lundi 8 décembre 2025

La “progéniture monstrueuse”: brève histoire de l’intérêt

 Aristote la qualifia de “commerce le plus haï”, une activité contre nature où l’argent, par essence stérile, se reproduisait de façon monstrueuse par lui-même. Pendant des millénaires, l’acte de prêter avec intérêt a été un tabou moral, repoussant et inacceptable. Dans le folklore médiéval, les démons remplissaient la bouche du prêteur décédé de pièces brûlantes, une punition jugée appropriée pour un abomination telle que l’usure.

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Le monde antique, en effet, connaissait bien la puissance socialement destructrice de la dette : il avait conçu à cet effet un mécanisme de suppression, l’institution du Jubilé. Une année sacrée, qui servait de réinitialisation légale où les terres revenaient à leurs anciens propriétaires et, surtout, où la libération de l’esclavage de la dette était proclamée. C’était la tentative ultime de freiner une pratique odieuse.

Ces échos d’une ancienne répugnance morale ont été, depuis, enfouis par l’histoire. La longue marche du crédit a transformé le péché capital en une pratique financière respectable. Mais, en se dotant de méthode, il faut retracer comment il a été possible d’en arriver là.

Comme nous l’avons dit, dans le monde antique, l’intérêt était perçu comme un acte repoussant et inacceptable, on parlait de faire “enfanter” l’argent, un acte que Aristote, dans le premier livre de La Politique, condamne immédiatement, déclarant la stérilité de l’argent. L’usurier, en faisant “accoucher” des pièces de monnaie à partir d’autres pièces, crée une progéniture artificielle, un tokos (qui signifie aussi “rejeton” en grec), qui est une monstruosité. La pratique du prêt était considérée odieuse car elle constituait le principal instrument de soumission. Dans le monde grec-romain et au Proche-Orient, un paysan dont la récolte tournait mal était contraint de grever sa terre, puis ses outils, puis ses enfants, et enfin lui-même. C’était la réalité du crédit: l’esclavage pour dettes. Des populations entières étaient dépossédées et asservies non par une armée envahissante, mais par un registre comptable. Le créancier voyait sa richesse croître non par le travail, mais par la désolation d’autrui. C’était un système qui dévorait la société de l’intérieur, concentrant la terre et le pouvoir entre les mains d’une oligarchie, tandis que la masse de la population sombrait dans une servitude permanente.

La dette accumulée, laissée à elle-même, devient une entropie sociale et se concentre jusqu’à détruire le tissu même de la communauté, créant une fracture irrémédiable entre créanciers et débiteurs. Cette répulsion ne se limita pas au paganisme philosophique ou à la culture catholique. Elle fut universelle, si bien que l’Église chrétienne primitive, suivant les Évangiles (“Prêtez sans espérer rien en retour”), fut implacable. Les pères de l’Église, à partir de Saint Thomas d’Aquin, furent unanimes dans leur condamnation de l’usure comme péché mortel, défini comme un vol sans demi-mesure. Faire payer pour l’usage de l’argent, disait Thomas, c’était faire payer pour le temps. Les conciles ecclésiastiques interdisaient aux usuriers de recevoir les sacrements et même la sépulture en terre consacrée. L’Islam, dans le Coran, est peut-être encore plus clair, en comparant l’usurier à celui qui est “touché par Satan” car il déclare littéralement la guerre à Dieu et à son prophète en poursuivant cette pratique.

Pendant plus de deux mille ans, les trois grandes traditions intellectuelles et morales d’Europe et du Proche-Orient – la philosophie grecque, la loi chrétienne et la loi islamique – s’accordaient sur la malignité absolue de l’usure, avec une voix unanime.

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La question est alors la suivante:  comment a-t-il été possible d’arriver à la situation actuelle, comment un paria moral a-t-il pu s’intégrer dans l’administration courante en dissimulant son passé de pratique répugnante. Il s’agit en effet d’un chef-d’œuvre de sophistique, d’un lent lavage de cerveau collectif qui a duré des siècles, a commencé par de petits détails et des jeux terminologiques. Les théologiens et juristes  du bas moyen-âge commencèrent à creuser des fissures dans le mur, en postulant les droits du prêteur d’argent. Si le créancier subissait un dommage, ou perdait une opportunité de gain, il devenait opportun et justifiable qu’il reçoive une compensation, un “intérêt”. Le terme même d'“intérêt” fut choisi délibérément pour s’éloigner du mot “usure”, lequel était chargé de haine. Par la suite, furent créés les Monts de Piété, officiellement nés pour lutter contre l’usure, qui étaient des institutions franciscaines prêtant de l’argent aux pauvres en demandant en échange seulement un petit intérêt, juste suffisant à couvrir les coûts opérationnels. Cela semblait charitable, mais le tabou avait été brisé et, pour la première fois, une institution chrétienne légitimait l’intérêt. La digue avait cédé.

Le coup de grâce arriva avec la Réforme protestante. En plus de Luther, c’est Jean Calvin qui fournit la justification théologique que le capitalisme naissant attendait. Calvin distingua entre le prêt au pauvre (qui constituait encore un péché) et le prêt à l’entrepreneur, arguant que l’intérêt était le gain légitime de celui qui permettait à un autre homme de tirer du profit en lançant une activité. À partir de ce moment, les coordonnées de l’argent dans la société changèrent irrémédiablement : on ne parle plus d’argent stérile mais de capital, et l’usurier, parasite, changea de nom pour devenir l'“investisseur”, devenant un partenaire dans le progrès.

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Depuis ce moment, la marche du crédit fut inarrêtable. Les Lumières ont sécularisé le sujet (Bentham, Adam Smith), liquidant les anciennes interdictions désormais considérées comme relevant de superstitions médiévales qui entravaient le libre marché. Les banques, autrefois activités marginales et honteuses, sont devenues les temples de la nouvelle économie. Aujourd’hui, le système que les Européens d’autrefois voyaient comme un cancer social est désormais le système circulatoire en place. La re-signification a permis de remplacer la peur de la dette par celle de ne pas en avoir assez (on parle maintenant de “mauvais crédit”). Les gouvernements ne cherchent pas à effacer les dettes, mais s’endettent pour payer les intérêts sur les dettes précédentes. Même l’institution du Jubilé ne survit que dans son sens spirituel dans un catholicisme en déclin, tandis que sa valeur économique et sociale est oubliée et ridiculisée comme une impossibilité économique. En revanche, il existe son opposé : le sauvetage (bailout), où les dettes faillies des puissants ne sont pas effacées, mais transférées sur le dos du public. L’apothéose de cette transformation est survenue avec la crise financière de 2008. Quand le château de cartes construit sur les prêts hypothécaires s’effondra, on a pu s'attendre à un retour à la santé. Au contraire, ce fut la victoire définitive de la logique de la dette. Les sauvetages bancaires dans le monde atteignirent des chiffres astronomiques. Ce ne furent pas les dettes des désespérés qui furent effacées, mais celles des requins financiers qui furent socialisées. Les spéculateurs qui avaient parié et perdu furent sauvés par l’argent public, tandis que des millions de familles perdirent leurs maisons. On choisit de récompenser ceux qui avaient créé la catastrophe, ceux qui en subirent les conséquences découvrirent vite le sens du mot “austérité”.

Le cercle est bouclé, la “progéniture monstrueuse” d’Aristote s’est tellement multipliée qu’elle a dévoré ses propres parents. Et le monde, sans même s’en rendre compte, est devenu son enfant adoptif.

Par Andrea Falco Profili

Source: https://www.grece-it.com/2025/10/30/la-progenie-mostruosa...

Via Euro-Synergies

9 commentaires:

  1. Histoire de l’Usure Chez les Égyptiens, les Juifs, les Grecs, les Romains, nos ancêtres et les Chinois ; et considération sur les ravages qu’elle exerce actuellement en France. Pour lire, ici, gratuit : https://archive.org/details/histoiredelusure

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  2. Ce n'est pas le PRÊT détestable et détesté durant des siècles dans la bassin méditerranéen, attitude reprise par les Chrétien puis les musulmans qui a vraiment posé problème. Ce sont surtout sinon essentiellement les CONDITIONS et les TAUX de ces PRÊTS: C'était à MINIMA des taux de 5 à 10 % PAR MOIS !! A comparer aux 3....5.....7 % Par AN en moyenne mondiale d'aujourd'hui..... *(SAUF en Russie ou les taux approchent les 15%) ** Chrétiens et Musulmans " bricolaient" aussi dans l'usure mais à l'échelle très artisanale.....locale et clandestine.
    ***** En ASIE.....Les prêts usuraires étaient et sont toujours courants......C' LA BANQUE qui a TUÉ l' USURE, nullement la MORALE à DEUX BALLES.....
    La MORALINE a surtout lâchement exposés les faibles et les pauvres à l'appétit féroce des usuriers! Le plus DRÔLEMENT CYNIQUE et que les PUISSANTS du moment Empruntaient à des taux élevés eux aussi à ces mêmes usuriers.....( Princes,Rois,Empereurs Ne REMBOURSAIENT PAS , ils se contentaient d'accorder certains privilèges aux Usuriers essentiellement JUIFS! Pologne+Russie le MONOPOLE de brasser et de vendre de la vodka.....

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  3. "Les théologiens et juristes du bas moyen-âge commencèrent à creuser des fissures dans le mur, en postulant les droits du prêteur d’argent." Ce phénomène a été commenté très précisément par Ibn Arabi. Les religieux à la solde des gouvernants cherchaient à tordre la loi de Dieu pour justifier les décisions illégales du pouvoir temporel.
    Concernant Calvin mort å Genève, c'est absolument vrai, c'est un
    adepte de la thésaurisation. J'ai connu quelqu'un qui a étudié de près les originaux de ses écrits ; Calvin a changé la loi de Dieu : là où Dieu dit " usez des biens que je vous ai accordés" a été changé par accumulez les biens accordés. L'avidité a engendré l'accumulation, ce qui a engendré le capitalisme. Toutes les déviances modernes sont, à l'origine, des déviances religieuses; soit de la loi, soit de la doctrine .
    Il y a tellement de couches d'obscurité (hadith) que l'origine des maux et déviances modernes est ignorée, ou, plus du tout perçue comme telle.

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    1. Bien sur...Chez les musulmans en général et les arabes en particuliers TOUS les prêts étaient rendus LE JOUR CONVENU......et TOUT le MONDE prêtait à TOUT LE MONDE.....Ahhhhhh les FANTASMES !!!!
      Les"banques" de la finance islamique....font PIRE au 21éme siècle....Elles prêtent à des TAUX USURAIRES indirectement, par une participation au Capital et/ou au BÉNÉFICE......Mais en cas d'échec elles trainent le malheureux débiteur au tribunal pour TOUT lui saisir si possible.......Et ELLES SONT FÉROCES et AVIDES! Pas de reports..d'échéances, Pas de rééchelonnement. Pas d' avances de trésoreries......Du CASH rien que du CASH mais IMMÉDIAT!

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    2. Ne projettes pas ce que font tes correlligionaires sur les arabes. Depuis la nuit des temps, depuis la création du monde, depuis la vie sur terre, c'est la JUIVERIE LE PROBLEME !!!!!! L'usure est LEUR invention. Dans le talmud il est bien écrit noir sur blanc : tu prêteras aux nations elles te le rendront, tu saigneras les nations et elles tendront leurs cous !! Tu dois bien le savoir, vu que c'est ton livre de chevet !!!

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  4. L'humanité doit régler le problème juif !

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    1. Inverser l'ordre actuel dans lequel les juifs règlent le compte de l'humanité.

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  5. Le secret des riches pour vivre à crédit (et comment faire pareil)
    ⇺ https://www.youtube.com/watch?v=YT63qo-ubic

    Prendre connaissance des vidéos de cette chaine, Finary, est très instructif.

    Hormis cela,
    ⇛ « si la taxe foncière était indexée sur la place que prend l'Islam dans les médias, bon ben, on aurait remboursé la dette ». Akim Omiri, humoriste français.

    Homo Sapiens

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  6. Excellent....

    L argent représente mamon l une des sept tete de la bete qui par l usure a mis une laisse au cou
    Il suffit de voire ce que donne la dette aujourd hui pour comprendre

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