Sergueï Glaziev est un économiste russe, né à Zaporojié (Ukraine) en 1961. Il a commencé une carrière politique à partir de 1990, tantôt dans les cabinets ministériels, tantôt sur les bancs de la Douma, le parlement russe. Il est passé du camp ultra-libéral aux communistes. Allié de Vladimir Poutine qu’il conseille, il a été nommé coordinateur des agences travaillant à l’union douanière entre la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan. Barack Obama l’a placé dans la liste des sept premières personnes sous sanctions, en 2014.
M. Glaziev, y a-t-il la moindre raison de s’attendre à la levée des sanctions américaines ?
Les sanctions constituent l’un des éléments de la guerre hybride que les États-Unis mènent contre nous. Ils le font, non pas parce qu’ils n’aiment pas «l’annexion»
de la Crimée par la Russie , mais plutôt principalement en raison de la
défense des seuls intérêts objectifs et subjectifs de l’oligarchie
dirigeante américaine.
Les États-Unis sont en train de perdre
leur hégémonie mondiale : ils fabriquent déjà moins de produits et
exportent moins de technologies que la Chine. La Chine est également en
train de rattraper l’Amérique pour le nombre de scientifiques et
d’ingénieurs, et nombre de technologies innovantes chinoises sont en
train de s’emparer des marchés mondiaux. Le taux de développement de la
Chine est cinq fois supérieur à celui des États-Unis. Le système
international des entités économiques récemment mis en place en Chine
illustre bien le nouvel ordre économique mondial.
Les entités économiques qui dominent
aux États-Unis, au seul service d’une oligarchie financière, ont
complètement déstabilisé le système monétaire et financier américain,
qui fait presque défaut deux fois par an. Les causes de la crise
financière mondiale de 2008 n’ont en rien disparu et la bulle de la
dette américaine – pyramides financières composées de dérivés et de
dette nationale – ne cesse de croître davantage de jour en jour.
Selon la théorie des systèmes, ce processus ne peut pas continuer indéfiniment.
L’oligarchie américaine est désespérée d’arriver à se débarrasser de
son fardeau de la dette, et c’est la raison principale pour laquelle elle mène une guerre hybride, non seulement contre la Russie , mais contre l’Europe et le Moyen-Orient.
Comme il arrive toujours dans un ordre
économique mondial en mutation, le pays qui est en train de perdre son
leadership tente alors de déclencher une guerre mondiale pour le
contrôle de la périphérie. Depuis que les Américains considèrent
l’ancien espace soviétique comme étant leur périphérie financière et
économique, ils tentent sans cesse d’en prendre le contrôle.
L’élite politique américaine a été élevée selon des chimères de géopoliticiens du XIXième
siècle. Les étudiants américains s’imprègnent encore dans les classes
de sciences politiques des fondamentaux géopolitiques anglais et
allemands de leur époque. La principale question qui revient sans cesse
reste comment ruiner l’Empire Russe, et ils regardent encore le monde à
travers les yeux des «faucons» du XIXième
siècle, quand la Grande-Bretagne a tenté de sauver son hégémonie en
déclenchant la Première Guerre mondiale, puis qu’elle a perdu son empire
colonial après la seconde guerre mondiale.
Voilà ce qu’étudient toujours les
géopoliticiens américains dans le Département d’État et la Maison
Blanche , en continuant de regarder le monde à la fois à travers le
prisme de la guerre froide, et des confrontations britanniques entre la
Russie et l’Allemagne au XIXième siècle ; c’est donc maintenant le tour des États-Unis de vouloir déclencher une autre guerre mondiale.
La combinaison des problèmes objectifs
de l’oligarchie financière américaine et de l’étrange état d’esprit des
géopoliticiens américains fait peser la menace d’un conflit mondial.
Cela n’a strictement rien à voir avec la Crimée. N’importe quel prétexte
fera l’affaire.
Nous devons donc agir en fonction des contradictions qui amènent les États-Unis à toute attitude agressive à risque, avec le danger d’une guerre hybride
avec le monde entier. Ils ont choisi la Russie comme étant leur
objectif principal, et l’Ukraine, occupée par eux, comme étant leur
principal moyen de destruction.
Pour survivre dans de telles conditions, arriver à maintenir notre souveraineté et développer notre économie, nous devons construire une large coalition antimilitaire,
poursuivre notre stratégie de développement prioritaire, récupérer
notre souveraineté financière et économique et continuer l’intégration
eurasienne. Pour éviter la guerre, nous devons réaliser l’objectif du président Poutine d’une zone de développement commune de Lisbonne à Vladivostok.
Il est très important de convaincre nos partenaires européens, ainsi
que nos partenaires d’Extrême-Orient et dans le Sud, que nous avons
besoin de coopérer, non pas par le chantage ou bien par des menaces,
mais plutôt à travers des projets mutuellement bénéfiques, en combinant
nos potentiels économiques tout en respectant la souveraineté de chaque
État.
Peut-on améliorer les relations avec l’UE et comment ?
Une
condition nécessaire pour coopérer avec l’Union européenne est qu’elle
ait rétabli sa souveraineté. Le fait que des politiciens européens
soient allé tenir des discours devant la foule de l’euromaïdan
comprenant des nazis déchaînés a montré à quel point s’est dégradée la
culture politique européenne. Les dirigeants de l’UE ne sont plus
indépendants : ils sont devenus de simples marionnettes des États-Unis.
Ceci est dû à une spécificité de l’espace politique de l’UE : il est dominé par les médias américains. Ils ont ancré dans l’esprit du public tout un tas de chimères antirusses, les affolant avec une soi-disant menace russe.
Leurs politiciens se retrouvent donc obligés de suivre la ligne
médiatique fournie par Washington afin de pouvoir gagner des voix. Cela a
conduit à la catastrophe que nous contemplons aujourd’hui à Bruxelles
et dans tant d’autres villes européennes, qui se retrouvent tout d’un
coup envahies par la peur que leurs gouvernements ne réussissent pas à
assurer leur sécurité.
Malheureusement, la souveraineté de l’Europe ne peut être restaurée uniquement par une clarification de l’esprit du public. Ces
problèmes ne sont pas apparus d’un seul coup : ils sont le résultat
d’une classe politique européenne qui a abandonné tout intérêt national.
L’Europe se retrouve confrontée à une période de transition très
difficile, au cours de laquelle elle ne peut pas encore devenir un partenaire, mais sera simplement l’ombre de Washington.
Les
Européens ont perdu leur boussole. Ils vivent dans une mosaïque, un
monde fragmentaire, qui a perdu de vue le système global de relations.
Mais la vie va les forcer à revenir à la réalité, et je
crois que les traditions démocratiques européennes et l’humanisme
européen vont jouer un rôle important dans le retour du bon sens.”
Source : Russia-Insider d’après Lenta, 29/03/2016
Traduction librement adaptée par Didier Arnaud pour www.les-crises.fr