Le dimanche 3 janvier au soir, le ministère de l’Intérieur avait annoncé
avoir abattu un jihadiste lors d’une opération menée au mont Ballouta,
dans le gouvernorat de Siliana.
A la veille du cinquième anniversaire de la révolution, le souvenir de cette nuit de terreur est encore vivace. Parmi la cinquantaine de familles qui peuplent la forêt de Ballouta et dans les localités alentours, plus d’une dizaine a décidé de fuir, de peur des représailles, certains que les autorités les a abandonnés à leur sort. Pour beaucoup d’autres, l’envie de partir est pressante, mais faute de moyens, elles sont contraintes à vivre terrorisées, des nuits blanches à guetter le moindre bruit…
A la veille du cinquième anniversaire de la révolution, le souvenir de cette nuit de terreur est encore vivace. Parmi la cinquantaine de familles qui peuplent la forêt de Ballouta et dans les localités alentours, plus d’une dizaine a décidé de fuir, de peur des représailles, certains que les autorités les a abandonnés à leur sort. Pour beaucoup d’autres, l’envie de partir est pressante, mais faute de moyens, elles sont contraintes à vivre terrorisées, des nuits blanches à guetter le moindre bruit…
Le guet-apens
Une trace de sang asséché, lieu où le “jihadiste” a été abattu le 3 janvier 2016, lors d’un assaut des forces armées. Crédit image: Malek Khadhraoui.
Depuis le mois de décembre, les villageois qui vivent dans des maisons
isolées au pied de la montagne ne trouvent plus le sommeil. Plusieurs
témoignages leurs parviennent: Des hommes armés débarquent au milieu de
la nuit, demandent de la nourriture et menacent de représailles s’ils
venaient à être dénoncés.
Ali est garde forestier. Il s’est retrouvé nez à nez avec ces “terroristes”, pour la première fois le soir du 31 décembre. “J’ai entendu le chien aboyer. Je suis sorti avec mon frère et mon cousin Khaled. Ils étaient là”.
Ali assure qu’ils étaient cinq, postés à différents endroits pour mieux
encercler les trois villageois. Menacé, il s’agenouille devant l’un
d’eux: “Tuez-en un seul”, supplie-t-il.
“Ils voulaient de la nourriture, de la semoule, du thé, des pâtes…”, poursuit le garde forestier. Son frère et son cousin s’exécutent et les hommes disparaissent dans la forêt épaisse.
A la demande des terroristes, Khaled est allé acheter des provisions
samedi 2 janvier après avoir informé les autorités des menaces qu’il
subissait. Crédit image: Malek Khadhraoui.
Le lendemain, même scénario. “On leur a donné ce qu’on avait”. Mais cette fois, ces hommes “armés de kalachnikov” n’en restent pas là. Ils donnent à Khaled une liste de courses et de l’argent. “Ils lui ont dit: ‘demain tu vas acheter ça au marché’. 10 kilos de pâtes, 5 kilos de dattes, 10 litres d’huile d’olive…”.
Samedi 2 janvier, Khaled part en ville et achète les provisions
demandées. Le même jour, il dénonce les terroristes aux autorités. “Et là les policiers sont venus et ont fait leur travail”,
affirme Ali. Dimanche, le piège est tendu. Après avoir tiré par
rafales, les forces de sécurité annoncent la mort d’un jihadiste. Depuis
Khaled n’est jamais revenu. Les provisions elles, sont toujours là. “Sa femme ne veut pas y toucher”.
“Si c’est ça l’Islam, alors je suis chrétien”
Wahid, technicien supérieur au chômage. « Soûlard » et bon vivant comme
il se définit, il passait ses soirées dans la montagne, avec ses amis.
Aujourd’hui, il ne sort presque plus de chez lui. « On peut s’habituer à
la misère mais pas au terrorisme ». Crédit image: Malek Khadhraoui.
Parmi les habitants qui n’ont d’autres choix que de rester chez eux et
de braver la peur, Wahid, la trentaine, ne cache pas sa colère. “Moi
je suis un soûlard. Si l’Islam c’est ça, moi je suis chrétien. Si
l’Islam c’est prendre un couteau ou une kalach’ et aller dans la
montagne, alors je suis chrétien. Je ne l’aime pas cet Islam-là!”, lance-t-il.
Wahid est technicien supérieur “chauffage central, climatisation et froid”.
Il vit avec ses parents, sa femme et ses frères et soeurs. Depuis que
le terrorisme a frappé aux portes du village, il préfère y rester pour
protéger sa famille plutôt que travailler. “Je suis chômeur. Avant
j’arrivais à me débrouiller, je suis parti en Libye, à Tunis. Je
trouvais des petits boulots en ville. Mais maintenant je ne peux pas
laisser ma famille et partir”, déplore-t-il.
Selon le jeune homme, l’Etat les a abandonnés. “Le seul lien qu’on a
avec la Tunisie c’est un câble électrique et une carte d’identité. On
est dans une prison à ciel ouvert ici, personne ne travaille, personne
ne sort. Qui a le courage maintenant d’aller dans la montagne? Ici les
gens vivent de la montagne, maintenant on ne peut rien faire”.
Vivre dans la misère et la pauvreté, “on peut s’en accommoder”, assure-t-il, mais “le terrorisme, on ne peut pas s’y faire. Les gens sont traumatisés”.
Livrés à eux-mêmes
Mohamed-Salah, ancien combattant pour l’indépendance, veut que l’Etat
lui donne des armes pour pouvoir protéger sa famille. Crédit image:
Malek Khadhraoui.
Mohamed-Salah veut s’armer pour combattre l’ennemi. Il s’y connaît
dit-il, il a lutté pour l’indépendance. Pour ce vieil homme, droit dans
ses bottes, la tête haute et le regard vif, c’est “la patrie avant tout”.
Mohamed-Salah et Wahid considèrent que les habitants du village sont le dernier rempart contre les terroristes. “En
restant ici, nous pouvons donner des informations, nous pouvons aider
l’Etat à les combattre. Un Etat sans peuple ne vaut rien et un peuple
sans Etat non plus”, affirme le vieil homme.
“Si tout le monde part d’ici, les terroristes gagneront du terrain et les gens feront du commerce avec eux”, ajoute Wahid. “Ici, les gens sont éduqués, diplômés. On n’est pas à vendre, ni aux terroristes, ni aux militaires, ni à personne”.
Pour pouvoir retourner chez eux et améliorer leurs conditions de vie, les demandes des villageois sont claires. “Nous
voulons un renfort sécuritaire et militaire, un accès à l’eau dans nos
maisons et pouvoir déboiser autour de nos terres pour avoir plus de
visibilité”, résume Omar, coiffeur à Siliana.
Concernant l’armement des citoyens, le débat est lancé. “Je ne pense
pas que ce soit une bonne idée, si l’Etat arme chaque personne, ça
pourrait se transformer en guerre civile, il faut être réaliste”, estime Omar. Mohamed-Salah n’est évidemment pas d’accord.
A la tombée de la nuit, Lotfi et ses voisins allument un feu et montent la garde. Crédit image: Malek Khadhraoui.
Car si la forêt et la montagne sont source de vie, elles sont aussi une source d’angoisse pour ses habitants. “Voyez ces arbres, n’importe qui peut surgir sans qu’on ne le voie arriver”, lance Lotfi.
Mais quand ils s’aventurent à en couper quelques uns, c’est la Protection des forêts qui leur tombe dessus. “Ils n’hésitent pas à se déplacer pour nous coller des amendes, mais pour nous protéger, on ne les voit pas”, déplore ce père de famille inquiet pour la sécurité de ses proches.
Entre la ville de Siliana et le mont Ballouta, à Bouabdallah ou dans les
environs, il n’y avait effectivement aucune présence sécuritaire
visible quelques jours après l’assaut. Et lorsqu’un citoyen appelle à
l’aide, les policiers rétorquent qu’ils ne peuvent rien faire, assurent
les villageois.
En attendant, les nuits se suivent et se ressemblent. Avant le coucher
du soleil, Lotfi va chercher de l’eau pour tout le voisinage. Il sort
ensuite avec les hommes du village allumer un feu dans la forêt.
“Nous passons toute la nuit dehors, à monter la garde”, dit-il. “Je
sais que si quelqu’un me tombe dessus avec une kalachnikov, je ne
pourrais rien faire. Mais au moins si on les entend arriver, on peut
lancer l’alerte et avoir le temps de fuir”.
Boire de l’eau, un parcours semé d’embûches
Au bord de la source, les habitants de la région remplissent des bidons
faute d’un accès direct à l’eau potable dans les maisons. Crédit image:
Malek Khadhraoui.
Un ou deux ânes, des bidons vides et c’est parti pour une corvée qui se répète chaque jour.
Sawsen a fait des études pour être technicienne en informatique, mais
malgré tous ses efforts elle n’a pas trouvé de travail en ville. Elle
est retournée vivre près de sa mère avec qui elle part plusieurs fois
par jour chercher l’eau de la source.
Sawsen et sa mère Zohra se préparent à aller chercher l’eau de la source. Crédit image: Malek Khadhraoui.
Le long des chemins escarpés, entre les arbres et les buissons, hommes
et femmes doivent parcourir des dizaines ou centaines de mètres pour
pouvoir remplir d’une eau douteuse, qui coule à travers un filtre de
fortune, les bidons fixés ensuite sur le dos des ânes à l’aide de
cordes.
“Ici quand il pleut, il est presque impossible de passer. Il faut
avancer en rampant pour ne pas risquer de glisser, et on revient
totalement trempés”, commente Noureddine, travailleur journalier.
Une femme âgée remplit son bidon d’eau. Crédit image: Malek Khadhraoui.
A l’aide d’un petit récipient, une femme âgée assise près de la source
remplit patiemment son bidon d’eau avec un bout de plastique transparent
placé sur le goulot.
“Vous voyez ce qu’on boit ? Regardez comme c’est sale autour”.
Vivre à crédit
Brahim, commerçant, approvisionne la cinquantaine de familles des
environs chaque mercredi, depuis des années. Crédit image: Malek
Khadhraoui.
Au mont Ballouta, les habitants parviennent – difficilement – à survivre
avec ce que leur offre la forêt. Du bois, du charbon, des graines de
pin d’Alep (zgougou)… “Mais on n’ose plus aller dans la montagne, on n’a plus de source de revenus”, s’inquiète Lotfi.
Brahim, un commerçant qui vient approvisionner la cinquantaine de
familles du mont Ballouta tous les mercredis, est dans une impasse.
“Dans ces registres il y a les notes à régler des habitants de la région”, explique-t-il en montrant un cahier ouvert, un stylo à la main. “Ils n’ont plus les moyens de payer, je leur fais crédit”. Mais Brahim n’a que deux mois de provisions en stock, une fois la marchandise écoulée, il devra payer. “Bientôt, mon fournisseur va me demander des comptes et là, je devrai me débrouiller, emprunter ici et là”.
Exilés
Des maisons désertées et des animaux laissés à l’abandon. Crédit image: Malek Khadhraoui.
Pour ceux qui ont choisi de fuir, la vie d’exilés n’est pas plus simple.
Des maisons fermées, quelques poules et des chiens abandonnés, plus
personne ne vit à proximité du lieu où s’est déroulée l’opération
sécuritaire.
Rachida passe par là. Elle est venue récupérer quelques affaires. La
gorge nouée, des larmes qui coulent sur un visage marqué, elle témoigne:
“Je vis chez mes parents… Ils sont très âgés, ils n’ont pas de
place. Ma fille est handicapée, je n’ai pas les moyens de louer. J’ai
vendu tout ce que j’avais, j’ai tout donné pour construire ma maison et
maintenant je ne peux plus y vivre, je ne sais pas quoi faire”.
Rachida a quitté sa maison, elle vient récupérer quelques affaires. Crédit image: Malek Khadhraoui.
Noureddine a également décidé de partir. Avec sa famille élargie, il vit
dans un deux pièces à Ouled Znag, à quelques kilomètres de là. Mais
trouver un logement à Siliana n’est pas chose aisée car la demande est
bien supérieure à l’offre.
“Je loue ce petit studio à 250 dinars par mois”, assure-t-il.
Ce travailleur journalier n’a pas de revenu fixe. Chauffeur, ouvrier,
maçon… il prend ce qu’on veut bien lui donner. “Pour pouvoir payer le loyer, on fait attention à toutes nos dépenses, on mange moins…”, dit-il.
Noureddine, travailleur journalier, loue un studio à 250 dinars par mois
avec une dizaine de membres de sa famille. Crédit image: Malek
Khadhraoui.
D’autres familles se retrouvent ballottées de maison en maison, ou se
séparent le temps de trouver une solution. Après ses deux mésaventures
avec les terroristes, Ali a quant à lui élu domicile chez son
beau-frère, avec sa femme et deux de ses enfants. Tous dorment dans la
même chambre, sur des matelas en mousse.
Des enfants traumatisés
Ali avec sa femme et son fils chez son beau-frère. Crédit image: Malek Khadhraoui.
Hdoud, la femme d’Ali est désemparée. Sa fille de onze ans ne dort plus et a des problèmes de santé depuis “l’évènement”. Quand les forces de sécurité ont lancé l’assaut, elle voulait sortir défendre son père resté dehors. “Elle entendait les balles, elle disait: ‘je veux sortir avec papa’, elle n’arrêtait pas de pleurer”, témoigne la mère.
Le lendemain, la petite fille avait eu le visage enflé et des boutons sur le corps. “Je l’ai emmenée à l’hôpital, le médecin m’a dit que c’était à cause du stress”, précise Hdoud avant d’avouer qu’elle n’avait pas acheté les médicaments prescrits faute de moyens.
A la fin des vacances scolaires, de nombreux enfants ne sont pas
retournés à l’école. Les bus ou les taxis collectifs peuvent
difficilement accéder aux maisons isolées et le chemin pour se rendre à
Bouabdallah, là où se trouve leur établissement, peut s’avérer
dangereux. “Ils étaient obligés de couper à travers la forêt ou de
redescendre de l’autre côté pour espérer prendre les transports en
commun”, explique Ali.
Pour pallier ce problème, une organisation appelée “L’Association civique”
a entrepris d’affréter des voitures pour le ramassage scolaire. Mais
l’idée de laisser leurs enfants seuls face à la menace terroriste hante
encore les parents.
Zeineb, institutrice à l’école de Bouabdallah, ne sait pas comment gérer
la situation. Avec des élèves traumatisés et sa propre peur, elle
préfèrerait partir de Siliana. Crédit image: Malek Khadhraoui.
Zeineb est originaire de Kerkennah. Elle est institutrice à l’école de
Bouabdallah, à la lisière de la forêt. Après l’assaut du 3 janvier, elle
a tenté de parler à ses élèves, inquiète de leur état psychologique. “Au début on avait l’impression qu’ils n’étaient pas avec nous. Qu’on enseigne ou pas, c’était la même chose”, dit-elle.
Mais Zeineb elle-même n’est pas rassurée. Avant, les instituteurs de
l’école vivaient sur place, dans des chambres mises à leur disposition.
Mais récemment, des inconnus ont “frappé aux portes”. “Je ne sais pas qui c’était, j’étais terrifiée, je n’ai bien sûr pas ouvert”, explique Zeineb.
“Maintenant on a tous déménagé au CREFOC” (Centre régional de l’éducation et de la formation continue) à Siliana. “Pour ne rien vous cacher, j’ai envie de partir d’ici”.
Des autorités locales déconnectées de la réalité?
Slim Tissaoui, gouverneur de Siliana, ne semble pas avoir de solution à
court terme pour améliorer la vie des habitants des zones rurales.
Crédit image: Malek Khadhraoui.
La menace terroriste est venue s’ajouter aux difficultés auxquelles sont
quotidiennement confrontés les habitants du mont Ballouta. L’accès à
l’eau, la scolarisation des enfants, les transports, les faibles
ressources financières, la législation réglementant les zones
forestières, et à présent le logement et l’insécurité, autant de
problèmes que les autorités locales peinent à prendre en charge.
Dans son grand bureau, Slim Tissaoui, gouverneur de Siliana depuis août
2015, se veut pragmatique. Selon lui, ce groupe terroriste s’est déplacé
récemment sur les hauteurs de Siliana en provenance du mont Meghila,
dans le gouvernorat de Sidi Bouzid. Il s’agirait du même groupe ayant
décapité un jeune berger en novembre dernier. “Une grande opération de ratissage a été menée dans la région par les forces armées”, assure M. Tissaoui.
Les agents des forces de l’ordre sont présents “en grand nombre”, affirme-t-il, mais ils resteraient discrets pour des raisons de sécurité. “Les critiques des habitants sont dues au fait qu’ils aient peur, et cela est naturel”. Mais cette peur, si elle est compréhensible, ne serait pas totalement justifiée. “On ne peut pas toujours rassurer les gens, tout ce qu’on fait ne peut pas être rendu public”.
Si Slim Tissaoui salue le patriotisme et l’engagement des citoyens, les
autorités tunisiennes ne semblent pas être en mesure d’améliorer leurs
conditions de vie à court terme. Le responsable local considère que les
habitants de ces zones reculées sont trop attachés à leurs terres, “alors qu’il est plus facile pour les terroristes de s’attaquer à des maisons isolées”. S’il avoue par ailleurs qu’il existe un problème de logements à Siliana “qu’on ne peut pas régler du jour au lendemain”, il assure néanmoins n’avoir reçu aucune demande d’hébergement, contrairement à ce que les villageois affirment. “Ils sont partis chez des proches quelques jours de manière préventive avant l’assaut mais retournerons rapidement chez eux”, dit-il.
Concernant l’accès à l’eau, “des projets sont en cours pour accélérer la mise en place des infrastructures” nécessaires, mais là encore “nous ne pouvons pas vous donner de délais d’exécution”. “Ça va peut-être prendre un peu de temps mais on va régler ce problème une bonne fois pour toutes”,
rassure le gouverneur. Quant à la mise en place de cellules de soutien
psychologique, particulièrement pour les enfants traumatisés par les
récents évènements, “il est vrai que nous n’y avons pas pensé”, avoue M. Tissaoui.
“Normalement le gouverneur devrait sortir, se fondre dans la
société. Même s’il me trouve en colère, il devrait pouvoir me calmer, me
rassurer et nous pouvons trouver une solution ensemble. Vous pensez que
si on était protégés on sortirait de chez soi pour un studio qu’on n’a
pas les moyens de louer?”, déplore Noureddine, pour qui les responsables
locaux sont déconnectés et insensibles aux problèmes des citoyens.
“Mais personne ne vient nous voir ici”. La communication ne passe pas.
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