Quelle est la
crédibilité de l’Europe ? Aujourd’hui, tout le monde nous met en garde
contre la propagande, la « post-vérité » et la falsification de
l’histoire par la Russie et par Daesh. Et pour cause. Mais, en même
temps, notre propre enseignement de l’histoire est myope et
eurocentriste depuis beaucoup trop longtemps. Nous avons tous appris que
la Renaissance, l’Humanisme et les Lumières constituent des succès
purement européens. Des humanistes comme Pétrarque auraient retrouvé
dans des vieux monastères des manuscrits grecs et romains perdus. Cela
nous aurait menés à une valorisation de l’homme par rapport à l’Eglise
et de la pensée critique par rapport aux dogmes et donc à la fin du
Moyen Âge.
Cette version de l’histoire est simplement fausse.
S’il est vrai que beaucoup de livres romains ont effectivement été
retrouvés par les humanistes, cela ne vaut pas pour les textes grecs.
Les écrits des auteurs et scientifiques grecs les plus importants sont
arrivés en Europe grâce au fait qu’ils ont été traduits en arabe. Ce
mouvement de traduction fut initié par les califes de Bagdad au VIIIe
siècle. Les œuvres centrales furent l’astronomie de Ptolémée, la
géometrie d’Euclide et la médecine de Galen. En même temps, des textes
scientifiques indiens et perses furent traduits en arabe. Des
scientifiques musulmans portèrent chacune de ces sciences à un niveau
supérieur. Leurs calculs ont constitué les fondements des travaux de
Copernic et de Newton.
L’apport d’Ibn Rushd : un séisme intellectuel
La philosophie était non moins importante à la cour
de Bagdad. Platon et Aristote y étaient les plus populaires, leurs
textes étaient étudiés et discutés en profondeur. Les philosophes
islamiques étudiaient la même question que leurs collègues chrétiens
quelques siècles plus tôt et quelques siècles plus tard : comment
concilier la philosophie avec la théologie des textes sacrés ? En Europe
Saint-Augustin (mort en 430) avait arrêté ce débat et interdit la
pensée critique. Tous ceux qui essayaient de raisonner de manière
critique furent empêchés de s’exprimer ou même excommuniés. Cela n’était
pas le cas dans le monde arabe, du moins jusqu’à la fin du XIIe siècle.
Le dernier grand philosophe musulman fut Ibn Rushd,
mieux connu par son nom latin Averroès. Il naquit en 1126 à Cordoue, la
capitale d’Al Andalus (l’Andalousie) qui était devenu, avec le Caire, le
centre intellectuel du monde islamique après le déclin de Bagdad. En
Europe on appelait Averroès « le Commentateur » parce qu’il commenta
Aristote plus que n’importe qui. En plus, c’est par la traduction de ses
commentaires qu’Aristote a été introduit en Europe.
Averroès déclencha en Europe un séisme intellectuel.
Sa thèse était qu’il n’y a qu’une vérité mais qu’il y a deux manières
pour trouver cette vérité : par la foi mais aussi par la philosophie. Si
ces deux se contredisent il faut interpréter les textes sacrés de
manière allégorique. Autrement dit, dans la recherche de la vérité, la
philosophie (ou la science) est plus importante que la foi. En outre, il
ne croyait pas en l’immortalité de l’âme ni en la création de
l’univers.
Les thèses d’Averroès furent rapidement adoptées et
apprises dans les premières universités européennes : Paris, Bologne,
Padoue et Oxford. L’Eglise était en état de panique. La force de ses
arguments et la langue philosophique d’Aristote étaient trop fortes. En
1277, l’évêque de Paris condamna et interdit les idées d’Averroès. Pour
ce faire, il ne développa pas ses propres arguments mais il copia ceux
d’un opposant islamique de la philosophie : Al Ghazali. Ce fut Thomas
d’Aquin qui, finalement, remporta le débat contre Averroès avec ses
livres Contre Averroes et Summa Theologica, dans
lesquels il utilisa la logique d’Aristote (et ironiquement aussi
d’Averroès) pour remettre la théologie au-dessus de la philosophie.
Les détours islamiques de la tradition judéo-chrétienne
Néanmoins, cela n’a pas arrêté la libre-pensée
d’Averroès. Jusqu’au XVIIe siècle, des savants catholiques écrivirent
des livres pour défendre l’immortalité de l’âme. Même Descartes se
sentit obligé d’écrire contre Averroès. Malgré tout, les idées
d’Averroès se glissèrent dans la philosophie européenne par la pensée
juive. Pour expliquer cela, nous devons remonter dans le temps,
notamment à Maimonide. Ce penseur juif important (et médecin de Saladin)
était un contemporain d’Averroès. Après avoir lu ses livres, il adopta
sa philosophie presque intégralement. Pendant des siècles, les livres de
Maimonides furent lus et suivis comme des œuvres classiques dans le
monde juif.
Un des plus grands penseurs juifs du XVe siècle fut
Elie del Medigo, professeur à l’université de Padoue. Il s’autoproclama
« disciple de Maimonide ». Padoue était connue comme un bouillon de
culture de l’Averroisme. Del Medigo enseigna Averroes à – entre autres –
l’humaniste Jean Pic della Mirandole, qui écrivit l’œuvre importante Discours de la dignité de l’homme (1486), par certains appelée le Manifeste de la Renaissance.
Encouragé par Erasme, Thomas More traduisit la biographie de Pic en
anglais. Voilà comment la tradition judéo-chrétienne connut quelques
détours islamiques au cours des siècles.
Averroes dut attendre plus de 400 ans après sa mort
pour rencontrer son plus grand succès. Baruch Spinoza, un des pères des
Lumières, venait d’une famille qui avait pris la fuite de l’Espagne et
du Portugal et s’était installée à Amsterdam après la Reconquête. Via la
tradition intellectuelle juive, il entra en contact avec les idées
d’Aristote, Maimonide, del Medigo et Averroes. Spinoza aussi se vit
reprocher de nier l’immortalité de l’âme et même l’existence de Dieu et
il fut exilé de sa communauté à Amsterdam. Son discours pour la pensée
critique et indépendante eut une influence profonde sur les Lumières.
Sans aucun doute, les scientifiques et les
philosophes islamiques exercèrent une influence significative sur la
pensée européenne. C’est néanmoins également une réalité que le monde
arabe est plongé dans une crise intellectuelle depuis des siècles. Des
dictatures et l’intégrisme religieux ont détruit la pensée arabe tandis
que l’Europe a pris une avance spectaculaire. Mais prétendre que la
culture musulmane n’a rien produit constitue une contre-vérité
historique. Si l’Europe veut s’opposer à la falsification de l’histoire
commise par autrui, elle doit tout d’abord s’en abstenir elle-même et
redonner à la vérité la place qu’elle mérite dans notre enseignement de
l’histoire.
Par Koert Debeuf, historien et directeur du tahrir institute for middle east policy europe.
VOIR AUSSI :