Le chaos qui règne en Libye fait de ce pays
l’Afghanistan du Maghreb, un pays sans institutions dans lequel s’affrontent
plusieurs fractions politiques et milices armées, mais unies contre la
nébuleuse terroriste de Daech. Dans ce chaos, « les membres les plus
influents de l’Otan ne veulent pas de vainqueur et de vaincu », analyse
le politologue, Riadh Sidaoui. Entretien.
La communauté internationale craint une
« afghanisation » ou une « sommalisation » de la Libye.
Daech après avoir pris Syrte et Derna s’étend vers l’ouest et vers le sud.
Exécutions sommaires, décapitations, viols, incinérations… Le pays va-t-il
devenir le nouvel Afghanistan ?
Le terrorisme prospère dans l’absence d’un Etat et des
services de renseignements. L’Etat est tout d’abord une armée forte et
homogène. Or, l’armée libyenne tout comme les services de sécurité et de
renseignements de ce pays ont été détruits par l’Otan en 2011. Sans ces
institutions fortes, la situation de la Libye est effectivement similaire
à celle de l’Afghanistan, de la Somalie ou du Mali. Il n’existe plus d’Etat en
Libye, mais plutôt des Etats-villes : Nous avons la ville de Syrte qui est
sous les commandes de Daech, la ville de Derna qui est partagée entre Daech et
Al Qaida, la région de Tobrouk et ses environs qui dépendent du gouvernement de
Tobrouk, Tripoli qui est sous les mains du gouvernement islamiste soutenu par
les milices de Fadjr Libya, Benghazi disputée entre plusieurs milices
dont Ansar Echaria. Les régions de Misrata et Zentan qui ne dépendent ni du
gouvernement de Tripoli ni de celui de Tobrouk, en plus des tribus autonomes de
la région de Fezzan dans le sud. Dans cette anarchie, le cancer du terrorisme
de Daech va se propager dans toute la région. La Libye est devenue un camp
d’entrainement des terroristes venus du monde entier, qui vont après commettre
des actes terroristes dans d’autres pays. Les auteurs des attentats du Musée du
Bardo et Al Kantaoui en Tunisie en sont les meilleurs exemples.
Le quotidien des libyens est intenable, et les 6
puissances occidentales, à leur tête les Etats Unis, ont émis un communiqué
le 16 aout dernier affirmant qu’ils ne répondraient pas l’appel d’aide
formulé par le gouvernement de Tobrouk reconnu par la communauté
internationale. Pourquoi les Etats Unis se précipitent-ils pour répondre aux
appels de l’opposition syrienne en leur portant une assistance financière,
militaire et logistique, conduisent une coalition internationale contre Daech
en Iraq et en Syrie et reste de marbre devant les boucheries quotidiennes
commises par cette même organisation en Libye ?
Je voudrais tout d’abord faire un petit rappel
historique. La résolution 1973 du 26 février 2011 de l’Onu
autorisant le recours à la force contre le régime de Kadhafi, prévoyait
dans ses premiers articles la protection des civils. Or, ce qui s’est passé
réellement, ce n’était pas une destruction du régime de Khadafi, mais de toutes
les institutions de l’Etat, en livrant les civils à leur sort. L’axe
Paris-Berlin-Londres-Washington, n’éprouve aucune volonté de lutter contre
Daech ou de sauver les civils en Libye. Les Etats Unis avaient carbonisé des
milliers de soldats de l’armée irakienne de Basora jusqu’aux frontières du Koweït
en quelques semaines en 2003. Avec cette même facilité et rapidité furent
carbonisés en 2011 les militaires libyens de Tripoli à Benghazi. Cette même
force peut mettre fin à Daech en quelques jours, mais elles refusent de frapper
cette organisation en Libye, et elle refuse d’aider l’armée libyenne. Le chaos
libyen n’inquiète pas les puissances occidentales, mais ceux sont les pays
voisins qui en pâtissent. Le pétrole continue à couler, les puissances locales
belligérantes font le bonheur des sociétés d’armement par leurs achats massifs,
et le trafic des armes est onéreux. Tout se fait détruire dans ce conflit, donc
tout est à acheter et à reconstruire : On se rappelle de la bataille de
l’aéroport de Tripoli en juillet 2014, quand 20 appareils furent détruits. Les
premiers gagnants de cette bataille étaient les entreprises d’aviation Boing et
Airbus, et les exemples en sont multiples. Les membres les plus influents de
l’Otan ne veulent pas de vainqueur et de vaincu en Libye. Ils ont toujours un
modèle à l’irakienne, c’est-à-dire, détruire un Etat, organiser des élections
puis chercher à établir un gouvernement d’union nationale. Cependant une
démocratie n’est pas uniquement les élections mais plutôt une culture de
démocratie plus un compromis. Ce qui est urgent dans le cas de la Libye, c’est
de soutenir une armée homogène qui ramasserait toutes les armes qui circulent,
puis passer à la création des partis politiques puis aux élections, et faire un
gouvernement de compromis national, et non pas des élections dans le
chaos. Il me semble que les puissances occidentales vont vers la proposition
émises par certains français et américains en 2011, c’est-à-dire, le découpage
de la Libye en trois pays, la Cyrénaïque, la Tripolitaine et Fezzan. Or
aujourd’hui, on se retrouve avec 7 pays à l’intérieur de la Libye.
La Ligue arabe qui s’est réunie mardi 18 août au
Caire, a insisté sur l’urgence d’aider le gouvernement de Tobrouk, et a formulé
une demande d’aide à la communauté internationale. Une réunion est prévue le 27
août au Caire pour discuter des modalités de cette appui arabe à la Libye
contre Daech. Sachant que l’Egypte, les Emirats Arabes Unies et l’Arabie
Saoudite appuient le gouvernement de Tobrouk et l’armée du Général Haftar, et
le Qatar comme la Turquie soutiennent le gouvernement de Tripoli et les milices
islamistes. Comment se ferait cette aide de la Ligue arabe ? Par quelle
partie et pour quelle partie ?
Lorsqu’on parle de Ligue arabe, il conviendrait de
préciser qu’il s’agit là des principaux acteurs la Ligue arabe,
c’est-à-dire, ceux qui ont décidé de la guerre contre l’Irak en 1992 et ceux
qui ont décidé de l’intervention militaire étrangère contre la Libye en 2011.
L’Arabie Saoudite et l’Egypte. L’armée égyptienne est déjà intervenue par des
frappes aériennes contre Daech. L’Arabie Saoudite n’interviendra surement pas
au coté de l’armée libyenne contre Daech, car, empêtrée déjà dans la guerre du
Yémen, son économie n’est pas dans son essor notamment avec la chute des prix
du pétrole. De plus, le nouveau roi Salman Ben Abdelaziz Al Saoud, est en train
de renouer avec les frères musulmans, tout d’abord avec le Hamas palestinien,
puis le parti Al Islah au Yémen, il n’ira certainement pas soutenir les rivaux
des frères musulmans en Libye. Le Qatar qui, à coté de la Turquie, ont financé
tous les frères musulmans de la région à commencé par Al Ghanouchi en Tunisie
et Morsi en Egypte, se trouve isolé comme ne l’a jamais été à l’intérieur de la
Ligue arabe. S’il est vrai que tout le monde va applaudir une décision de frappe
militaire contre Daech à Syrte et Derna, sa mise en application demeurera
cependant bien plus compliquée, car il s’agira de prendre une position en
faveur d’un gouvernement contre un autre. De plus, il faudrait attendre un feu
vert des puissances occidentales, ou plus précisément de Washington, car c’est
à Washington que revient le dernier mot sur la Libye. Sauf que là encore,
l’Egypte et Washington sont loin d’être actuellement les meilleurs alliés du
monde, car l’Egypte se tourne vers Moscou et Paris pour s’approvisionner en
armement. De plus, les Américains tout comme les Britanniques ont toujours
soutenu indéfectiblement les frères musulmans là où ils se trouvaient, ils ne
donneront de facto leur accord pour une intervention militaire terrestre à l’Egypte.
Nous pouvons ainsi préfigurer un scénario de frappes militaires aériennes que
mènerait l’armée égyptienne avec un financement émirati. A mon avis, il n’y
aura pas d’intervention militaire terrestre directe, étant donnée la
dangerosité du terrain libyen caractérisé par la présence de groupes et de
milices fortement armée. Isolée, en l’absence de l’Algérie dont la
constitution ne permet pas d’intervention militaire en dehors de ses
frontières, l’armée égyptienne n’a pas les moyens d’intervenir par voie
terrestre en Libye. Cette aide de la Ligue arabe sera donc une action limitée
menée par l’aviation égyptienne.
Vous dites que le sort de la Libye ne dépend que
de Washington. C’est pourtant la France qui était à la première ligne de la
mobilisation internationale contre Kadhafi en 2011. Pourquoi la France est
aujourd’hui secondaire dans ce dossier ?
La France était très enthousiaste vis-à-vis de la
question libyenne en 2011, mais elle a vite été chassée par les américains des
régions riches libyennes, c’est-à-dire de Fezzan qui recèle 70% des richesses
du pays, et de la Cyrénaïques où il ya 30% des autres richesses. La France,
étant pays laïc, a toujours cherché des alliés laïcs, mais les anglo-saxons,
comme je l’ai mentionné précédemment, s’allient toujours avec les frères
musulmans dans les pays à forte population musulmane. Puissants militairement,
et appuyant les acteurs les plus puissants actuellement sur le terrain libyen,
les Etats Unis ont écarté la France des grandes régions du pays. Cette dernière
fait profil bas, et semble avoir compris qu’elle ne pourra faire face à la
puissance américaine dans ses zones d’influence.
Revenons au compromis national que vous avez
évoqué, le gouvernement de Tobrouk reconnu par la communauté internationale,
n’a pas fait le déplacement à Genève lors de rencontre de la semaine dernière.
Un gouvernement d’union nationale semble, à l’aune des négociations
précédentes, relever d’une utopie. Comment pourrions-nous envisager une
sortie de crise en Libye ?
S’il est vrai
que les deux gouvernements protagonistes n’ont pas encore trouvé de terrain
d’entente et butent même au niveau de la reconnaissance de la légitimité de
l’un aux yeux de l’autre, il conviendrait de relever leur union contre Daech.
Cette dernière ayant menacé les deux gouvernements et déclaré la guerre et à
l’armée de Haftar et aux milices de Fadjr Libya qui combattent au coté du
groupe Ansar Echaria, les a réunis sur un même front. Il ne faudrait pas
oublier non plus les partisans de Kadhafi qui représentent un tiers de l’État
libyen ; et qui maitrisaient toute la bureaucratie de l’État. On ne peut
trouver de solution en Libye sans intégrer cette troisième force dont une
grande partie, environ 2 millions de personnes se trouvent actuellement à
l’étranger. Certes le nationalisme libyen a été considérablement affaibli
notamment après la division de la société entre islamistes et non islamistes,
mais les forces sociales en Libye incarnées par les tribus (encore très
puissantes), les partisans de Kadhafi, les régions et les partis
politiques pour faire avec les deux gouvernements une conférence nationale
visant l’établissement d’une unité nationale durable dont ne seront exclus que
les terroristes. Ce serait une formule magique inspirée de l’expérience suisse
de 1959, où il n’y a pas d’opposition, mais plutôt de regroupement de toutes
les forces politiques et sociales du pays. Les libyens ont besoin de
faire renaitre leur nationalisme. Je pense que les libyens ont les ressources
nécessaires pour dépasser cette crise.
Propos recueillis par Selma Kasmi
jeudi 20 août 2015 18:13
jeudi 20 août 2015 18:13
Source: http://www.maghrebemergent.info/actualite/maghrebine/50509-riadh-sidaoui-apres-avoir-ecarte-les-francais-les-americains-sont-les-seuls-maitres-du-dossier-libyen.html