Deux
ans après l’intervention russe en Syrie, qu’on le déplore ou non (ce n’est pas
le propos ici), il convient de constater que celle-ci
est un succès et qu’il est possible d’en tirer quelques enseignements
opérationnels. Cette intervention est un succès car elle
a permis d’atteindre son objectif politique premier, qui était de sauver
le régime syrien alors en grande difficulté, et même de contribuer à sa
victoire probable. Le corps expéditionnaire russe a effectivement largement
contribué à l’endiguement des forces rebelles à la fin de 2015 puis, en
particulier avec la prise d’Alep, à la conquête presque définitive du grand axe
de l’autoroute M5, centre de gravité du conflit, pendant l’année 2016 avant de
lancer une campagne dans l’est désertique jusqu’au dégagement de l’aéroport de
Deir ez-Zour, assiégé par l’État islamique.
La
guerre est encore loin d’être terminée mais elle ne peut plus désormais être
perdue par Assad. Il n’y a plus que deux pôles territoriaux rebelles arabes
sunnites cohérents en Syrie : la partie de l’Euphrate syrien encore tenue par
l’État islamique et surtout la province d’Idlib, aux mains d’une
coalition de factions dominée par Hayat Tahrir al-Sham (ex-Jabhat
al-Nosra, alias al-Qaïda). Les autres forces rebelles sont désormais éclatées
et servent souvent de supplétifs à d’autres acteurs par ailleurs concurrents,
comme la Turquie, le Parti de l’union démocratique kurde (PYD), la Jordanie,
Israël ou les États-Unis. Encore une fois, cette évolution est largement le
fait de l’intervention russe qui lui donne aussi un poids diplomatique particulier
tant sur le théâtre lui-même, où la Russie sert d’intermédiaire avec quasiment
tous les acteurs locaux ou extérieurs, que sur la scène internationale, où elle
apparaît à nouveau comme une puissance qui pèse sur les affaires du monde et
avec qui il faut compter.
Il est
intéressant de constater d’abord que ces résultats ont été obtenus avec des
ressources assez limitées, représentant par les forces engagées (4 à 5.000 hommes et 50 à 70
aéronefs comme force principale) et leur coût d’emploi (environ 3 millions d’euros par
jour) environ le quart ou le cinquième de l’effort américain dans la
région (1). On peut comparer aussi l’action de l’opération française au Levant Chammal
(1.200 hommes et environ 15 aéronefs, un million d’euros/jour) et qui, pour n’évoquer
que le volet appui aérien, représente une moyenne de 6 sorties aériennes
(dont une frappe)/jour pour 33 pour les Russes (2). Au regard des résultats obtenus, il
est incontestable que les Russes ont une « productivité »
opérationnelle (le rapport entre les moyens engagés et leurs effets
stratégique) très supérieure à celle des Américains ou des Français. Cela tient
à plusieurs facteurs.
L’intérêt stratégique de l’empreinte lourde
Le
dispositif russe, engagé massivement et par surprise, a d’emblée été complet.
Il n’a pas été précédé d’une phase déclaratoire, ni graduellement diversifié et
renforcé comme celui de la coalition américaine ajoutant des moyens nouveaux
(chasseurs bombardiers puis avions d’attaque, puis hélicoptères d’attaque, puis
pièces d’artillerie, etc.) ou élargissant leur emploi, au fur et à mesure de la
résistance de l’ennemi ou pour « montrer que l’on fait quelque
chose » à son opinion publique. Cette stratégie du « poker »
peut parfois avoir un sens face à un adversaire avec qui on négocie, elle
s’avère beaucoup moins efficace face à un adversaire, comme l’État islamique, à
qui on laisse le temps de s’implanter et de s’adapter.
Lorsque
la France est intervenue au Mali, en janvier 2013, elle ne l’a pas fait
graduellement mais a engagé le plus vite possible l’ensemble de son corps
expéditionnaire. De la même façon, la Russie a déployé un dispositif complet et
cohérent à la recherche de l’atteinte d’un objectif clair, ce qui, là-encore,
n’est pas le cas de la coalition pro-rebelle en Syrie. Ce dispositif aurait pu
être matériellement cédé à l’armée syrienne (ou armée arabe syrienne, AAS,
selon la dénomination officielle) ou aurait pu être servi clandestinement par
des Russes, comme pendant la guerre de Corée ou en Égypte pendant la guerre
d’usure contre Israël (1967-1970). Il a été au contraire parfaitement assumé,
au contraire de l’« empreinte légère » américaine, et cela change la
donne opérationnelle.
La guerre en Syrie est une guerre «
mosaïque », c’est-à-dire qu’elle n’engage pas deux camps
mais plusieurs, à l’instar de la guerre civile au Liban de 1975 à 1990. Ces
camps et leurs sponsors ont des objectifs différents qui les amènent à
converger ou diverger selon les situations, ce qui rend le conflit à la fois
complexe et stable, les reconfigurations politiques annulant souvent le succès
militaires d’un camp. Un paramètre essentiel est qu’en général les sponsors
rivaux, en particulier les
États-Unis et la Russie, n’ont aucune intention de s’affronter directement
et évitent donc, pour en limiter le risque, de « se rencontrer ». Par
voie de conséquence, l’ « occupation éclair » du terrain par
l’un empêche mécaniquement l’autre, placé devant le fait accompli, d’y
pénétrer. C’est la stratégie du « piéton imprudent » qui
traverse une route et oblige les conducteurs de voitures à s’arrêter, que
l’URSS et la Russie ont pratiqué régulièrement. Dans la mesure où il est
toujours possible de se tromper sur la réaction de l’autre, cela induit malgré
tout une prise de risques. Les Soviétiques se sont, par exemple, trompés sur la
réaction américaine après le déploiement de missiles nucléaires à Cuba en 1962
(pas assez rapide) ou sur celle des Afghans après leur intervention de décembre
1979 à Kaboul mais dans l’ensemble ils ont plutôt réussi. Ils sont ainsi
parvenus à s’emparer de la Crimée sans même que l’armée ukrainienne ne combatte
pour protéger son territoire. En Syrie, les hésitations américaines ont
clairement réduit le risque d’un engagement.
A partir
du moment où les Russes ont ouvertement planté le drapeau en Syrie et occupé
l’espace, notamment aérien, les choses devenaient d’un seul coup plus
compliquées pour les autres. S’il est possible de frapper l’AAS, comme le 18
septembre 2016, sans trop de dégâts diplomatiques, il n’en aurait sans doute pas
été de même si les 62 morts avaient été russes (3). Il est significatif qu’un des premiers éléments du
corps expéditionnaire russe à être déployé en Syrie ait été un dispositif
antiaérien moderne avec quelques intercepteurs mais surtout, point
fort russe, des systèmes sophistiqués de missiles sol-air ou mer-air, en
particulier S-300 puis S-400. Il ne s’agissait pas de faire face à la
menace aérienne rebelle, inexistante, mais bien d’imposer une « zone d’exclusion aérienne »
aux autres acteurs extérieurs, en particulier les États-Unis, entravés de cette
façon sur un théâtre d’opération pour la première fois depuis la guerre froide.
Cela n’a pas empêché un appareil russe d’être abattu par l’aviation turque dès
le 24 novembre 2015 (mauvaise anticipation et maladresse tactique), ni des
frappes contre les forces et les infrastructures du régime de Damas, comme
celle déjà évoquée ou encore celle du 8 avril 2017 par la marine américaine
contre la base de Shayrat ou le 7 septembre dernier par l’armée de l’air israélienne
contre le site de Mesayf. En juin 2017, deux drones d’origine iranienne ont été
abattus ainsi que, et surtout, un avion Su-22 syrien au cours du premier combat
aérien conduit par les Américains depuis 1999 (4).
Il faut
cependant noter que les attaques du 8 avril et du 7 septembre ont été
prudemment réalisées avec des missiles de croisière dans le premier cas et avec
des missiles air-sol tirés depuis l’espace aérien libanais dans le second. Les
accrochages de juin, de leurs côtés, sont survenus près des forces sponsorisées
par les Américains, voire les forces américaines elles-mêmes placées à Tanf sur
la frontière syro-irako-jordanienne, timide implantation des États-Unis en
Syrie et désormais bloquée par les forces de la coalition de Damas. Ces actions
témoignent certes de l’incapacité russe à interdire complètement, politiquement
et tactiquement le ciel ; par leur rareté et leur prudence, elles témoignent aussi et
surtout que ce ciel est quand même dominé par les Russes.
Les États-Unis
auraient pu jouer cette carte de l’exclusion du sol et au moins du ciel, par
l’engagement de systèmes tactiques efficaces. Ils n’ont pas osé, hésitant
longtemps à fournir du matériel sophistiqué aux factions rebelles, au moins
jusqu’en 2014 pour les missiles antichars, et toujours pour les moyens sol-air.
Ils ont encore plus hésité à engager ouvertement des unités de combat. Cela est
devenu beaucoup plus difficile depuis l’intervention russe. L’« empreinte
légère » est souvent aussi le témoin de la légèreté des objectifs
politiques et de la motivation à s’engager pour les atteindre.
Le déblocage de la
crise tactique
Par
analogie avec la notion de crise économique selon Joseph Schumpeter, on peut
définir la crise tactique comme la situation où les ressources dont disposent
chacun des deux adversaires ne leur permettent pas de prendre l’ascendant sur
l’autre. On assiste donc généralement à un blocage et une répartition rigide de
l’espace (terrain difficile/terrain ouvert) et/ou du temps (le jour pour les
uns, la nuit pour les autres par exemple). En Syrie, cela s’est manifesté par
le découpage entre provinces contrôlées et espaces aux marges disputés mais
bien délimités, en particulier le long de l’autoroute M5 qui court de la
frontière turque à celle de la Jordanie. Phénomène aggravant, ce découpage ne
s’est pas réalisé classiquement selon une fracture entre deux camps mais entre
plusieurs en situation de coopération-compétition selon les circonstances, dont
un camp rebelle arabe et (très majoritairement) sunnite lui-même très divisé.
D’un point de vue tactique, ces espaces disputés sont essentiellement urbains,
parfois montagneux, et toujours difficiles à conquérir surtout pour des forces
disponibles pour la manœuvre offensive relativement peu nombreuses de part et
d’autre. On a donc assisté à des opérations extrêmement fragmentées et des
batailles d’autant plus lentes que la motivation des défenseurs était forte.
Selon
Joseph Schumpeter, sortir d’une crise, et donc d’un blocage, suppose un
surcroît très significatif de ressources et/ou une autre manière d’utiliser ces
ressources afin d’augmenter la productivité. La guerre en Syrie a connu ainsi
plusieurs phases où des innovations (parfois sinistres comme l’emploi
terrorisant de l’arme aérienne par le régime de Damas ou celui des combattants
suicide par al-Nosra) et surtout l’aide extérieure ont permis à un camp de
prendre momentanément et partiellement le dessus mais où des phénomènes de
réaction annulait rapidement cet avantage. En 2012, la tendance est plutôt
favorable à l’armée syrienne. En 2013, c’est plutôt le cas des forces rebelles
qui lancent plusieurs offensives victorieuses, avant l’intervention de l’Iran
et du Hezbollah auprès de l’armée syrienne et le développement de l’État
islamique sur les arrières. Au début de l’année 2015, ce sont à nouveau les
rebelles du nord (L’armée de la conquête) et secondairement l’État islamique
qui prennent le dessus sur l’armée syrienne et menacent fortement le régime, ce
qui provoque l’intervention russe.
La
particularité de cette intervention, ce surcroît de ressources et
d’innovations, est que cette fois on va transcender, lentement mais surement,
l’équilibre instable qui prévalait. Les moyens engagés et plus particulièrement
la force d’appui, sont assez réduits mais bien adaptés et suffisants pour
remporter plus facilement des batailles, elles-mêmes mieux intégrées dans le
cadre de campagnes de plusieurs mois. On assiste ainsi à nouveau à un déblocage
de la situation en faveur du régime d’Assad mais sans voir cette fois de
réaction suffisante dans le camp rebelle et ses alliés pour la compenser. Un
surcroît d’argent et d’armement léger n’est pas suffisant cette fois pour
enrayer la tendance. La seule possibilité reviendrait à introduire des
armements modernes qui permettraient de compenser la supériorité aérienne russe
ou, au moins, de lui causer des pertes sensibles qui réduiraient son efficacité
en lui imposant des modes d’action plus prudents. Or, on l’a vu cela est de
fait beaucoup trop risqué et donc de fait impossible. Cela est d’ailleurs de
moins en moins d’actualité que le périmètre des factions rebelles compatibles
et susceptibles d’agir efficacement contre l’AAS s’est considérablement réduit.
Si l’action contre l’État islamique reste évidemment d’actualité avec les
Forces démocratiques syriennes, celle contre le régime de Damas est plus
problématique que jamais.
Encore
une fois donc, la présence physique des Russes, autant que l’engagement de
leurs forces, a entravé le processus habituel de compensation et permis au
« plan incliné » de rester du même côté pendant deux ans, ce qui ne
s’était jamais vu, et d’obtenir ainsi plus d’évolutions dans cette même période
que dans les quatre années précédentes.
La brigade aérienne
mixte et son emploi
Ce
déblocage a été obtenu essentiellement grâce à la brigade aérienne mixte
d’aviation. Si son volume a varié selon les évolutions stratégiques, déclinant
en mars 2016 pour remonter au mois de septembre suivant, il n’a jamais dépassé
les 70 aéronefs, chiffre finalement très faible pour une armée qui en aligne
théoriquement près de 2.000.
Outre un
très faible de taux de disponibilité dans ce parc pléthorique, il faut sans
doute voir dans ce faible nombre la volonté de maintenir cet engagement au loin
dans un volume soutenable logistiquement et organisationnellement (avec la
nécessité notamment de n’y engager que des professionnels ou, peut-être, des
conscrits volontaires). Il s’agit aussi de limiter les coûts humains et
financiers alors que le pays est dans une situation économique difficile. Sa
composition, très variée, a également évolué avec le temps en combinant
toujours avions et hélicoptères en privilégiant plutôt ces derniers avec le
temps. A côté de quelques matériels modernes, comme les bombardiers tactiques
Su-34, les chasseurs multirôles Sukhoi 30 et 35 ou les hélicoptères Mi-28N et
Ka-52, la brigade comprend aussi beaucoup d’appareils de technologie ancienne
comme les bombardiers Su-24, les avions d’attaque Su-25 ou les hélicoptères
Mi-24. Il faut ajouter à cette force, au moins une batterie de la 120e
brigade d’artillerie, dotée notamment de lance-roquettes multiples, plusieurs
drones de type Dozor 600 ou Altius, similaires aux MQ-1B Predator américains et
un avion de reconnaissance électronique Il-20 M1. Il faut également y ajouter
plusieurs compagnies de forces spéciales dont la mission principale reste le
renseignement et l’action opérationnelle en profondeur.
Car l’élément clé de la doctrine
russe reste l’opération combinée, que l’on pourrait définir comme la
concentration de moyens afin de réaliser une série d’actions tactiques
(batailles) au sein de campagnes successives. La forme des combats prise depuis
septembre 2015 semble par ailleurs témoigner de l’influence des Russes,
présents dans les états-majors, dans la conduite des opérations. Dans ce
cadre-là, le rôle de la brigade aérienne est, en conjonction avec l’artillerie,
de coopérer avec les forces terrestres afin de les renseigner et surtout de
neutraliser les forces ennemies devant elles. Menées malgré tout par des forces
réduites en volume, ces opérations combinées visent surtout à s’emparer de
points clés, de disloquer des dispositifs ennemis et pour certaines factions
avec qui il est possible de négocier d’exercer une pression suffisante sur
elles et les populations environnantes pour les amener à céder, quitte à
accepter, particularité du conflit, des transferts de combattants. La
principale modification du dispositif russe a d’ailleurs été, en février 2016,
la création d’un Centre de réconciliation destiné à la diplomatie de guerre
(admettant donc que la fin la plus courante d’un conflit est la négociation et
non la destruction totale de l’ennemi), la protection des transferts de
combattants et, avec les autorités civiles, les ONG et les Nations-Unies,
l’aide à la population. Ce centre de réconciliation est aussi très clairement
un organe de renseignement pour les forces russes.
La
brigade aérienne a donc été engagée dans plusieurs dizaines d’opérations
combinées, à un rythme très élevé (1.000 sorties mensuelles en moyenne) rendu
possible par la proximité des bases de la ligne de contact, Hmeimim en premier
lieu (à 25 km au sud de Lattaquié) mais aussi les bases avancées de Shairat ou
de Tiyas près de Palmyre. Il est important de souligner la complémentarité des
moyens mis en œuvre depuis les chasseurs-bombardiers, plus aptes à la
destruction de cibles lourdes et fixes, jusqu’aux hélicoptères et avions
d’attaque, susceptibles de détruire on neutraliser les « petites »
cibles et le tout en coordination avec une manœuvre terrestre, sans parler des
effets de saturation des lance-roquettes ou des tirs de précision. L’ensemble
reste d’une technologie assez ancienne, avec un emploi important de munitions
non-guidées, d’où un faible taux de coups au but par rapport aux normes
occidentales mais aussi initialement des pertes civiles sensiblement plus
importantes que pour des actions équivalentes de la coalition américaine (5).
Selon le
site Airwars, plus de 2.000 civils syriens auraient ainsi été tués dans les
cinq premiers mois de la présence russe. Les pertes civiles ont cependant
nettement diminué par la suite, en fonction des fluctuations de l’engagement
mais aussi de l’acquisition d’expérience des pilotes et l’emploi de matériels
plus sophistiqués, en particulier les hélicoptères d’attaque Mi-28N et Ka-52
qui ont de plus en plus remplacé les Su-25 dans les missions d’appui. Les
opérations de 2016 et surtout de 2017 sont la preuve de l’excellente
maîtrise désormais acquise dans l’organisation des opérations combinées.
On est désormais très loin des cafouillages survenues lors de la guerre de 2008
contre la Géorgie. Les pertes civiles ont eu tendance également à diminuer
même si elles restent élevées. Airwars les estime à ce jour entre 4 000 et
5 400 au total, à comparer au 5 300 à 8 200 attribuée à la
coalition américaine, agissant il est vrai depuis août 2014 mais avec bien plus
grande proportion de munitions guidées et affichant, contrairement à la
doctrine russe qui l’évoque beaucoup moins, le souci de préserver la population
(6).
Les
pertes totales de la brigade aérienne sont, à ce jour, de trois avions, un
abattu par l’aviation turque et deux par accidents d’appontage sur le
porte-avions Amiral Kustnetsov
ainsi que cinq hélicoptères, détruits par les tirs ennemis (ou peut-être, pour
l’un, par un tir fratricide) surtout dans les phases critiques de décollage et
d’atterrissage ou dans les bases (7). Les pertes humaines dans ces destructions
s’élèvent à 11 hommes sur un total officiel de 17, en réalité sans doute entre
36 et 48, ce qui reste très faible au regard de l’ampleur des opérations (8).
La campagne de
démonstration
L’intervention
a été également l’occasion de raids de bombardements à longue portée, notamment
le 7 octobre 2015 lorsque les quatre navires de la flotte de Caspienne ont
lancé 26 missiles de croisière 3M14 Kalibr, dont 22 ont atteint leur cible, ou
le 17 novembre 2015 avec un raid de 23 bombardiers à long rayon d’action
Tu-22M3, Tu-95 et Tu-160 utilisant à leur tour des missiles de croisière KH-555
et KH-101. Depuis les frappes venues de l’extérieur du territoire syrien ont
été ponctuelles mais régulières. La Marine a encore frappé cinq fois à partir
de sous-marins ou de frégates en Méditerranée avec des Kalibr. L’aviation à
long rayon d’action est intervenue aussi régulièrement, en juillet 2017, par
exemple avec des Tu-95 MS et des missiles KH-101.
Ces
frappes n’ont, la plupart du temps, pas d’intérêt tactique en Syrie. Elles sont
évidemment très puissantes mais aussi extraordinairement coûteuses avec des
munitions à plusieurs millions d’euros et des coûts d’emploi des vecteurs très
élevés. La seule tournée du vieux porte-avions Amiral Kustnetsov, aurait
coûté à elle-seule environ 150 millions d’euros (et causé la perte de deux
avions). La majeure partie des cibles visées auraient pu être
« traitées » avec des moyens locaux bien moins onéreux. Mais
clairement, il s’agit d’une campagne superposée à la campagne syrienne et dont
les vraies cibles sont ailleurs.
Cette première campagne russe de
bombardement en profondeur vise d’abord bien sûr à tester un certain nombre
d’armements et d’équipements modernes mais elle vise surtout à les montrer. Un
raid de bombardiers à long rayon d’action ou une salve de missiles tirés depuis
des frégates ou sous-marins sont d’abord des « évènements »,
c’est-à-dire que, au contraire de l’emploi de la brigade mixte, ils seront
médiatisés. Ils sont donc avant tout des messages adressés à tous les publics
de la guerre, syriens et surtout extérieurs, russes, alliés et OTAN, en
réponses à d’autres évènements comme la salve du 23 juin 2017 quelques jours
seulement après la destruction d’un avion syrien par les forces américaines, en
avertissement aussi. Ces raids témoignent de ce que les Russes sont capables de
faire s’ils sont menacés mais aussi de ce que seraient capables de faire ceux à
qui la Russie fournit de tels équipements, comme l’Iran.
Connaître
l’existence d’armements et même leurs performances théoriques n’est pas tout à
fait la même chose que de les voir en action. L’armée
israélienne « savait» que le Hezbollah disposait d’armes
antichars russes modernes et même de missiles antinavires moins modernes mais
dangereux. Elle n’a pas pour autant vraiment appréhendé ce que cela signifiait
et l’a payé cher en juillet 2006. Maintenant tout le monde sait que la Russie
peut frapper conventionnellement fort, précisément et sans parade sur de vastes
espaces, et entrevoit ce qui pourrait se passer si on s’attaquait à des alliés
qui disposeraient, par exemple, de missiles Kalibr.
La non-intervention
terrestre
La
principale surprise concerne finalement l’absence d’engagements d’unités
terrestres au combat. La Russie dispose de solides unités blindés-mécanisées,
comme la 6e brigade de chars, et surtout une excellente
infanterie légère, notamment aéromobile. La présence des premières dans les
combats urbains et d’une brigade d’assaut par air dans la partie désertique du
pays auraient consisté des plus-values très importantes et des accélérateurs
opérationnels. La Russie a sans doute voulu limiter les coûts et les risques
estimant les forces de l’AAS et des milices chiites suffisantes pour les
opérations au sol, ce que la suite des événements a affectivement
confirmé.
Outre,
encore une fois, la force antiaérienne et le soutien logistique, la force
terrestre engagée en septembre 2015 se limite donc volume d’un bataillon de la
810e brigade d’infanterie de marine renforcé d’une petite compagnie
de neuf chars T-90, d’une batterie d’artillerie dotée d’une quinzaine
d’obusiers et de lance-roquettes multiples, et équipé d’une quarantaine de
véhicules de combat d’infanterie, des BRT-82A semble-t-il. Cette force sert
essentiellement à la protection des bases navales de Tartous et aérienne de
Hmeimim et ne semble pas, hormis l’artillerie et peut-être ponctuellement la
compagnie de chars, avoir été engagée au combat. Elle est de toute façon
insuffisante pour mener seule des opérations offensives d’envergure, et encore
moins pour contrôler une zone un tant soit peu peuplée.
Des
unités de police militaire ont en revanche été déployées dans les zones dites
de désescalade afin de surveiller le respect des accords d’Astana en mai 2017.
On évoque aussi beaucoup la présence de sociétés militaires privées russes, en
réalité présentes depuis plusieurs années afin de protéger les installations
pétrolières mais semble-t-il beaucoup plus active dans les combats depuis
l’intervention officielle russe. Le groupe « Wagner », du surnom de
son chef, aurait été engagé activement dans certains combats notamment à
Palmyre. Peut-être pour la première fois dans l’engagement d’une force
expéditionnaire, les pertes des nationaux membres de sociétés privées sont
supérieures à celles des membres de l’armée régulière.
Trois explorations
L’intervention
en Syrie est évidemment l’occasion pour les forces armées russes d’apprendre et
d’expérimenter matériels et méthodes. Il est utile de noter qu’à cette occasion
elles renouent aussi avec une tradition de concepts originaux. Trois paraissent
particulièrement intéressants.
Le premier est le SVP-24 (pour Special Computing Subsystem) est un
système utilisant le système de navigation satellitaire russe GLONASS afin de
comparer la position d’un aéronef et de sa cible tout en prenant en compte tous
les paramètres de vol et de l’environnement aérien afin de déterminer
l’enveloppe optimale de largage, automatique, d’une munition
« lisse » (9). Avec ce système les Russes revendiquent une
précision proche de celles des munitions guidées tout en tirant à une altitude
de sécurité. Autrement dit, il s’agit sensiblement du concept JDAM (Joint
Direct Attack Munition) que les Américains avaient développé dans
les années 1990 sur les munitions mais appliqué au vecteur, ce qui est
évidemment encore plus économique. Le SVP-24, peut être adapté pratiquement sur
tous types d’avions, bombardiers, chasseur-bombardiers et même avions
d’entraînement. Il permet, ou permettra car il est encore peu déployée, à
moindre coût de disposer avec une flotte rustique dotée d’un stock de munitions
lisse d’une capacité de frappes proche d’une force plus sophistiquée et bien
plus coûteuse. C’est un
exemple d’innovation radicale, et peut-être même « discontinue »
(c’est-à-dire qui induit un changement profond de structure), où la technologie
augmente très sensiblement la « productivité » tactique au lieu de la
réduire, lorsque, par effet d’éviction, son coût très élevé siphonne des
ressources rares.
Le deuxième est l’idée de renouer avec l’« infanterie motorisée
ultra légère », autrement-dit une infanterie dotée de
véhicules tous terrains légers et rapides (10). Dans les
conflits « asymétriques », l’asymétrie est presque toujours
recherchée (en admettant qu’il ait même le choix) par le camp le plus faible,
souvent dans le sens de la « fluidification » du combat terrestre
(dissimulation, mobilité). Il est donc souvent utile pour le « fort »
de rechercher à rétablir le plus possible la symétrie, concrètement en imitant
l’ennemi en constituant des forces aussi fluides que les siennes (de
l’infanterie légère le plus souvent) mais bénéficiant de capacités d’appui dont
l’ennemi ne dispose pas. Les Toyota « technical » sont utilisés dans
les milieux désertiques ou semi-désertiques africains ou moyen-orientaux depuis
les années 1970 (11). Ils arment les groupements mobiles de l’État islamique
qui les a utilisés remarquablement dans ses opérations offensives, posant même
de grandes difficultés d’acquisition et de frappes aux forces aériennes
engagées. Par mimétisme, l’armée syrienne a fini par former des unités
similaires pour les opérations dans le désert. Les Russes viennent de faire de
même en formant un bataillon d’infanterie équipé de véhicules UAZ-3163 Patriot
au sein de la 30e brigade motorisée de Samara. L’infanterie
motorisée mobile ne constitue évidemment pas une nouveauté. Depuis les Jeeps
armées de la Seconde guerre mondiale, les forces spéciales occidentales
utilisent des véhicules de combat légers. Les unités parachutistes et
aéromobiles aussi, toujours à la recherche de la mobilité et de moyens d’appui
une fois déposées au sol. L’US Army a développé aussi dans les années 1980
quatre divisions complètes essentiellement dotées de HMMWV Humvee. L’expérience
a toujours buté sur le problème de la vulnérabilité, surtout face à des forces
régulières largement dotée d’armes antichars. Elle est sans doute à
reconsidérer par son rapport coût-efficacité face à des adversaires irréguliers
très mobiles dans un espace très ouvert.
Le dernier est le « véhicule d’escorte », aperçu
en Syrie depuis cet été (12). L’idée n’est pas neuve et remonte à
l’observation, dès les combats de la guerre du Kippour, en 1973 de la
déconnexion entre chars et infanterie mécanisées, cette dernière, que ce
soit par son armement de bord ou son infanterie débarquée, s’avérant souvent
incapable d’appuyer efficacement les premiers dans leurs progression, en
particulier face à de l’infanterie. Le phénomène est devenu sensible pour les
forces soviéto-russes en Afghanistan et surtout dans les combats urbains de
Grozny. L’idée est donc venue de disposer d’un véhicule intermédiaire disposant
d’une très puissance de feu de saturation, complémentaire donc d’un char de
bataille avec son canon principal lourd. La plate-forme antiaérienne ZSU a
d’abord rempli ce rôle avec ses 4 canons de 23 mm mais avec néanmoins de fortes
limitations et surtout une grande vulnérabilité. Puis a été développée une
plate-forme dédiée, avec un châssis de char T-90, finalement lourde et coûteuse,
puis de manière beaucoup plus économique avec le BMPT-72 (dit Terminator 2)
utilisant des vieux châssis de char T-72. Pour le prix d’un VBCI et sans doute
pour la moitié du prix d’un futur Jaguar, le BMPT-72, bien
protégé et doté d’une optronique moderne, dispose de 4 lance-missiles Ataka-T
(AT-9 Spiral-2) à longue portée, de deux canons mitrailleurs de 30 mm et d’une
mitrailleuse de 7,62 mm. Il constitue une remarquable arme
« anti-antichars » (mais aussi antiaérienne et peut-être antidrone)
et, selon sa fonction première, favorise l’emploi des chars de bataille,
notamment en milieu urbain. Avec seulement un véhicule et trois hommes
d’équipage, il est peut-être aussi efficace qu’un peloton d’appui direct
complet des régiments Leclerc, avec ses trois VAB canons de 20 mm. Il constitue
également un excellent moyen d’appui direct de l’infanterie.
Avec des moyens limités, quelques dizaines
d’aéronefs et quelques conseillers, la Russie a donc, au moins pour l’instant
obtenu des résultats stratégiques importants, et en tous cas très supérieurs à
ceux des puissances occidentales, États-Unis en premier lieu mais aussi la
France dont on
ne parvient même pas à mesurer les effets stratégiques qu’elle a bien pu
obtenir en Syrie. Cela est dû en premier lieu à une
vision politique certainement plus claire et une action plus cohérente
avec des prises de risques opérationnelles et tactiques que les États-Unis ou
la France n’ont pas osés. La présence même des Russes en première ligne, si
elle a induit mécaniquement des pertes humaines, a permis aussi par son
caractère dissuasif vis-à-vis des acteurs extérieurs et son surcroît de
puissance vis-à-vis des forces locales permis de débloquer clairement la
situation tactique. Avec une meilleure concentration des efforts et l’acceptation
de la négociation, les évolutions ont été plus rapides, en faveur du régime de
Damas, que pendant les quatre années précédentes, témoignant une nouvelle fois
qu’on obtient plus de résultats par une action cohérente sur le terrain que par
une action à grande distance et sans objectifs clairs.
Notes
[1] Russia’s Syria operation cost over $460 million —
Putinhttp://tass.com/politics/863079 http://tass.com/politics/863079 ; How Much Has The Syrian Civil War Cost Russia And
The US? http://www.ibtimes.com/how-much-has-syrian-civil-war-cost-russia-us-2336199.
[2] En
2016, les opérations en Syrie et en Irak coûteront 360 millions d’euros à la
France. http://www.lefigaro.fr/international/2016/11/17/01003-20161117ARTFIG00340-en-2016-les-operations-en-syrie-et-en-irak-couteront-360-millions-d-euros-a-la-france.php
; Opération Chammal http://www.defense.gouv.fr/operations/operations/irak-syrie/dossier-de-presentation-de-l-operation-chammal/operation-chammal
[3] Islamic State Air Force https://lavoiedelepee.blogspot.fr/2016/09/islamic-state-air-force.html
[4] Self-Defense and Strategic Direction in the Skies
Over Syria https://warontherocks.com/2017/09/self-defense-and-strategic-direction-in-the-skies-over-syria/
[5]
Arnaud Delalande, Forces aériennes russes-Quel engagement en
Syrie ?, Défense et sécurité internationale n°121,
janvier-février 2016.
[7] Chef
de bataillon Pierron, Etude sur l’emploi des hélicoptères par les
forces armées russes en Syrie, Centre de Doctrine et d’Enseignement
du Commandement, Cahier du retex/Recherche, septembre 2016. http://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/precedentes-parutions/emploi-des-helicopteres-russes-en-syrie
[8] Les pertes
russes en Syrie plus lourdes que le bilan officiel https://www.challenges.fr/monde/les-pertes-russes-en-syrie-plus-lourdes-que-le-bilan-officiel_491151 ;
Russian Armed Forces casualties in Syria https://en.wikipedia.org/wiki/Russian_Armed_Forces_casualties_in_Syria
[9] Special Computing Subsystem 24 http://www.isegoria.net/2016/01/special-computing-subsystem-24/
[10] Lessons of Syria : Russia creates super
light motorized infantry https://southfront.org/lessons-of-syria-russia-creates-super-light-motorized-infantry/
[11] The Toyota Horde http://smallwarsjournal.com/jrnl/art/the-toyota-horde
[12] Russia Deploys Terminator-2 in Syria: Unique
Weapon with no Analogues in the World https://www.strategic-culture.org/news/2017/07/18/russia-deploys-terminator-2-syria-unique-weapon-no-analogues-world.html
Publié par Michel Goya à 9/12/2017