L'école, les parents, les femmes… Est-il possible de faire un
portrait-robot du combattant venu d'Occident ? Les recherches de Scott
Atran et Nafees Hamid sur la radicalisation livrent des résultats
parfois surprenants.
Quelques chiffres
1. Des milliers de personnes sont parties en Syrie et en Irak ; mais
beaucoup plus encore ont été arrêtées avant de partir. Au Maroc, à peu
près deux mille personnes sont parties et neuf mille ont été arrêtées.
En Tunisie, six mille cinq cents sont parties, plus de cinq mille ont
été arrêtées, etc.
2. Approximativement cinq à six mille personnes sont parties
d'Europe, la plupart venant de France, d'Allemagne ou de Grande
Bretagne.
De nouvelles tendances
1. Les djihadistes sont de plus en plus jeunes, des adolescents ou
des post-adolescents. Le groupe qui connaît la plus forte croissance est
celui des 12-17 ans.
2. Les djihadistes ont un faible taux d'éducation religieuse
traditionnelle. La plupart sont juste initiés ou disent avoir vécu une « nouvelle naissance » (« reborn ») dans l'islam radical.
3. Approximativement 80 % d'entre eux sont partis rejoindre
l'organisation Etat islamique avec des amis ou grâce à des amis. C'était
déjà vrai à l'époque d'al-Qaida. Mais cela s'est accentué, avec des
amis virtuels rencontrés sur Internet.
4. On observe une augmentation du taux de convertis, pour la plupart
venus des quartiers les plus pauvres, approximativement un quart du
total. Les convertis ont tendance à être les promoteurs les plus féroces
de la violence et les plus difficiles à convaincre autrement.
5. Alors que les fondateurs d'al-Qaida venaient pour la plupart de
classe moyenne, assez bien instruits et mariés, depuis le 11 septembre
2001, les recrues de la diaspora ont tendance à être plus jeunes, moins
instruites, plus pauvres, célibataires et venant des zones en difficulté
(les banlieues, les bidonvilles, etc.). Cependant, on observe une
recrudescence du recrutement dans les classes moyennes, comme les
employés publics, des gens qui viennent d'entrer sur le marché du
travail, etc.
6. On compte de plus en plus de femmes impliquées, approximativement
1/8 du total des combattants venant d'Europe (ce sont principalement des
adolescentes et des post-adolescentes).
7. Les parents sont souvent les derniers à savoir : ils ne sont pas à
l'aise pour parler de politique ou des problèmes d'identité, et ils ont
souvent recours à l'explication du « lavage de cerveau » quand ils
découvrent que leurs enfants sont concernés. (L'expression « lavage de
cerveau » est une création et un héritage de la guerre de Corée. C'est
ainsi qu'on expliquait pourquoi une poignée d'Américains et de
Britanniques ne voulaient pas être rapatriés après la cessation des
hostilités, on supposait qu'ils avaient été conditionnés comme des
chiens de Pavlov par les communistes chinois spécialistes en ingénierie
sociale, une théorie romancée et popularisée dans le roman de Richard
Condon, Un crime dans la tête, qui a inspiré la série Homeland.)
Le rôle des femmes
Les mères sont un élément très important dans certains réseaux, comme
pour celui de Tétouan-Barcelone, selon les recherches en cours de Claudia Carvalho.
Parfois, des jeunes femmes se radicalisent à Tétouan au Maroc puis
viennent à Barcelone et se marient avec des hommes marocains qui ne sont
pas radicaux. Après, elles continuent de discuter avec les radicaux de
Tétouan pour apprendre à devenir recruteurs. Souvent, ce sont les mères
qui encouragent leurs enfants à aller en Syrie ou essayent même de
voyager avec eux. Et ce sont les pères qui généralement entrent en
contact avec la police.
Salah Abdeslam a trouvé refuge à Molenbeek après les attentats de novembre
grâce à Abid Aberkan (certains rapports le désignent comme un cousin ou
un neveu de Salah Abdeslam). Il vivait dans le sous-sol de la maison de
la mère d'Aberkan : Djemila M. Abid Aberkan et Djemila M. ont été
arrêtés avec la femme d'Abid Aberkan, Sihane A., après la capture de
Salah Abdelsam. Abid Aberkan est toujours en détention. La mère a été
accusée d'abriter Salah Abdelsam, mais elle a été libérée. Quant à la
femme de Salah Abdeslam, elle n'a pas été inculpée et a été libérée. Une
mère a donc été impliquée. La plupart du temps, dans les pays
occidentaux, les parents ne sont pas au courant, tandis que dans
certains réseaux marocains, les parents sont parfois impliqués.
Les recherches sur les réseaux criminels (non terroristes) aux
Pays-Bas ont montré que les femmes jouent un rôle crucial de
facilitateur. Elles ne font pas partie de l'activité criminelle, mais
sans elles, le réseau peut s'effondrer. Peut-être que quelque chose de
semblable se passe avec les femmes dans le recrutement djihadiste en
Europe.
La plupart des femmes que nous avons interrogées et qui désirent
rejoindre l'organisation Etat islamique peuvent être considérées comme
« post féministes et post adolescentes » : elles sont fatiguées d'une
société où les adultes sont apparemment asexués et culturellement
indistincts. L'organisation Etat islamique et al-Qaida fournissent des
lignes rouges claires : les hommes sont des hommes et les femmes sont
des femmes. L'homme idéal est quelqu'un qui va donner sa vie pour une
cause. Le seul domaine où il y a un flou dans la distinction entre les
sexes est la promotion de la violence, laquelle est vécue comme un rite
de passage pour la libération personnelle, la libération de l'Oumma
islamique et celle de l'humanité dans son ensemble. C'est en se livrant à
la violence qu'ils deviennent adultes.
Dans nos entretiens, aussi bien les jeunes hommes que les jeunes
femmes disent qu'ils se sentent en dehors de leur société d'accueil,
comme des transsexuels, ils ne se sentent ni arabe (ils ne sont pas
capables de parler en arabe avec leurs parents) ni français, allemand,
britannique ou espagnol (pays dans lesquels ils se voient toujours
suspectés et dans lesquels ils n'ont pas l'impression d'être égaux aux
autres citoyens). Ils ne ressentent aucune obligation morale à l'égard
de leurs sociétés d'accueil, mais ils disent avoir une mission morale de
défendre les opprimés. A Paris, le chercheur Farhad Khosrokhavar a fait un beau travail sur ce sujet.
Les femmes partent pour trois motifs principaux :
- Un motif humanitaire. Elles veulent aider en devenant médecin, infirmière, enseignante, ce qu'elles sont autorisées à être dans le califat. Ce motif était un peu plus important dans la phase pré-organisation Etat islamique/califat, mais reste toujours important pour Al Nusra.
- Le romantisme. Elles partagent sur les réseaux des photos de « jihotties », de beaux moudjahidines. En voulant aller dans un pays lointain, elles cherchent à épouser un beau guerrier.
- La volonté de devenir une guerrière. Ces femmes veulent rejoindre la police féminine de l'organisation Etat islamique, la brigade Al-Khansaa. Elles réclament plus de décapitations, partagent des clips de l'organisation Etat islamique montrant des femmes tirer avec des AK-47. Elles sont tournées vers la violence et veulent y participer. Après que la Turquie a commencé à fermer la frontière avec la Syrie, elles ont appelé leurs sœurs à mener des attaques à l'Ouest.
Ces trois éléments comptent chez la plupart des femmes, à des degrés
divers. Avant l'établissement du califat, le « récit » mettait en avant
un djihad défensif : « viens sauver ces musulmans ». Après l'établissement du califat, le récit a changé et parle du renforcement de l'Etat : « viens aider à établir le califat ».
Ce nouveau récit appelle les femmes et les familles à migrer. Les
femmes sont considérées comme cruciales pour le « renforcement » de
l'Etat, mais aussi pour la « production » de martyrs. Tout cela offre
aux femmes un rôle important.
En outre, les femmes sont de plus en plus nombreuses à agir en tant
que recruteurs, comme la Marocaine Samira Yerou. Que cela soit pour
faire partie d'Al-Khansaa en menant des attaques, pour être une IS
« fan-girl » sur les médias sociaux (partage de vidéos et de soutien de
la cause sans faire la hijra), pour le recrutement, ou pour venir en
Syrie afin d'exercer en tant que médecin, infirmière ou enseignant ou
même pour devenir femme au foyer ou concierge, ces femmes jouent
clairement un rôle important. Cela est essentiel pour comprendre
l'impact de l'appel de l'organisation Etat islamique aux femmes. Ceci
est la nouvelle forme du « girl power ». Ces femmes comptent.
Une tendance intéressante et quelque peu surprenante : on retrouve
partout le sentiment général que les valeurs occidentales sont « usées », « matérialistes et dénuées de sens ».
Et (après soixante-dix ans de paix relative en Europe de l'Ouest), la
guerre est considérée comme festive, glorieuse, aventureuse et cool.
Nihilisme et convictions
Les volontaires djihadistes ne se considèrent pas comme « nihilistes
», une épithète dont on les a souvent affublés afin d'ignorer
délibérément la gravité, et donc le réel danger de leur engagement. Au
contraire, eux pensent qu'ils combattent le nihilisme de l'Occident,
qui, d'une certaine manière, en relativisant tout et en attribuant à
chaque chose une valeur monétaire, finit par détruire toutes les
constructions morales, les religions et les convictions métaphysiques.
Francophonie et taux de radicalisation
Le meilleur indicateur pour connaître le taux de radicalisation d'un
pays n'est pas sa richesse, son niveau d'éducation, de santé, ou ses
accès à Internet. Le principal indicateur est de savoir si le pays est
francophone ou pas. Aussi étrange que cela puisse paraître, quatre des
cinq pays ayant les taux de radicalisation dans le monde les plus élevés
sont francophones.
Pas de cause première
Les modes de radicalisation sont trop variables pour impliquer des
facteurs environnementaux certains. En France, les points chauds de
radicalisation sont les prisons alors que ce sont les universités au
Royaume-Uni. En France, beaucoup de djihadistes sont de petits
délinquants issus de milieux socio-économiques pauvres alors qu'au
Royaume-Uni, ils viennent de quartiers plus aisés. On ne peut pas non
plus tout expliquer par le conflit interculturel entre les populations
immigrées et les sociétés d'accueil.
La France a adopté une approche assimilationniste avec ses immigrés
tandis que le Royaume-Uni a opté pour le multiculturalisme. Pourtant,
France et Royaume-Uni ont des problèmes de radicalisation comparables.
Le Danemark, la Suède et la Norvège ont comparativement eu peu de
problèmes pour intégrer la deuxième génération, et pourtant leur taux de
combattants par rapport à la population immigrée est supérieur à celui
de la France ou du Royaume-Uni et juste en dessous de celui de la
Belgique.
Dans les mosquées, les prédicateurs radicaux posent un vrai problème
au Royaume-Uni, mais cela ne semble pas être le cas dans le reste de
l'Europe occidentale. Ainsi, les conditions socio-économiques,
l'intégration culturelle, la criminalité, les prisons, les mosquées et
probablement tout autre facteur « environnemental » n'expliqueront pas
le phénomène auquel nous sommes confrontés.
Par ailleurs, poser la question de la quête de sens, d'identité et
l'envie d'action de ces jeunes est un bon début, mais ne suffit pas non
plus à expliquer ce phénomène. La majeure partie des jeunes Européens
sont en quête de sens, d'identité et ont envie d'action, mais très peu
voient le recours à la violence comme le point culminant de leur quête.
Par exemple, si nous prenons les deux mille vingt-neuf citoyens ou
résidents français impliqués dans les réseaux djihadistes (ceux en
Syrie, ceux qui sont revenus, ceux qui ont été tracés, ceux qui
recrutent, ceux arrêtés), selon une récente déclaration du Premier
ministre français, nous parvenons à 0,03 % de la population musulmane
française (en Belgique, ce chiffre s'élève à 0,14 %). Est-ce que
seulement 0,03 % des musulmans français sont en quête de sens,
d'identité, de fraternité et voudraient une vie pleine d'aventures ?
Ajoutez la marginalisation, les griefs personnels ou une position
anti-establishment si vous voulez. Devrions-nous lancer une campagne
massive de mobilisation des jeunes à travers laquelle nous financerions
des initiatives communautaires pour donner aux jeunes une alternative
afin d'empêcher 0,03% de la population musulmane en France (0,003% de
l'ensemble de la population française), d'aller en Syrie ou de lancer
une attaque intérieure ?
Les réseaux actuels et anciens sont réutilisés pour de nouvelles
causes. Prenons la Belgique, par exemple. L'estimation moyenne du nombre
de Belges qui étaient à un moment ou à un autre actifs en Syrie ou en
Irak, s'élève à quatre cent cinquante (estimation supérieure : cinq cent
soixante-deux). Parmi eux, quatre-vingts sont connus pour venir du
groupe Sharia4Belgium dirigé par Fouad Belkacem (qui a été formé au
Royaume-Uni par Omar Bakri et Anjem Choudary d'Al-Muhajiroun de
Sharia4UK)
Contrairement à des groupes radicaux qui l'ont précédé, les membres
de Sharia4Belgium ont gardé des liens et maintenu des contacts régulier
avec leurs amis non radicaux. Ce qui leur a permis d'envoyer à ces amis
des messages réguliers narrant des histoires de guerre, d'aventures, et
de victoires héroïques sur le brutal régime d'Assad. Autre anneau de
recrutement mis en place par Khalid Zerkani – alias papa Noël – :
distribuer des cadeaux aux jeunes en difficulté à Bruxelles et les
encourager à commettre des vols afin de recueillir des fonds pour
envoyer des combattants potentiels en Syrie.
Son groupe est connu pour y avoir envoyé au moins cinquante-neuf
personnes, y compris Abdelhamid Abaaoud. Abaaoud a lui même affirmé
avoir conduit quatre-vingt-dix combattants de l'organisation Etat
islamique (payés 50 000 euros chacun) en Europe à travers les routes
empruntées par les réfugiés afin de mettre en place une vaste gamme de
cellules pour mener des attaques à la bombe TATP et à la kalachnikov.
Presque un combattant belge sur trois vient de Sharia4Belgium ou des
groupes Zerkani, et ce sont seulement ceux qui ont recrutés pas Belkacem
et Zerkani personnellement. Leurs réseaux respectifs sont probablement
responsables du recrutement de la majorité des combattants étrangers
belges. Il n'est pas difficile d'imaginer qu'une poignée de groupes ont
formé et radicalisé la grande majorité des combattants belges qui sont
allés en Syrie.
Il semblerait que des leaders charismatiques, des coordonnateurs et
des réseaux criminels et politiques transnationaux ont été repositionnés
pour servir la stratégie de l'organisation Etat islamique en Europe.
Parmi ceux qui veulent réellement se battre, certains sont motivés par
des raisons profondément idéologiques, d'autres sont simplement excités
par ce que font leurs amis. Le récit, lui, a évolué. Avant
l'établissement de l'organisation Etat islamique, il reposait sur la
revendication typique du djihad défensif : les musulmans sont persécutés
et nous devons les défendre. Avec l'émergence de l'organisation Etat
islamique, le récit est devenu : le califat est le seul endroit dans le
monde où vous pouvez pratiquer l'islam véritable. Voilà le message qui a
été donné aux jeunes recrues à Molenbeek : « Vos parents ne
connaissent pas le vrai islam. Jamais l'Occident ne le laissera être
pratiqué dans sa forme la plus vraie. Le califat est une oasis d'Islam
dans un monde contrôlé par l'hégémonie occidentale. »
Au fond, tout cela ressemble un peu au réseau qui a préparé les
attentats de Madrid en 2004 (auto-organisé, mais inspiré par le message
de Zarquaoui sur Internet : frappez les trains avant les élections, pour
atteindre la coalition en Irak), un réseau constitués de petits
criminels, d'immigrants marginalisés, d'étudiants mécontents, d'amateurs
d'aventure, de chercheurs de sens, et ainsi de suite. Sauf que
maintenant, l'organisation Etat islamique contrôle mieux ses troupes
qu'al-Qaida, avec une meilleure et plus large coopération à travers
l'Europe, l'Afrique du Nord, et les routes des réfugiés du Moyen Orient.
Pemettez-moi pour finir de vous livrer un peu de réflexion
psychologique triviale, mais, je crois, pertinente. Dans la théorie
cognitive de l'émotion, la différence entre la colère et la tristesse
repose sur un seul attribut cognitif : l'agent. L'organisation Etat
islamique est très doué pour déplacer l'affect de ses recrues de la
tristesse vers la colère, la vengeance et la violence. Elle est très
forte pour convaincre les gens que quelqu'un est responsable de
leur misère – l'anomie qui accablerait l'Europe, mais aussi le sentiment
au Moyen Orient et ailleurs, que les arabes sunnites ne sont pas
responsables de leur propre situation, ont souffert à cause des
Etats-Unis et d'autres agents alliés.
Les contre-messages et les moyens utilisés pour les délivrer doivent
donc être mieux ciblés. Aujourd'hui, les contre-messages ont tous la
même forme et sont délivrés par des médias de masse. L'engagement avec
les communautés est trop général et transforme les musulmans de certains
quartiers en communautés suspectes. Le fossé se creuse encore. Au lieu
de cela, nous devrions utiliser les techniques de l'organisation Etat
islamique contre elle-même. Elle envoie des messages sur mesure et les
transmet à travers des réseaux sociaux très soudés ? Faisons la même
chose. Le fait que la majorité des djihadistes soient radicalisés par
leur amis ne signifie pas que la majorité de leurs amis sont des
radicaux. Chaque cercle social a des frères, cousins, amis, qui ne
détestent rien de plus que de voir leurs amis mourir en Syrie ou
effectuer des attaques en Europe. La clé, c'est de trouver les amis
possédant le capital social le plus élevé dans un cercle donné, et
travailler avec eux pour les aider à arrêter ceux qui en sont au stade
naissant de la radicalisation. Il faut choisir les bonnes personnes pour
approcher ces personnes non radicales et à capital social élevé, et les
approcher avec finesse (la police n'est certainement pas le bon
intermédiaire.)
C'est ce que nous allons essayer de faire : nous allons chercher sur
les réseaux sociaux le nom de ceux qui sont partis en Syrie, puis
trouver leurs amis, travailler avec ces derniers pour cibler les recrues
vulnérables dans leur entourage, et les aider à engager un dialogue
préventif avec elles.