La Goulette, trois quartiers largement distincts de part leurs
aspects
urbain, social et architectural.
Comment faites-vous pour psychanalyser une ville ?
Laurent Petit : C’est
très simple. Nous installons nos transats en pleine rue et les Tunisois
viennent à notre rencontre, intrigués. Ce sont les apprentis comédiens
du TNT qui mènent l’enquête. Ils proposent aux passants de répondre à un
questionnaire décalé, propice aux associations d’idées. Chaque
comédien s’est créé un personnage fictif, sorte d’avatar, en vue de la
restitution publique. L’un d’eux s’est improvisé « vandalologue ». Il
étudie les villes sous le prisme du vandalisme. C’est un clin d’œil à
l’histoire de cette ville qui a été sous domination vandale pendant près
d’un siècle ! Une autre étudiante s’est transformée en « urban
profiler ». Elle détecte des archétypes comme « l’ado enragé », « le
vieux mélancolique », ou « la bimbo qui a peur de se faire agresser ».
Certains discutent des heures, d’autres cinq minutes. La séance est plus
ou moins prolifique. Quand on demande aux Tunisois « qui sont les
parents de Tunis ? » certains répondent « Didon et Enée », d’autres
« Bourguiba ». D’autres diront que ce sont leurs propres parents, car
ils sont totalement en fusion, ils font corps avec leur propre ville.
Essia Jaïbi : A Tunis,
les événements culturels ont toujours lieu aux mêmes endroits. Nous
explorons des quartiers de la capitale où l’art n’est pas forcément
présent. D’abord dans le quartier de la vieille ville, la place
Halfaouine, où la vie communautaire entre voisins est très dense.
Ensuite, le quartier d’affaires des Berges du lac, construit il y a
vingt ans. C’est un lieu qui manque d’âme, où les gens ne vont que pour
travailler. Puis, nous irons à la Goulette qui se situe en bord de mer,
et qui a longtemps été le quartier des Italiens, des Français et des
juifs.
Une "opération divan" à la Goulette |
Pourquoi souhaitiez-vous psychanalyser la ville « mère » du printemps arabe?
Essia Jaïbi : La
révolution a impulsé un changement si rapide et si soudain que
l’identité de Tunis en a été bouleversée. La capitale a changé, les
frontières se sont brouillées entre l’espace privé et public.
Aujourd’hui, on se sent un peu perdu dans les rues de Tunis. Chacun
cherche sa place. Quand nous interrogeons les Tunisois sur leur ville,
ils nous parlent de la Tunisie ou de leur quartier, mais pas de Tunis
elle-même. Ils ont du mal à concevoir leur capitale, à l’imaginer, à la
délimiter. Lors des entretiens, certains se sont mis à pleurer,
déplorant que Tunis soit en si mauvais état. D’autres sont gagnés par la
nostalgie, rattrapés par l’histoire de leurs familles, de leurs
quartiers. La rue tunisoise, qui a été le berceau de la révolution,
rassure et angoisse à la fois, notamment par la présence de la foule.
Car la liberté de former un groupe dans la rue était autrefois
interdite. Pendant la révolution, les gens se sont appropriés l’espace
de la rue. Ils ont peint sur les murs pour marquer le passage de
l’Histoire. Des spectacles de rue, des concerts, se sont improvisés.
Mais ce bouleversement appelle une réflexion plus profonde. Comment le
Tunisois rêve-t-il l’espace public aujourd’hui ? Que pense-t-il de la
rue ? Pourquoi lui fait-elle peur ? C’est tout cela que nous
interrogeons.
Quel diagnostic tirez-vous de cette « psychanalyse urbaine » ? Tunis est-elle particulièrement névrosée ?
Laurent Petit : Je
trouve Tunis plutôt en bonne santé ! Je viens de rentrer d’Alger et le
contraste est saisissant ! Là-bas, les rues sont désertes. Les
habitants, cloitrés chez eux, regardent la télévision. Ils souffrent
encore des blessures de la guerre civile. A Tunis, les gens sont
enjoués, bourrés d’humour, fiers de leur révolution. Ils ont raison,
c’était courageux, même si certains reconnaissent que cela c’est fait un
peu « comme ça, à l’emporte-pièce ». D’autres sont plus amers,
regrettent que la révolution n’ait pas résorbé les inégalités sociales.
Dans l’ensemble, je ne les trouve pas vraiment névrosés. Ils sont plutôt
curieux et se livrent sans crainte. En France, il faut toujours tout
expliquer, démêler le vrai du faux. La France est un pays trop
rationnel !
Comment est née la "psychanalyse urbaine", science déjantée qui rappelle la "pataphysique" d'Alfred Jarry?
Laurent Petit : La
psychanalyse urbaine considère la ville comme une personne. Comme dans
toute analyse, il s’agit de l’écouter, de la faire parler, pour mieux
l’appréhender. C’est une science poétique qui met les villes sur le
divan grâce à la parole de ses habitants et d’experts scientifiques. Par
ces citadins qui la pratiquent, via leur métier, leur habitat, se
dessine peu à peu l’identité de la ville. Mais aussi son passé et ses
traumatismes. Sur le terrain, on finit par détecter les névroses
urbaines et on envisage alors des traitements adaptés ! Cette science
est née il y a huit ans, quand un collectif d’architectes, Exyst, m’a
proposé de présenter ses recherches. Ingénieur tout juste reconverti
dans le spectacle vivant, je me suis improvisé docteur en psychanalyse
urbaine, vêtu d’une simple blouse blanche. L’auditoire passionné me
demandait si j’avais publié des ouvrages, ne distinguant a priori pas le
vrai du faux. C’est alors que j’ai décidé de monter ma propre agence,
l’ANPU, entouré d’un architecte, Charles Altorffer, et d’un
géopoliticien, Camille Faucherre, avec comme objectif de psychanalyser
le monde entier ! Aujourd’hui, nous avons déjà psychanalysé une
soixantaine de villes, surtout en France, mais aussi Beyrouth, Alger,
Genève ou Londres. Mais attention, c’est toujours à la ville de nous
contacter ! Cela fait partie du traitement !
Bilan : Tunis, ville schizophrène et psychotique
Le bilan de l’Opération « Tunis sur le Divan », est accablant. Troubles psychiques avec psychose et schizophrénie, c’est là le diagnostic d’une ville malade.
Assia Jaibi précise que ces troubles impactent directement la vie quotidienne du Tunisien.
Salma Ballegha, participante à l'opération, estime que «la psychose
urbaine dont souffre la ville de Tunis est, en premier lieu, liée à
l’isolement» qui se manifeste dans ce qu’elle appelle le refus de
«partage» entre «le moi» et «l’autre différent». «Cet isolement urbain
et ce renfermement sur soi conduit la ville à perdre sa diversité et sa
richesse participative ».
A une question «Si Tunis était un animal, qui serait-il?», la plupart
des interviewés a répondu «chat » et «chauve souris». De l’avis des
organisateurs, les réponses les plus extravagantes et paradoxales ont
été données à la question, «Que souhaites-tu offrir à Tunis?», la grande
majorité a répondu «bombe atomique» et «kalachnikov» d’un côté, et
«Fleur de Jasmin» et «Parfums» de l’autre.
Hannibal GENSERIC
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