Pour ceux qui ne sont pas très calés en matière d’échecs,
le gambit consiste à sacrifier un pion dans un but stratégique. La manœuvre présente un intérêt particulier en début de partie promettant
une évolution des plus pimentées. En termes métaphoriques, nous avons
affaire à une entité hybride – mélange de pion et de figure – qu’est la
Turquie et à un joueur dont tout le monde connaît le double jeu, les
USA. D’un côté, la destruction manifestement absurde du SU-24 par deux
F-16 turcs qui patrouillaient la frontière turco-syrienne indique
clairement qu’Ankara essaye de contrarier le processus de stabilisation
en cours du semi-chaos syrien.
Dans un article récent traitant des
mobiles éventuels de cette provocation à 6000 m d’altitude, j’avais
supposé qu’Erdogan avait agi de concert avec les USA en orchestrant
ladite attaque afin de pousser Moscou à de grandes imprudences
militaires qui casseraient une éventuelle et cette fois réelle alliance
franco-russe sur le terrain ou du moins, si ce n’est pas le cas,
intimiderait le commandant en chef suprême des Forces armées russes.
L’entreprise a échoué, ce qui, dans un même temps, a permis de faire la
lumière sur quatre aspects cruciaux :
- Le sultan Erdogan et son vizir Davutoglu, grand théoricien du renouveau de l’Empire ottoman dans ses frontières historiques (voir son livre, La Profondeur stratégique) ont certes leur propre feuille de route à l’esprit qui n’est pas spécifiquement conditionnée par les ambitions néo-conservatrices américaines. D’une manière symptomatique, la Turquie daigne s’excuser une fois sur deux de l’ « incident » du 24 novembre, pour le reste elle s’en abstient avec une extraordinaire arrogance allant même jusqu’à contre-attaquer en se livrant à des accusations en miroir : le Kremlin couvrirait ainsi le trafic pétrolier de l’EI. C’est sans doute pour cette raison que l’armée russe bombarde les lignes de pétroles de Daesh, chose que ne font ni les States ni l’aviation turque. Une fois sur deux M. Erdogan affirme qu’il quitterait immédiatement son poste si jamais il arrivait que Moscou prouve son implication dans la contrebande de pétrole de Daesh. Sachant pertinemment que Moscou est sur le point de le faire, images satellites à l’appui montrant d’immenses convois pétroliers franchissant quotidiennement la frontière turco-syrienne, Erdogan se remet à rétro pédaler, cette fois par le biais de M. Çavusoglu, ministre des Affaires étrangères turc, qui a dû se décarcasser 40 minutes d’affilée pour essayer de convaincre Lavrov qu’il n’y a stricto aucun lien entre ce qui s’est passé le 24 novembre et la lutte dite anti-terroriste dans laquelle se serait engagée la Turquie et qui ferait écho à celle que mène la Russie. La Turquie a beau être un pays de l’OTAN satellisé à sa façon comme le sont tous les pays membres de l’Alliance, elle arrive à faire pression sur l’UE en exploitant la carte des réfugiés tenant de facto à la laisse Mme Merkel (avant tout). On s’attendait ainsi à ce que la destruction du bombardier russe fasse définitivement barrage à l’intégration de ce pays à l’UE. Aujourd’hui, force nous est de constater le contraire. C’est d’autant plus paradoxal que les Turcomans qui furent immédiatement désignés comme étant les principaux coupables du lâche lynchage infligé au pilote russe catapulté se sont révélés être moins Turcomans qu’on ne le croyait. La majeure partie de cette communauté ethniquement turque a quitté la zone frontalière qu’elle occupait jusqu’ici. En fait, le pilote a été abattu par une organisation turque de sensibilité nationaliste virant à l’islamo-nationalisme, les Loups gris, soutien des séparatistes tchétchènes bien trempée dans le style Gladio (voir D. Ganser, les Armées secrètes de l’OTAN). L’argument que j’ai pu pêcher à plusieurs reprises dans la presse occidentale mainstream selon lequel les pauvres Turkomans ont été poussés à bout, suite aux raids aériens russes ne correspond donc pas à la réalité. Bien au contraire, il y a tout lieu de considérer que l’exécution du pilote a avait été projetée à l’avance avec l’approbation tacite des USA. De là à dire qu’elle avait été commanditée depuis l’outre-Atlantique, je pense qu’une telle conclusion serait assez aléatoire surtout que la façon dont les USA ont cherché noise à la Russie par l’intermédiaire d’une guerre a priori civile en Ukraine n’a rien à voir avec la provocation du 24 novembre – plutôt insensée quand on sait que Moscou a déjà su résister à bien d’autres tentations gravissimes et plutôt dangereuse pour Ankara qui on l’a vu depuis a perdu son pari.
- Le deuxième aspect à mentionner est relativement connecté à la nostalgie ottomane du couple Erdogan/Davutoglu. Il est clair que celle-ci – comme le serait toute faiblesse idéologique et/ou diplomatique/militaire – est instrumentalisée par les USA qui se moquent royalement de leur allié formel de l’OTAN comme d’ailleurs de tout autre allié tout aussi formel de l’Alliance. Il suffit de se souvenir de la question kurde exploitée par les Américains comme minimum depuis 2012 et cela aux dépens d’Ankara qui en fait de plus en plus de nuits blanches. Le fait que les Kurdes syriens veuillent maintenant coordonner leurs actions avec Moscou et que ce dernier contribue clairement à la réunification des Kurdes (syriens et turcs et irakiens) dans l’optique de la création d’un ensemble étatique revendiqué depuis des lustres n’enlève pas grand-chose aux appétits américains. Bien à l’opposé, l’initiative russe les excite plus que de coutume, sachant qu’ils ont joliment perdu la face en pleine Europe à travers leurs erreurs de calcul dans le Donbass. L’habitude étant une deuxième nature, les faucons du Pentagone rejouent sur deux échiquiers à la fois. D’un côté, ils feignent prêter assistance à la Turquie en prévoyant le déploiement à Incirlik d’un contingent d’environ 2000 militaires US (autour d’Incirlik Air Base) ainsi que des hélicoptères de sauvetage (qui vont-ils sauver ? – question du mois) dans le sud-est du pays, à Diyarbakir, capitale du Kurdistan turc. N’y-a-t-il pas une volonté transparente de couvrir de futures opérations turques depuis une zone jouxtant la frontière syrienne ? D’un autre côté, Mme Clinton nous raconte que les USA ont besoin, si ce n’est de l’aide de la Russie pour annihiler Daesh, du moins d’une action concertée avec celle-ci pour plus d’efficacité. Si l’on tient compte du fait que tant la Maison-Blanche que la Turquie ne renoncent pas à leur intention d’instaurer une zone d’exclusion aérienne dans le nord de la Syrie, il devient clair que la nouvelle politique de l’OTAN consiste à affaiblir un monstre qui échappe au contrôle US en contribuant au passage à la consolidation des chiites puis à renverser Assad – les Russes devront quitter la Syrie une fois l’EI terrassé indique Clinton – ce qui permettra, in fine, le passage définitif de Damas sous la tutelle otanienne. Entre-temps, la Turquie est progressivement transformée en pion sacrificiel. Primo, 20% de la population turque est composée de chiites, plus exactement d’alaouites soutenant de pied ferme Assad, secundo, la majorité sunnite du pays est divisée entre les adeptes d’une laïcité d’obédience kémaliste et les adeptes d’un islam peu tolérant voire à tendance islamiste, tertio, il y a entre 12 et 15 millions de Kurdes dans le sud-est du pays dont on devine l’immense « sympathie » pour Erdogan. Le rapprochement définitif des Kurdes éparpillés à travers 4 États n’étant rien d’autre qu’une question de temps – sachant en plus que leur nombre total est estimé entre 30 et 40 millions – il devient clair qu’Ankara est sur la mauvaise voie. En d’autres termes, l’unité de la Turquie se fragilise à vue d’œil. S’il y a en plus une source de migraine tant pour les USA que pour la Turquie – pour des raisons cependant différentes – c’est la proximité des Kurdes de Raqqa, capitale de l’EI en Syrie. Sa reprise devrait s’opérer sous la couverture de l’aviation russe, ce qui rend inconsolables les Américains. Les Turcs n’ont quant à eux aucun intérêt à ce que l’EI disparaisse en tant que pseudo-État ou État en gestation, comme on veut, et essayent maintenant de se rattraper, défiant toute logique, dans les environs de Mossoul. Accusée d’ingérence par les autorités irakiennes, la Turquie prétend vouloir former les Kurdes d’Irak contre Daesh. Du reste, cette accusation a déjà fait la une en avril lorsque les Kurdes « risquaient » de mettre la main sur les puits de pétrole de Mossoul et de Kirkouk. En décembre, nous y sommes encore. Il n’est cette fois pas exclu que l’Iran, en plus de la Russie, communiquent des preuves irréfutables du sacré commerce pétrolier de la Turquie avec l’EI ce qui calmerait radicalement les ardeurs du néo-sultanat d’Ankara.
- La position de l’UE reste floue. John Laughland, philosophe, historien, directeur des études de l’Institut de la démocratie et de la coopération, offre un point de vue sans concession selon lequel « cet avion russe qui s’écrase sera le symbole du rapprochement éphémère entre Paris et Moscou sur le dossier syrien. La nouvelle entente n’aura duré qu’une dizaine de jours, tout comme, en septembre 2013, l’accord américano-russe sur la désarmement chimique de Damas a été très vite tué dans l’œuf par la crise ukrainienne ». Il serait tentant de nuancer un verdict aussi catégorique bien que la réalité reste ce qu’elle est : Mme Merkel (lire l’UE) a relancé sa campagne (verbale uniquement ?) d’intégration de la Turquie à l’UE croyant peut-être que cette espèce d’indulgence retiendrait un tant soit peu les flux migratoires à l’assaut de l’Europe. Quelques jours après le drame du Bataclan, M.Valls continuait à parler des pétromonarchies comme des alliés de la France contre l’EI (SIC !), les médias occidentaux, dans leur écrasante majorité, continuent à traiter Ankara avec des gants blancs. Qui plus est, pas un seul Etat européen – sans parler des USA – n’a parlé de virer la Turquie de l’Alliance. En cas de culpabilité avérée (et elle l’est !), une telle démarche devrait pourtant s’imposer.
- La riposte russe s’étend au-delà de ce à quoi la Turquie et ses éminences grises auraient pu s’attendre. De un, le déploiement des S-400 Triumph ferme l’espace aérien aux avions de l’OTAN ce qui invalide le projet de création de cette zone d’exclusion aérienne dont on nous rabâche les oreilles depuis près d’un an. De deux, le projet de mise en réseau et de coordination de l’AAS (Aramée Arabe Syrienne), du Hezbollah et des Kurdes syriens, s’il est mené à bien, rassemblera quelques 350.000 militaires pour des opérations au sol en Syrie. La présence turque en Irak étant estimée illégitime par les autorités, il y a clairement de leur part une tentation de rupture définitive avec les USA, ce qui pourrait relancer les négociations sur des opérations aériennes russes en Irak à l’instar de celles qui ont lieu en Syrie. De trois, si la Russie (avec l’Iran et l’Irak) présente un rapport détaillé et convaincant au Conseil de sécurité quant à l’implication de la Turquie dans la vaste contrebande pétrolière qui alimente l’EI, il est certain qu’une grosse part de responsabilité sera partagée avec d’autres grands acteurs de la région alliés inconditionnels des USA qui, de ce fait, perdront doublement la face. En perspective, enfin, ne pourrait-on pas envisager une intégration de la Syrie à l’OTSC ? Un tel scénario renverserait définitivement les rapports de force au Moyen-Orient.
On le voit, c’est flagrant, les principaux perdants sont d’une part
la Turquie, de l’autre, l’UE, indécise, prise entre deux feux et vivant
au gré des caprices géopolitiques et pétro-gaziers de Washington qui
multiplie ses bases à travers une Europe qui fut jadis indépendante et
fière.
Françoise Compoint
http://novorossia.today/le-gambit-turc/
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