vendredi 21 février 2020

Le sultan dans son labyrinthe


Dans son palais présidentiel d'Ankara, Erdogan est peut-être en train de lire Le Général dans son labyrinthe, sombre tableau d'un Bolivar épuisé, malade, perdu dans ses souvenirs et l'échec de son projet. Si l'ambition du sultan est bien moins grandiose et désintéressée que celle du Libertador, le voilà peu ou prou dans la même situation, à ruminer sur ce qui n'a pas fonctionné.
Car rien ne marche comme prévu pour l'instant.
Le bluff ottoman a de nouveau fait un flop et l'offensive turco-barbue de ce jour sur Nayrab s'est soldée par une fessée. L'aviation russe a châtié les "modérés" tandis que l'aviation syrienne a puni le soutien d'artillerie turc. Dans l'affaire, quelques soldats sultanesques supplémentaires sont morts (deux à quatre selon les sources).
 
Prise au dépourvu devant la réaction syrienne et l'intransigeance russe, la Turquie revient à ce qu'elle sait faire de mieux : couiner et demander la protection de tonton Sam. Les naïfs qui pensaient que, par ses mamours répétés, Poutine pourrait arracher Erdogan à la sphère atlantique en sont pour leurs frais, nous y reviendrons...
Ankara réclame maintenant des batteries Patriot aux États-Unis et même des patrouilles aériennes de l'US Air Force pour dissuader la Russie au-dessus d'Idlib. Chose intéressante, il y a de la friture sur la ligne du côté de l'empire. L'OTAN s'est précipitée pour twitter une vidéo assez infantile de solidarité avec la Turquie mais on a vu la dernière fois que le soutien s'arrêtera là, ce qui fait les délices des esprits facétieux :


La, ou plutôt LES réactions américaines sont encore plus intéressantes. Si les bons petits soldats impériaux (Pompéo, Jeffrey) ont les yeux de Chimène pour Erdogan, la surprise est venue de la Coalition dite internationale en Irak et en Syrie, dont le porte-parole a déclaré qu'Idlib était un "aimant pour les groupes terroristes". Ces voix discordantes sont-elles le reflet de divisions profondes à Washington en général, au Pentagone en particulier ?
Plus ou moins lâché par ses alliés otaniens, au bord d'un conflit sérieux avec la Russie, voyant l'économie turque dégringoler, assistant, impuissant, à une fuite des cerveaux de son pays, ayant perdu la face de manière répétée à Idlib, le sultan est à la croisée des chemins comme il ne l'a sans doute jamais été dans sa carrière. Et encore n'est-il peut-être pas au bout de ses surprises...
Un rapport de la RAND Corporation, institution liée à l'armée US, suggère qu'un nouveau coup d'Etat contre lui pourrait avoir lieu. Le fidèle lecteur se rappelle que c'est le rapport d'un autre think tank, au printemps 2016, qui nous avait fait prévoir, avant tout le monde, que quelque chose se préparait en Turquie :
Quand on connaît le pouvoir d'influence de ces think tanks sur la politique américaine (les deux entretenant d'ailleurs des liens incestueux), l'on en vient à se demander s'il ne s'agit pas ici d'une sorte de feu vert officieux, un encouragement en sous-main à un coup de force de l'état-major turc contre Erdogan.
Bingo en juillet 2016 avec le putschinho. Va-t-on assister, quatre ans plus tard, à un bis repetita ? Si c'est le cas, il est improbable que, cette fois, les Russes sauvent les douillettes fesses sultanesques...[1]
Car la guerre idlibienne a fini par mettre en lumière ce que tout le monde pressentait depuis très longtemps : le gouffre béant et impossible à combler entre Moscou et Ankara sur la Syrie. Les différents accords, jamais respectés par les Turcs, n'étaient qu'une manière de gagner du temps et sauver ce qui pouvait l'être du djihadistan. L'ours laissait faire, au risque de paraître pusillanime et de décevoir ses propres alliés. Et si, excédé, il a fini par dire stop, on ne peut pas oublier certaines décisions folâtres. Voilà ce que nous écrivions en mai 2019, lors d'une première passe d'armes à Idlib :
Il y a près de deux ans, nos Chroniques se sont attardées sur la surprenante poutinade consistant à vendre les S-400 à la Turquie d'Erdogan, ce qui provoqua une kyrielle de commentaires parfois indignés. Un petit rappel de ce billet polémique :
« Le ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la mesure » disait Hérodote. Aucun homme, aucune femme ne peut prétendre à trop de chance, de beauté ou de gloire sans que les Dieux ne remettent l'audacieux pris d'hybris à sa place, avertissaient les Anciens. La sanction pouvait prendre différentes formes : foudroyage, désastre ou coup de folie.
C'est sans doute dans cette dernière catégorie qu'il faut placer la cagade du président russe. Constamment victorieux ces dernières années sur l'échiquier du Grand jeu eurasiatique, gazier ou moyen-oriental, assistant au déclin et aux fractures internes de l'empire, débauchant les uns après les autres les alliés/vassaux de celui-ci, avançant ses pions partout, participant de la dédollarisation et de la multipolarisation de la planète... Tout cela est sans doute trop et les Dieux ont placé un grain de déraison dans la cervelle de Vladimirovitch.
En avril, nous faisions part de notre...
(...) incompréhension devant une incongruité absolue. Ce blog a suffisamment démontré les talents stratégiques de Poutine pour ne pas relever l'énorme connerie - désolé, il n'y a pas d'autre mot - qu'il s'apprête à faire en autorisant semble-t-il la livraison de S-400 à la Turquie !
Certes la vente n'est pas encore faite, certes il y a des protocoles, certes la Syrie pourrait aussi en bénéficier, mais enfin... Comment avoir une seule seconde confiance en Erdogan ? Comment être sûr qu'il ne refilera pas certains secrets à l'OTAN ou n'utilisera pas les S-400 contre des alliés de Moscou ? Comme oser placer la Turquie du führerinho sur le même pied que des alliés stratégiques comme la Chine ou l'Inde, seuls pays avec l'Algérie à avoir reçu ces systèmes ?
Eh bien voilà, nous y sommes, c'est là que les Athéniens s'atteignirent... Selon un officiel turc - notons que Rosoboronexport, la société russe d'exportations militaires, garde le silence (de honte ?) - un accord préliminaire a été trouvé pour la livraison dès l'année prochaine de deux batteries S400 ainsi que la production de deux autres batteries sur le territoire turc, impliquant donc des transferts de technologie, ce dont même des alliés traditionnels comme la Chine ou l'Inde n'ont bénéficié. Le tout pour la ridicule somme de deux malheureux milliards et demi.
Bien sûr, on nous dira que les protocoles seront stricts, qu'il y a plusieurs niveaux de transferts de technologie et qu'ils seront limités dans le cas turc, que rien n'est encore signé et que la finalisation définitive peut prendre une bonne année, que depuis le temps les Américains doivent maintenant de toute façon connaître les secrets du S400, que cela accélère le divorce entre Ankara et l'OTAN...
Il n'empêche, nos interrogations d'avril restent les mêmes. Comment décemment transférer ce fleuron dans les mains du sultan, qui reste un membre de l'alliance atlantique et un adversaire en Syrie ? Pour protéger la Turquie de qui ? Et que dire aux alliés historiques rabaissés au niveau d'Ankara (Chine et Inde) ou en dessous (l'Iran n'a reçu que des S300) ?
Non décidément, les grands de ce monde, même les plus brillants comme le maître du Kremlin, sont parfois pris d'égarement et aveugles à ce que commande le bon sens le plus élémentaire...
25 mai 2019, Syrie. Au terme d'une contre-attaque éclair, les loyalistes, bien appuyés par l'aviation russe, reprennent Kafr Nabudah en bordure de l'Idlibistan. Il n'en fallait pas plus pour que le sultan ouvre à nouveau le robinet des livraisons d'armes à destination des barbus afin de contrer l'avance de l'armée syrienne.
Non seulement les Turcs, contrairement à ce qu'ils avaient promis il y a déjà bien longtemps, n'ont strictement rien fait contre HTS à Idlib, mais ils se permettent même maintenant de fournir des armes susceptibles de tuer les soldats russes présents sur le front !
On reste pantois devant l'aveuglement godiche de Moscou. Les titres ironiques ne manquent évidemment pas de fleurir ("Erdogan, le copain de Poutine, mène une guerre de proxy contre lui en Syrie"), tandis qu'un bon observateur résume parfaitement la situation :

Errare poutinum est...
Avec ses demandes de batteries Patriot ou de force aérienne américaine pour bloquer les Russes à Idlib, le sultan montre bien à qui va, à qui est toujours allée son allégeance. Mais il y a encore mieux et c'est le ministre turc de la Défense qui nous le dit :
Vous avez bien lu : Ankara menace d'utiliser le S400 contre les avions russes ! Certes, cette version d'exportation est conçue de telle sorte qu'elle ne touchera sans doute pas une aile de Sukhoï, mais c'est le message qui compte. Poutine doit maintenant quelque peu regretter son indécrottable tropisme erdoganien...
NOTES d’H. Genséric

VOIR AUSSI :
Hannibal GENSERIC 


2 commentaires:

  1. Ne sous-estimons pas l'intelligence de Poutine.
    Le sultan est en train de perdre l'opinion du peuple turc, de voir s'effondrer l'économie du pays, de perdre toutes ses alliance par sa fourberie, et Dieu sait ce qu'il en résultera...

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  2. Poutine est le seul chef d'état qui s'occupe de son peuple et pas de ses intérêts personnels, tout le reste n'est que vermine avec une mentalité de sir concis.

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