Une visite historique a eu lieu sous les mosaïques azur et or du sanctuaire de Kerbala [en Irak] le 13 mai. La ville sainte du chiisme a reçu l’ambassadeur d’Arabie saoudite en Irak, qui s’est rendu dans le mausolée de l’imam Hussein, symbole ultime du martyre chiite et de la discorde avec les sunnites depuis les débuts de l’islam.

Deux semaines plus tôt, le royaume faisait une annonce tout aussi frappante : l’ouverture le 1er juin d’un vol direct reliant Dammam, la capitale de la province orientale du royaume, à Nadjaf [en Irak], le “Vatican chiite”.

Dans la même logique, le prince héritier [saoudien], Mohammed ben Salmane (MBS), s’est récemment rendu dans cette province, où vit la majorité de la communauté chiite saoudienne, et y a même reçu son ex-mentor, Mohammed ben Zayed [président des Émirats arabes unis], avec qui les relations se sont refroidies depuis deux ans. L’époque où le cheikh saoudien Nimr Al-Nimr, figure de la communauté chiite [d’Arabie saoudite], fut exécuté à Riyad en 2016 est-elle ainsi révolue ?

Il est probablement trop tôt pour le dire, mais le prince héritier multiplie actuellement les gestes d’ouverture envers la communauté chiite. Dans une double logique : l’une est géopolitique – volonté d’apaiser les relations avec l’Iran –, l’autre est religieuse – révolution de la pensée wahhabite.

Désescalade régionale

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COURRIER INTERNATIONAL

Première conséquence, les tensions sunnito-chiites semblent à leur plus bas niveau depuis quarante ans. Le contexte de la guerre à Gaza contribue également à cet “apaisement”, la Palestine étant le dernier sujet qui unit encore, au moins en apparence, le monde arabe.

Symbole de cette évolution, “le secrétaire de la Ligue islamique mondiale, Mohammed Al-Issa (un éminent religieux saoudien proche de la couronne), a récemment tenu une réunion avec des clercs chiites à La Mecque”, relève Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam), à Genève. “Il conduit un travail immense sur le dialogue interreligieux.”

Dans la même veine, après la mort du président iranien Ebrahim Raïssi, le 19 mai, le grand imam d’Al-Azhar, en Égypte, a publié un tweet en persan, exprimant “la sincère solidarité” de l’institution sunnite “avec la République islamique d’Iran”.

La décennie 2010 avait effectivement été marquée par une exacerbation sans précédent des tensions entre les deux principales maisons de l’islam, sur fond de rivalité géopolitique entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Les guerres en Syrie, en Irak et au Yémen étaient largement imprégnées de cette hostilité. Mais ces conflits se sont épuisés, particulièrement en Syrie et en Irak, épicentre des tensions avec l’avènement de l’État islamique, qui avait placé la haine des chiites au cœur de son discours.

Au bout de plusieurs décennies de ruine et de sang, les États optent désormais pour le rapprochement. “Il existe un quasi-consensus parmi les grandes puissances du Moyen-Orient sur le fait qu’il est temps de s’occuper avant tout des considérations intérieures, en particulier des préoccupations économiques, plutôt que de l’aventurisme régional”, observe Hussein Ibish, chercheur à l’Arab Gulf States Institute de Washington. Paradoxalement, “l’Iran adhère à cette idée de désescalade régionale, mais sa stratégie principale pour projeter son influence passe par l’‘axe de la résistance’”, nuance l’expert.

La “déwahhabisation” du royaume

Au plus fort des hostilités, l’Arabie saoudite s’était efforcée de répandre la grille de lecture confessionnelle dans le monde musulman. Elle détient aujourd’hui le leadership incontesté de la détente sunnite avec le poids lourd chiite régional, en témoigne l’accord de normalisation signé le 10 mars 2023 à Pékin.

“Face à l’effacement d’autres puissances régionales arabes sunnites, et notamment pour ne pas laisser le champ libre à la Turquie, l’Arabie saoudite veut se positionner à travers un nouveau paradigme de réconciliation avec l’Iran, analyse Hasni Abidi. Mais, dans le fond, Riyad et Téhéran veulent chacun s’imposer en tant que leader régional, au-delà de l’appartenance sunnite ou chiite.”

L’apaisement sectaire doit aussi beaucoup au fait qu’en Arabie saoudite l’État s’est emparé de la question religieuse, dans le cadre de la déwahhabisation” à marche forcée du royaume. Avec l’arrivée au pouvoir de MBS, les oulémas, mis au pas, ont été sommés de supprimer les références antichiites du narratif officiel. En Égypte, le salafisme s’est fracassé dès lors qu’il s’est frotté à la politique. Depuis, le mouvement traverse une crise régionale qui tranche avec le succès connu ces deux dernières décennies.

Issu de la maison mère du sunnisme, l’élan pacificateur a touché les prêches, les médias et les réseaux sociaux à travers le monde arabe, où les critiques du chiisme se sont atténuées. À l’exception des djihadistes. Mais l’effondrement de l’État islamique limite aujourd’hui la portée de leur discours. Malgré ces nouvelles politiques, rien n’indique toutefois que le sentiment antichiite a disparu au sein des populations qui en ont été abreuvées pendant plus de quarante ans.

Le pouvoir déstabilisateur de l’Iran

Là n’est pas la seule fragilité qui sous-tend la détente politique entre les deux branches majeures de l’islam. Les fractures sont là, profondes, ancrées. La première est due au fait que l’Iran n’est pas près de démanteler son réseau de milices qui s’étire sur tout le Moyen-Orient, s’affichant comme une menace durable. “Tant que cela demeure la stratégie régionale déterminante de l’Iran, un retour aux tensions, voire à un conflit ou à une confrontation, reste une possibilité réelle” malgré l’appétit général pour la désescalade, avance Hussein Ibish.

D’autant que les Saoudiens se sont trompés sur le calcul consistant à pacifier le Moyen-Orient en le redéfinissant uniquement en termes de business.

La guerre de Gaza a révélé à la fois des forces et des faiblesses du rapprochement sunnito-chiite. Ce dernier a pour l’heure survécu à la nouvelle phase du conflit israélo-palestinien, déclenchée par [le Hamas,] un membre (sunnite) de l’“axe de la résistance”, qui a fait voler en éclats la stabilisation régionale chère à MBS.

Unis sous la bannière de la cause palestinienne, la République islamique et ses voisins arabes dénoncent d’une même voix le carnage d’Israël dans l’enclave. Mais lors de l’attaque de l’Iran contre Israël le 13 avril, en réponse à la frappe israélienne sur le consulat iranien à Damas, les pays arabes se sont rangés de près ou de loin derrière l’État hébreu.

Un numéro d’équilibriste périlleux pour l’Arabie saoudite, qui doit maintenir son engagement avec l’Iran à un moment où elle tente d’accroître sa coopération stratégique avec les États-Unis, sans fermer complètement la porte à une normalisation avec Israël. “Les calculs d’intérêts nationaux pourraient facilement placer les États en désaccord majeur dans un délai relativement court, car toutes les lignes de fracture qui existaient entre 2010 et 2018 restent en place, souligne Hussein Ibish. La détente est donc fragile et, sans doute, intrinsèquement temporaire.”