En décembre 2004, quelques mois avant que l’Irak ne se
dote d’un gouvernement à dominance chiite, le roi Abdallah de Jordanie,
allié des Etats-Unis, popularisait dans un entretien au Washington Post
l’expression de « croissant chiite » pour mettre en garde contre la
volonté de l’Iran d’étendre son influence vers la Méditerranée via
Bagdad (Irak), Damas (Syrie) et Beyrouth Sud (Liban).
Une décennie plus tard, cet “axe chiite” tant redouté
par les puissances sunnites est plus que jamais au cœur de l’actualité
avec les guerres de Syrie et d’Irak. La situation précaire dans laquelle
se trouve le Moyen-Orient procède effectivement d’au moins deux
dynamiques. Il y a d’une part l’équilibre fragile né de la rivalité
américano-russe alors que Washington est depuis plusieurs années
affaibli par les guerres-fiascos du Golfe et que Moscou, historiquement
attaché aux mers chaudes, y est devenu à nouveau un acteur central.
D’autre part, la situation précaire au Moyen-Orient découle du bras de
fer opposant Téhéran au monde sunnite comme à Israël et aux Etats-Unis.
Enfin, il convient évidemment de ne pas oublier les enjeux énergétiques
qui forment l’arrière-plan de cet affrontement multi-facettes.
Les deux phases de la guerre en Syrie
La guerre en Syrie, présentée principalement dans les
médias comme “une guerre juste” contre l’Etat islamique, est d’abord et
avant tout le fruit de ce double jeu de tensions. De 2011 à aujourd’hui,
la première étape de cette guerre fut celle de la remise en cause du «
nouvel ordre mondial » né des décombres de la chute de l’URSS en 1991.
Un nouvel ordre dominé par une seule hyperpuissance, gendarme planétaire
auto-proclamé, qui pouvait, du jour au lendemain, faire chuter un
dictateur jugé soudainement récalcitrant ou infréquentable. La chute de
Mouammar Kadhafi en 2011 fut l’ultime manifestation, triomphale mais
paradoxale, de ce nouvel ordre mondial en forte déconfiture morale
depuis 2001 et plus encore depuis l’invasion de l’Irak en 2003.
L’intervention occidentale a entraîné la colère de la Russie et de la
Chine, qui se sont senties à juste titre “jouées” par les occidentaux
qui outrepassèrent très vite le mandat onusien qu’elles avaient consenti
à donner à l’OTAN. Vladimir Poutine promit qu’on ne l’y reprendrait pas
et commença à poser les bases d’une nouvelle réalité internationale que
l’on connaît désormais par l’expression de “monde multipolaire”.
La résistance de Bachar el Assad depuis 2011, le
soutien diplomatique puis militaire russe à partir de septembre 2015,
enfin la stabilisation du régime syrien, aujourd’hui en voie
d’achèvement est une première manifestation de ce « nouvel nouvel ordre
mondial », dont la Chine devient également le garant discret mais
essentiel. D’une certaine manière, en Syrie, Vladimir Poutine a d’ores
et déjà obtenu ce qu’il voulait : la protection des intérêts
stratégiques russes, avec notamment la base navale de Tartous, seul
point d’accès russe en Méditerranée, et surtout un coin enfoncé dans le
nouveau duel dominant qui s’ébauche entre Washington et Pékin et
inquiète Moscou. D’où la volonté russe de rétablir et de préserver un
dialogue particulier avec le pouvoir américain qui lui redonne le statut
de grande puissance, politique et militaire, illustration d’un monde
multipolaire où la communauté internationale ne se réduit plus à la
réunion impuissante mais fanfaronnante de pays occidentaux, mais agit
ailleurs et autrement, en l’espèce à Astana, capitale du Kazakhstan et
lieu très symbolique des actuelles négociations de paix, entre Asie et
Europe.
L’Est syrien, passage obligé pour le corridor iranien vers la Méditerranée
La guerre de Syrie est aujourd’hui entrée dans une
seconde phase, où l’Iran apparaît davantage comme le cœur du cyclone.
L’enjeu principal pour Téhéran est de réaliser un corridor terrestre qui
lui permette de rejoindre la Méditerranée et de matérialiser cet axe
chiite qui n’a qu’une existence politique, culturelle et religieuse très
relative. En effet, si l’Irak est majoritairement composé de chiites,
la majorité de ceux-ci habitent le Sud-Ouest du pays, l’Ouest et le Nord
étant des terres sunnites (avec également des Kurdes au Nord). Quant à
la Syrie, son appartenance à une entité culturelle chiite est encore
moins évidente. La majorité de la population syrienne est sunnite. Mais
depuis l’arrivée des baasistes au pouvoir en 1963 et surtout depuis le
coup d’Etat de Hafez al-Assad en 1970, le pouvoir est aux mains des
Alaouites, organisés autour du clan Assad. Néanmoins, cette ethnie est
minoritaire (10 à 15% de la population totale), concentrée dans la
région de Lattaquié au Nord-Ouest du pays, et représente une branche
dissidente du chiisme, considérée par les Chiites eux-mêmes comme une
secte presque ésotérique.
L’arc chiite souhaité par l’Iran ne plaît pas à Washington |
Il était donc essentiel pour Téhéran d’exercer son
influence dans la région pour faire se concrétiser cette ouverture vers
la Méditerranée. Le Hezbollah libanais, créé à la suite de
l’intervention militaire israélienne au Liban de 1982, est probablement
depuis cette date la principale incarnation pratique de cette stratégie
extérieure iranienne et il sortira probablement renforcé de la guerre
syrienne, autant par le prestige qu’il y aura gagné que par l’expérience
et les compétences que lui aura apporté cette guerre.
Barack Obama, Donald Trump et l’Iran
Barack Obama avait beaucoup de défauts, à commencer
par celui d’une certaine forme de mollesse diplomatique. Alors qu’il n’a
jamais été un néoconservateur acharné – c’est tout à son honneur – le
précédent président américain a eu beaucoup de mal à s’imposer face aux
tenants de cette doctrine géopolitique, à l’image d’Hillary Clinton qui
lui força la main en Libye. Face à la question russe, en Ukraine et en
Syrie, Barack Obama a alterné entre reculade humiliante (armes chimiques
en 2013) et aveuglement cynique (soutien aux djihadistes syriens ou aux
nationalistes ukrainiens), dégradant dangereusement les relations entre
Moscou et Washington, alors même qu’il souhaitait à son arrivée au
pouvoir en 2008 procéder à un « reset » entre les deux pays.
S’il y a en revanche un dossier où Barack Obama a fait
preuve d’un certain courage et de bons résultats, c’est bien davantage à
l’endroit de l’Iran, avec la signature, en juillet 2015, d’un traité
visant, dans le cadre du P5+1 (les cinq membres du Conseil de sécurité
de l’ONU – Chine, France, Russie, Royaume-Uni, États-Unis – plus
Allemagne), à lever les sanctions économiques et financières contre
Téhéran relatives au programme nucléaire iranien. C’était faire preuve
d’une certaine “vision” que de se rapprocher de la Perse, ce vieil État
du Moyen-Orient, si nécessaire à cette région pour sa stabilité et sa
culture, si nécessaire surtout pour que Washington retrouve la politique
qui fut la sienne jusqu’à 1979, celle d’une relation équilibrée au
Moyen-Orient, sur « deux jambes », entre l’Iran chiite d’un côté et
l’Arabie Saoudite sunnite de l’autre.
Il y eut dans la campagne présidentielle de Donald
Trump beaucoup de bonnes choses, contrairement à ce qu’ont dit les
éditocrates parisiens. Le magnat de l’immobilier remit au goût du jour
des principes réalistes, osa briser le tabou de l’insanité que fut la
guerre en Irak, montra du bon sens en rappelant qu’il fallait discuter
avec Vladimir Poutine sans se boucher le nez et eut le courage de dire
que si l’Etat islamique était vraiment une priorité, encore fallait-il
arrêter de vouloir faire tomber Bachar al-Assad, comme le souhaitait
Hillary Clinton. Mais, à côté de ce bon air réaliste, une zone d’ombre
obscurcissait le discours de celui qui n’était encore que candidat.
Voilà que Donald Trump souhaitait revenir sur le Traité de juillet 2015
levant les sanctions avec l’Iran ! La politique anti-perse du Donald
était le grand danger, le point aveugle de sa campagne. Elle est
aujourd’hui le grand écueil de la politique du président Trump, d’autant
qu’elle signifie en miroir une alliance contre-nature toujours plus
forte avec l’Arabie Saoudite, dont l’idéologie wahhabite mortifère a
engendré Al-Qaïda et dont l’Etat islamique n’est que le double maléfique
et spectaculaire.
Les objectifs de Donald Trump : détruire l’État islamique puis endiguer l’Iran
En visite en Arabie Saoudite les 21 et 22 mai, Donald
Trump a qualifié la lutte contre le terrorisme de bataille entre le Bien
et le Mal, à la manière d’un Georges W. Bush. Pour utiliser un
qualificatif moins vague qu’une catégorie morale, le président américain
a estimé que l’Iran attisait « les feux du conflit confessionnel et du
terrorisme » et a appelé « toutes les nations » à « travailler ensemble
pour isoler l’Iran ». Accuser l’Iran chiite de terrorisme quand on est
soi même sur le sol wahhabite du Royaume saoudien et que des attentats
djihadistes sunnites ensanglantent régulièrement l’ensemble des pays du
monde est aussi pertinent que d’accuser en 2003 l’Irak, modèle de
dictature laïque et nationaliste, d’être responsable des attentats du
World Trade Center.
> Lire aussi : Premiers pas dans le vaste monde pour Donald Trump
Fait relativement rare avec le président américain
plutôt brouillon, sa feuille de route est annoncée depuis longtemps. Le
premier objectif stratégique très clairement explicité dans son
programme présidentiel est de “détruire l’Etat islamique en 100 jours”.
Le second également annoncé est d’endiguer l’Iran.
Certes, 100 jours pour vaincre Daech était un objectif
de campagne donc par définition optimiste. Mais les Américains ont mis
les bouchées doubles en Syrie et en Irak : l’Etat islamique ne cesse
partout de reculer. A Mossoul, la coalition internationale a amorcé la
dernière phase des opérations pour reprendre l’intégralité de la
capitale irakienne du Califat. En Syrie, Donald Trump a fait le pari de
soutenir massivement les Forces démocratiques syriennes (FDS), dominés
par les Kurdes pour reprendre Raqqa. Il y a quelques jours, ce fut la
première fois que les combattants des YPG (la branche armée du parti
kurde PYD) ont pu apercevoir à l’œil nu la capitale syrienne du Califat
depuis les collines situées au Nord de celle-ci, qu’ils contrôlent
désormais. Les forces spéciales américaines (mais aussi françaises…) ont
activement pris part à la reprise de la ville et du barrage stratégique
de Tabqa sur la route reliant Alep à Raqqa. En réalisant cette percée,
les FDS s’assurent quasiment la reprise de Raqqa. L’éphémère projet des
Turcs d’effectuer une percée éclair depuis l’extrême-Nord de la Syrie,
entre les cantons kurdes d’Afrin et de Kobané, pour marcher jusqu’à
Raqqa est mort né. D’abord parce que les Russes et les Américains s’y
sont radicalement opposés. Ensuite parce que les Turcs ont eu le plus
grand mal à reprendre avec les rebelles syriens (et islamistes !) qu’ils
soutiennent la seule ville d’Al-Bab des mains de l’Etat islamique. Il
reste aujourd’hui à l’EI un précaire corridor le long de l’Euphrate,
avec quelques villes comme l’Est de Deir-Ezzor, Al-Quriyah, Al-Bukamal
et Al-Qa’im à la frontière entre la Syrie et l’Irak. Au Nord-Ouest de
Raqqa, la ville de Maskanah est en train de tomber aux mains de l’Armée
syrienne tandis qu’en Irak, les milices chiites, l’Armée irakienne et
les peshmergas kurdes ne cessent d’avancer. La stratégie de Donald
Trump, beaucoup plus offensive et pragmatique que celle de Barack Obama,
a été payante pour accélérer la chute de Daech. Mais le problème
concerne davantage la suite…
Donald Trump est en train aujourd’hui de mettre en
œuvre le second volet de sa stratégie, qui consiste à endiguer l’Iran
chiite, au risque de dangereux incidents en Syrie avec Moscou, grand
allié de Téhéran. Et ce alors même que le président Rohani, chef de file
des modérés, vient d’être réélu en Iran. Si la situation venait à
s’envenimer dramatiquement entre Washington et Téhéran, il n’est pas sûr
que son successeur le soit autant. Les conservateurs auront beau jeu
alors de faire passer les modérés, partisans d’une ouverture avec les
Occidentaux, pour de dangereux collaborateurs du “grand Satan”.
A Riyad, les armements américains sont pointés vers Téhéran
Le premier élément qui montre que le président Donald
Trump a initié la seconde partie de son projet diplomatique (endiguer
l’Iran) concerne la politique saoudienne des Etats-Unis. Alors que
Donald Trump, réaliste, avait déçu les pays du Golfe en ne reprenant pas
à son compte la volonté d’une Hillary Clinton de faire tomber Bachar
Al-Assad pour offrir le pays aux puissances sunnites, quitte à se
froisser avec la Turquie néo-ottomane de Recep Erdogan en offrant la
victoire de la lutte contre Daech aux Kurdes du PYD, le président
américain vient de rassurer Ryad, allié historique des Etats-Unis, en
signant lors de son voyage diplomatique des contrats commerciaux pour
plus de 300 milliards de dollars, comportant un gros tiers de ventes
d’armements, ainsi que des investissements saoudiens sur le sol
américain. Ce qui permet à Donald Trump de répondre à ses engagements de
campagne : les alliés des Etats-Unis paieront pour la protection de
Washington. Commerce et investissements (plutôt que pétrole) contre
sécurité. Le deal n’a pas vraiment changé depuis que le président
Roosevelt et le roi Ibn Saoud, fondateur du Royaume, ont signé le Pacte
du Quincy sur le croiseur américain du même nom en 1945, même si les
besoins de Washington en pétrole ne sont plus les mêmes depuis que les
huiles de schiste ont permis aux Etats-Unis de devenir le premier
producteur mondial d’or noir.
En alimentant Riyad en armes américaines, notamment en
systèmes anti-aériens Patriot et antimissiles THAAD, Washington
accentue les dépenses de défense d’un royaume dont la course aux
armements est ostensiblement tournée vers Téhéran. Selon un responsable
de la Maison-Blanche, les contrats d’armements signés par Donald Trump
ont pour objectif de « soutenir à long terme la sécurité de l’Arabie
saoudite et de la région du Golfe face aux menaces de l’Iran ». Ita Missa est :
Washington envoie via Riyad un message très clair à Téhéran. Rappelons
que, lorsqu’il fut question dans les années 1990, sous Bill Clinton,
d’installer un bouclier antimissiles en Europe – ce qui est aujourd’hui
le cas du bouclier THAAD qui s’installe progressivement en Roumanie et
en Pologne –, les Américains se sont empressés de rassurer les Russes en
leur promettant que le bouclier antimissiles n’était pas destiné à
déstabiliser la capacité de dissuasion nucléaire de Moscou, mais à
prémunir l’Europe contre des frappes provenant d’Etats « voyous » et «
terroristes », au premier rang desquels, l’Iran. La rhétorique
criminalisante et punitive est de retour !
Le Sud de la Syrie, terre de lutte entre Washington et Téhéran
Le second élément de cette lutte américaine contre
l’Iran concerne la Syrie, où les Américains soutiennent massivement les
rebelles du Front du Sud, à la frontière avec la Jordanie et l’Irak. Le
désert syrien, que l’on qualifiait jusqu’ici de « Syrie inutile »,
devient hautement stratégique, notamment pour Téhéran. Les Etats-Unis,
en soutenant la rébellion syrienne, ne cherchent pas à abattre l’Etat
islamique (les Kurdes et le régime s’en chargent), mais à contrer le
projet iranien de corridor vers la Méditerranée. Ceci nécessite, pour
être précis, quelques explications sur les objectifs politiques de
Téhéran et sur les faits militaires qui se déroulent actuellement dans
le Sud de la Syrie.
La nouvelle route iranienne (en rose) passant par le Sud de la Syrie |
Dans l’objectif de réaliser un corridor terrestre vers la
Méditerranée, l’Iran souhaite créer une route qui passe par l’Irak, où
les milices chiites lui sont inféodées et dont le gouvernement à
dominance chiite lui témoigne d’un certain soutien, et par la Syrie,
dont l’Est est aujourd’hui aux mains de l’Etat islamique, même si celui
s’écroule lentement. Pour Téhéran, il faut donc s’assurer d’une part que
les milices irakiennes, qui vont de l’Est vers l’Ouest, puissent
“tracer” une route chiite en Irak, et d’autre part que le régime syrien
regagne l’Est de la Syrie.
Petit détour par l’Irak
Dans le Nord de l’Irak, la route iranienne passe d’Est
en Ouest par Shirqat, au Sud de Mossoul, par Tel Afar, à l’Ouest de
Mossoul, et encore plus à l’Ouest par la ville de Sinjar. La ville de
Shirqat étant déjà libérée, les milices chiites sont en train de
reprendre à l’Etat islamique la ville de Tel Afar. Dans la région de
Sinjar, ces milices avancent, mais les Peshmergas kurdes y sont
également très implantés. Une fois atteint l’Ouest de l’Irak, la route
iranienne franchit la frontière et passe en Syrie où l’étape essentielle
est Deir ez Zor. L’Ouest de la ville est encore aux mains du régime,
mais celui-ci se trouve encerclé par l’Etat islamique, qui en contrôle
l’Est. Il est donc essentiel que le régime de Damas parvienne à réussir
sa percée vers l’Est en partant de la cité antique de Palmyre pour
rejoindre Deir ez Zor. Mais la libération de cette ville sunnite
pourrait aussi venir de l’Est si les milices chiites irakiennes
décidaient de franchir la frontière irakienne. Elles ont d’ores et déjà
annoncé qu’elles se donnaient cet objectif. Les prochaines semaines
diront si elles y parviennent.
La stratégie américaine au Sud de la Syrie pour couper la route iranienne vers la Méditerranée
C’est là que Washington et la Jordanie entrent en jeu.
Les Américains ont compris que les poches rebelles qui se trouvent
autour de Damas dans la Ghouta orientale ou dans Homs ne sont
aujourd’hui d’aucune utilité stratégique tandis que le gouvernorat
d’Idleb est quant à lui de facto contrôlé par l’ancien front
Al-Nosra, donc par Al-Qaïda. Les rebelles encerclés de Homs et de Damas
n’ont d’autre choix aujourd’hui que de rejoindre le régime de Damas ou
de s’exiler vers Idleb (grâce aux échanges autorisés lors des
négociations d’Astana), mais en tombant dans ce cas sous la houlette
d’Al-Qaïda. Pour vaincre les ambitions iraniennes en Syrie, les
Etats-Unis ont donc préféré s’appuyer sur la seule zone du pays où
l’étiquette d’Armée syrienne libre (ASL) a encore une certaine
signification. Il s’agit des rebelles du Front du Sud, qui se situent à
la frontière avec la Jordanie et dans une moindre mesure avec l’Irak.
Dans cet immense Sud-Est syrien, désertique et
largement inhabité, les rebelles dépendent de leur capacité à faire la
jonction avec la Jordanie. Car les Américains ont constitué à Tanef, qui
se situe à la frontière entre les deux pays, une base militaire d’où
ils peuvent ravitailler, armer et former les rebelles. Depuis ce lieu,
une route monte vers le Nord. Au bout d’une petite centaine de
kilomètres, après une intersection, elle mène soit à l’Ouest vers Damas,
soit au Nord vers Homs, soit à l’Est vers Deir ez Zor (par Palmyre).
C’est cette intersection qui fait aujourd’hui l’objet de rudes combats.
Les milices chiites soutenues par l’Iran, marchant de conserve avec
l’Armée du régime syrien, sont en première ligne face aux rebelles
syriens du Front du Sud, soutenus par l’armée américaine. Comme
l’explique bien Fabrice Balanche : “Les rebelles soutenus par les
Etats-Unis ont repoussé l’armée syrienne sur la route de Tanf. Cependant
l’armée syrienne essaient d’encercler Tanef depuis le Jebel Druze et
Palmyre. Si les rebelles ne peuvent plus sortir de la poche de Tanef, la
base américaine deviendra inutile. L’arrivée des milices irakiennes à
la frontière syrienne à l’Est montre leur volonté de reprendre la
frontière syro-irakienne et ne pas l’abandonner aux rebelles
pro-américains après la défaite de Daesh”. Et F. Balanche de préciser : “Les
milices irakiennes ne veulent pas un affrontement direct avec les
rebelles, elles n’auraient pas le soutien de l’aviation russe et
syrienne. La solution consiste à enfermer les rebelles et s’ils
s’aventurent un peu trop loin de Tanef, ils seront éliminés”.
Risque d’incidents américano-russes
Tel semble donc désormais l’enjeu pour le bloc
Syrie/Russie/Iran : contenir les rebelles pro-américains autour de
al-Tanef pour qu’ils n’empêchent pas le régime de reprendre l’Est syrien
vers Deir Ezzor via Palmyre et de permettre ainsi à l’Iran de réaliser
son corridor vers la Méditerranée. La situation est néanmoins
dangereuse car dans cette entreprise s’opposent – indirectement – les
Etats-Unis et la Russie. Une escalade est certes improbable, mais des
incidents peuvent néanmoins se produire. N’oublions pas qu’en septembre
2016, des frappes aériennes américaines s’étaient “malencontreusement”
trompées de cible à Deir ez Zor. Au lieu de toucher l’Etat islamique,
elles avaient tué 62 soldats syriens. Une erreur qui ressemblait
beaucoup à un coup de semonce… Plus récemment, après l’attaque chimique
imputée (sans preuves) au régime syrien dans le gouvernorat d’Idleb, les
Américains ont tiré depuis des destroyers situés en Mer Méditerranée 59
missiles de croisière Tomahawk qui ont visé la base aérienne
d’Al-Shayrat dans le centre du pays, celle-là précisément qui permet au
régime de mener des opérations aériennes dans l’Est syrien (la Russie
n’y déploie que des hélicoptères). Un simple coup de semonce, car, en
réalité, Washington avait prévenu Moscou et donc…Damas. Les dégâts ont
par conséquent été limités.
Beaucoup plus clairement encore, l’aviation américaine a bombardé le 18 mai les milices chiites irakiennes qui s’avançaient vers al-Tanef. On ne pouvait être plus clair. Les Russes se sont empressés de lancer eux aussi un voire deux coups de semonce. Le 1er juin, l’aviation russe a répondu en frappant les rebelles pro-américains sur la route d’al-Tanef.
Moins directement mais tout aussi clairement, la Russie a visé la
veille l’Etat islamique au Sud de Palmyre grâce au tir de quatre
missiles de croisière Kalibr. Deux nouveaux bâtiments de guerre, la
frégate Essen et le sous-marin Krasnodar étaient en
Méditerranée pour rejoindre leur nouvelle base navale de Sébastopol. Sur
le chemin, ils ont utilisé l’équivalent russe des Tomahawk.
Une frégate et un sous-marin russes ont tiré quatre missiles de
croisière “Kalibr” sur des positions de Daech proches des rebelles
pro-américains.
Si les Kalibr ont bien visé l’Etat islamique, ils ont
touché une cible qui ne se trouve qu’à quelques dizaines de kilomètres
de la zone tenue par les rebelles syriens pro-américains. Ces coups
de semonce américains et russes visant à définir des lignes rouges
réciproques et à constituer ainsi un équilibre au Sud de la Syrie ne
sont pas sans danger. Le régime syrien et les milices chiites
irakiennes sont peut-être en train de réussir à encercler al-Tanef,
rendant la base américaine impuissante. Quelle sera la réaction
américaine ? Quelle sera aussi la réaction américaine lorsque l’Armée
syrienne, appuyée par l’aviation et les forces spéciales russes,
marchera vers Deir ez Zor et arrivera à rejoindre les milices chiites
qui se trouvent en Irak dans la région de Sinjar et qui pourraient elles
aussi bientôt atteindre la frontière à la faveur du recul de l’Etat
islamique ?
Et la France dans tout ça ?
Donald Trump est dans sa méthode beaucoup plus
pragmatique que Barack Obama. Il l’est peut-être aussi dans sa
détermination à atteindre son second objectif – endiguer l’Iran – qui
est beaucoup plus important que le premier – détruire l’État islamique –
aux yeux de l’establishment militaro-industriel américain. Dans ce
jeu politique dangereux, où des leaders aux fortes personnalités
s’affrontent, la voie de la France serait essentielle. Emmanuel Macron a
fait preuve dans son discours d’une certaine fermeté. Il parvient
également pour l’heure à incarner une fonction présidentielle
profondément abîmée par François Hollande. Mais sera-t-il capable d’une
vision stratégique lui permettant de ne pas se tromper de combat ?
L’urgence aujourd’hui n’est certainement pas de tracer “une ligne rouge”
pour répondre à une éventuelle frappe chimique, ce qui ne peut
qu’encourager les provocations ou machinations et risque au contraire
d’entraîner le président français dans le même mur que Barack Obama en
2013, président américain auquel il ne cesse d’ailleurs de se comparer in petto.
Il faudrait davantage qu’il porte son regard au loin,
vers le désert syrien où l’Iran peut devenir l’objet de tensions
maximales. La France, dont la Perse est une vieille alliée, aurait
ainsi une occasion de revenir dans le jeu diplomatique iranien après le
désastre de la diplomatie de Laurent Fabius, qui fut plus
néoconservateur que les Américains eux-mêmes lors des négociations
qui ont abouti au traité de juillet 2015 relatif à la levée des
sanctions contre l’Iran. Puisque notre président – et c’est heureux – a
des lettres, qu’il se souvienne des mots de Joseph Kessel après son premier
reportage en Syrie en 1926 lorsque l’Armée française était aux prises
avec la rébellion dans le Djebel druze dans le gouvernorat de Soueïda à l’endroit même par lequel le régime de Damas cherche aujourd’hui à encercler les rebelles pro-américains de Tanef : « Trop
souvent, depuis la guerre, la France n’a pas su vouloir, dans un sens
ou dans un autre. Qu’elle ne reste pas en Syrie entre deux chaises. La
Syrie vaut la peine d’un grand effort. Le fait que déjà se montrent des
prétendants à l’héritage du mandat français le prouve suffisamment.
Mais, je le répète, mieux vaut abandonner la partie que de s’user à la
jouer mal ».
Caroline Galactéros, 03-06-2017