Jürgen Todenhöfer et son fils, Frédéric, sont les premiers journalistes non musulmans - et probablement les seuls -
à avoir mis volontairement les pieds à Raqqa et à Mossoul et à en être
sortis avec la tête sur les épaules.
Autorisés par l'organisation État islamique
à passer dix jours dans le califat autoproclamé, les deux hommes
livrent un incroyable récit dans un livre à paraître mardi 5 avril aux éditions Greystone. Intitulé My Journey into the head of terror : ten days in the islamic state, l'ouvrage détaille le quotidien des millions de gens qui vivent sous le joug de Daech. Il raconte ce que les journalistes (« embedded » et constamment surveillés) ont eu le droit ou l'interdiction de voir.Jürgen Todenhöfer: dix jours en Syrie et en Irak avec l'Etat islamique |
À
74 ans, Jürgen est un habitué des fronts. Il a voyagé en Syrie, en Irak
et en Afghanistan, a publié des best-sellers et a réalisé plusieurs
reportages, dont un sur les talibans. Ancien homme politique, ses
positions sont parfois controversées. Il se fait, dans les années 80, le
porte-parole du désarmement et se dit contre les opérations américaines
en Irak et en Afghanistan. Il fait également polémique en 2012 lorsque,
après avoir rencontré Bachar el-Assad, il met en doute certaines
affirmations des rebelles. Lui se défend et affirme que, durant toute sa
carrière, il a toujours parlé à toutes les parties, aux régimes en
place comme aux combattants armés.
« Je ne me sens pas suffisamment protégé »
En 2014, le journaliste contacte donc des dizaines de djihadistes allemands via Facebook.
Parmi les réponses qu'il reçoit, l'une apparaît particulièrement
intéressante : elle émane d'un membre de la cellule presse de l'EI, Abu
Qatadah. Pendant des mois, le dialogue sur Internet va être difficile.
Jürgen veut obtenir une autorisation de reportage, mais veut s'assurer
que sa tête ne sera pas brandie au bout d'une pique après quelques jours
sur place. Il réclame que la lettre d'invitation qu'on lui a fait
parvenir soit rendue publique, de manière à mettre l'EI face à ses
responsabilités s'il devait lui arriver quelque chose. "J'ai besoin de garanties crédibles, demande-t-il à son interlocuteur [...] Je ne me sens pas suffisamment protégé. "
Le journaliste et son fils, malgré le contexte extrêmement dangereux - plusieurs otages occidentaux sont décapités au moment où il converse avec Abu Qatadah -, décideront tout de même de se rendre sur place. Dans une interview au Huffington Post, il dit ne pas savoir exactement ce qui a poussé l'EI à accepter : « Pour eux, c'est important de montrer qu'il y a vraiment un État, et pas seulement un territoire occupé », dit-il. Avant d'ajouter : «
Peut-être l'invitation de quelqu'un était-elle une étape pour montrer
que, comme dans d'autres États, il y a des journalistes invités et que
ces personnes sont protégées. »
« Je ne suis pas sûr [...], mais je crois que l'homme masqué est Jihadi John »
Abu Qatadah |
Le 7 décembre 2014, voilà les deux hommes arrivés en territoire ennemi,
conduits dans un pick-up par un djihadiste qui parle anglais et dont le
visage est entièrement dissimulé. Seuls ses yeux et le contour de son
nez sont visibles, racontent-ils dans un long récit, publié lundi matin
par The Guardian . Abu Qatadah, l'homme avec qui Jürgen a
conversé sur Internet, les prend ensuite en charge. Leur guide leur
explique qu'ici, à Raqqa, les chrétiens doivent s'acquitter d'une taxe.
Trois cents dollars pour les pauvres, six cents pour les riches. Pour
les musulmans pauvres, la taxe est moindre, mais elle est plus élevée
lorsqu'ils ont les moyens. Impossible, pour les journalistes, de
vérifier de telles assertions. Des femmes esclaves sont vendues par les
combattants de l'EI. Environ 1 500 dollars pour une Yazidi. Le même
prix, plus ou moins, que pour une kalachnikov.
Le soir de la
première journée, l'atmosphère se charge. Leur chauffeur, toujours
masqué, et dont on ne distingue qu'une paupière légèrement tombante,
leur réclame leurs photographies. Tout devra être inspecté par lui. Les
journalistes protestent, mais n'ont que peu de leviers de négociation...
Le lendemain, les voilà partis en excursion. Leur chauffeur habituel
est accompagné par un autre combattant de l'EI, d'environ 25 ans. Sur le
chemin, la situation dégénère une fois encore avec leurs hôtes. Le
convoi fait demi-tour. Jürgen et Frédéric hésitent sur l'attitude à
adopter. Il faut se montrer ferme et calme, ne pas les provoquer pour ne
pas les faire sortir de leurs gonds... De retour dans leur logement,
Frédéric est particulièrement inquiet : « Je ne suis pas absolument
sûr parce que je ne peux pas vérifier sans mon ordinateur, dit-il à son
père selon le récit du Guardian, mais je crois que l'homme masqué est
Jihadi John. »
Jihadi John, le coupeur de têtes |
« Comment s'occuper de vos esclaves ? »
Mardi 9 décembre 2014, c'est le départ pour Mossoul. Cinq mille hommes
armés qui contrôlent une ville de deux millions d'âmes. Mossoul a été
vidée de ses chrétiens, de ses chiites et de ses juifs, la ville est
désormais complètement sunnite. Mossoul paraît normale. Mais « tu ne peux voir la misère de ceux qui ont été tués ou chassés », explique Jürgen Todenhöfer. Les deux journalistes sont conduits à l'endroit où l'organisation État islamique (EI) fait son business de la com. Livres et brochures seront bientôt distribués dans toutes les mosquées du territoire contrôlé par Daech. «
Comment s'occuper de vos esclaves ? » « Comment prêter allégeance ? » «
Comment les femmes doivent-elles s'habiller et se comporter ? » Tels sont les noms de quelques-unes des revues... Le premier livre édité par l'EI, Fiqh al Jihad,
s'apprête également à être commercialisé. Le guide des deux
journalistes plaisante à moitié en leur disant que si ce livre était
retrouvé chez eux en Allemagne, ils seraient condamnés à au moins sept
ans de prison...
Leur reportage se poursuit ainsi jusqu'à ce que
deux jours plus tard, le 15 décembre, leurs téléphones portables leur
soient rendus. Les deux journalistes repartent et sont pris en charge à
la frontière turque. Après vérifications et comparaisons, Jürgen et son
fils sont aujourd'hui persuadés, même s'ils ne peuvent le prouver,
d'avoir été accompagnés pendant tout leur périple par Jihadi John en
personne, le bourreau de l'EI qui apparaît dans de nombreuses vidéos de
décapitations. Il serait mort fin 2015 dans une frappe de drone
américaine.
*Source : Assawra (Avec les agences de presse)