samedi 14 mars 2015

1600 milliards de dollars : le coût astronomique d’une décennie de "guerre contre le terrorisme"

Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis ont dépensé au moins 1600 milliards de dollars dans la lutte contre le terrorisme, au Moyen-Orient, en Amérique du Nord et aussi en Afrique, a révélé un rapport du Congrès. Avec plus d'un million de personnes tuées, le coût humain de l’invasion de l’Afghanistan puis de l’Irak est aussi extrêmement élevé. Ces centaines de milliards de dollars ont principalement bénéficié à l’industrie de l’armement et aux sociétés militaires privées. Et pour quels résultats alors que le Moyen-Orient continue de sombrer dans la guerre, le terrorisme et la pauvreté ?



Une facture de 1.600 (mille six cent) milliards de dollars (1.300 milliards d’euros). Depuis le 11 septembre 2001, c’est la somme astronomique que les États-Unis ont dépensé, en treize ans, pour l’ensemble des guerres qu’ils ont menées, principalement en Afghanistan et en Irak. Sur une décennie, c’est presque deux fois le coût de l’assurance santé, l’ « Obamacare », dont bénéficient près de 20 millions d’États-uniens (900 milliards de dollars sur dix ans). Et c’est l’équivalent de ce que l’Inde et ses 1,2 milliards d’habitants ont produit en une année (son PIB). Ce montant n’est pas avancé par une ONG altermondialiste ou un collectif de pacifistes. Ce n’est ni plus ni moins qu’un organe du parlement nord-américain, le Congressional Research Service, qui l’avance dans un rapport intitulé « Coût des guerres en Irak, en Afghanistan et des guerres globales contre le terrorisme depuis le 11 septembre », et publié en décembre 2014 [1].
Malgré l’ampleur de l’estimation, plusieurs universitaires considèrent encore ces chiffres comme sous-évalués. Le prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz et l’académicienne Linda Bilmes avancent dans un livre désormais célèbre, « The three trillion dollar war », le chiffre de 3000 milliards de dollars ! Derrière le coût financier, d’autres rappellent l’impossibilité d’évaluer le coût humain. « Une comptabilité exhaustive des coûts de la guerre ne pourrait tenir dans un livre de comptes. Des civils blessés ou déplacés par la violence, aux soldats tués et blessés, en passant par les enfants qui jouent sur des routes et des champs parsemés de dispositifs explosifs improvisés et de bombes à sous-munitions, aucune série de chiffres ne peut retranscrire le bilan humain des guerres en Irak et en Afghanistan, ni comment elles se sont étendues aux États voisins et sont revenues aux États-Unis », estime Neta Crawford, enseignante en sciences politiques à l’Université de Boston.

Guerre en Irak et en Afghanistan : 350.000 à 1 million de morts, Syrie : 200.000 morts

Les estimations concernant le nombre morts en Irak oscillent entre 174.000 (Iraq Body Count, 19/03/13) et plus d'un million (Opinion Research Business, 10/7/10). Même à l'époque de ces sondages américains, les estimations de mortalité étaient très en deçà des estimations de la population. Neta Crawford co-dirige également le projet Cost Of War (« Coût de la guerre »), une plateforme de recherche interdisciplinaire. Le bilan que dresse Cost Of War des guerres états-uniennes est tout autant terrifiant : 350.000 morts directes, dont 174.000 civils en Irak, en Afghanistan et au Pakistan. Neta Crawford estime que le coût financier total s’approche davantage des 4400 milliards de dollars. Pourquoi une telle différence avec les chiffres du Congrès ? Dans cette évaluation, Neta Crawford ajoute les 316 milliards de dollars d’intérêt que les États-Unis remboursent à leurs créanciers, car la majeure partie de ces financements a été empruntée. Elle comptabilise également 1000 milliards de dollars supplémentaires, le coût de la couverture santé des « vétérans », les militaires démobilisés et blessés, parfois lourdement, physiquement ou psychologiquement.
À quoi ce déversement de dollars a-t-il été employé ? Si l’on s’en tient aux 1600 milliards du rapport du Congrès, cela couvre le soutien logistique des bases nord-américaines, la maintenance des armes, la formation des forces de sécurité irakiennes et afghanes, le coût des ambassades nord-américaines, l’aide aux États étrangers ou les efforts de reconstruction… 
Trois postes budgétaires majeurs composent ces dépenses : 
- le prix de l’invasion de l’Irak (815 milliards de dollars), 
- la guerre en Afghanistan (686 milliards de dollars) 
- et les dépenses de prévention du terrorisme – 108 milliards dont 27 milliards pour l’opération Noble Eagle qui consiste à assurer un survol constant de l’espace aérien états-unien et d’une partie de l’espace aérien canadien par des avions de combats (voir aussi cet article en anglais de Mother Jones).

Contre-terrorisme au Sahel et au Nigeria : une belle réussite...

Ce montant faramineux démontre à lui seul le gigantisme qui caractérise le complexe militaro-industriel nord-américain. Précisons que ces 1600 milliards ne recoupent pas le budget de la défense des États-Unis. Le Pentagone dispose d’un budget séparé spécifique de 550 milliards de dollars. À eux seuls, les États-Unis représentent près de 40% des dépenses militaires dans le monde, pour 5% de la population mondiale ! Ce qui les place loin devant tous leurs rivaux.
Ce budget ne prend pas en compte les récentes opérations contre l’« État islamique », Daesh. Il n’inclut pas non plus, les dépenses propres aux opérations secrètes menées en partie par la CIA en Afghanistan, au Pakistan, au Yémen et ailleurs, comme au Sahel où l’administration de Georges W. Bush avait lancé la « Trans-Sahel Counterterrorism Initiative ». Une initiative à 500 millions de dollars, regroupant les États sahéliens ainsi que le Nigeria et le Ghana, dans le but de combattre le terrorisme. Avec l’émergence d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) au Mali et la montée en puissance de Boko Haram au Nigeria, cette initiative n’a pas vraiment porté ses fruits. Bien au contraire !

Multinationales et sociétés militaires privées s’enrichissent

Ces sommes colossales font cependant des heureux : le complexe militaro-industriel. Ces sociétés sont les premières à avoir bénéficié de l’abondante manne guerrière et antiterroriste. Avec un chiffre d’affaires de plus de 45 milliards, Lockheed Martin, l’une des multinationales de l’armement les plus importantes au monde a vendu de tout : des véhicules blindés, des avions de chasse et de transport, des missiles Patriot ou Hellfire… Et pas seulement aux États-Unis, mais aussi aux États irakiens, afghans et israéliens. Boeing – qui ne construit pas que des avions de ligne, mais aussi des missiles –, ainsi que Raytheon, Northrop Grumman, General Dynamics ont aussi bénéficié de cette décennie de guerres. Ces cinq sociétés représentent plus d’un tiers des fournisseurs de l’US Army. « Le marché » ne s’y est pas trompé : leur cotation en bourse a grimpé après le début des frappes contre Daesh. En septembre 2014, la valeur boursière des quatre principaux fournisseurs militaires des États-Unis a augmenté de 19%, dépassant les prévisions de l’index de Standard & Poor.
Le business de la guerre et de la violence profite lui aussi des privatisations. Plusieurs dirigeants états-uniens ont proposé d’externaliser une partie des activités, et donc des coûts, de l’armée. Du combat direct sur le terrain, à la protection des ambassades et des personnalités nord-américaines ou étrangères, en passant par la récolte de renseignements, les États-Unis ont institutionnalisé le recours au « mercenariat corporate » : les sociétés militaires privées (SMP). En Irak, au pic de la présence nord-américaine et britannique, on estimait qu’environ cinquante sociétés militaires privées étaient en activité, employant près de 30.000 personnes, issus de différents pays : Nord-américains, Britanniques, mais aussi Népalais ou Bosniaques.

Un milliard de dollars par an aux mercenaires

Le Pentagone et le Département d’État ont recours à vingtaine de ces sociétés militaires privées. Elles emploient elles-mêmes près de 10.000 personnes. Une autre agence fédérale, le Congressional Budget Office a estimé qu’entre 2003 et 2007, le gouvernement a dépensé entre 3 et 6 milliards de dollars au profit des sociétés militaires privées. Les États-Unis imposent aussi aux gouvernements afghans et irakiens d’utiliser une partie du budget consacré à la reconstruction pour employer des sociétés militaires privées, majoritairement états-uniennes. En 2007, un sénateur démocrate, Henry Waxman, regrettait que près de 4 milliards de dollars, censés servir à la reconstruction, avaient été dépensés auprès de mercenaires sous-traitants.
C’est ainsi que l’une des plus grandes entreprises de mercenariat privé, Blackwater – qui s’appelle désormais Academi – a pu s’enrichir sur le dos des gouvernements irakien et afghan. Leur enrichissement est d’autant plus condamnable que Blackwater est accusé d’avoir commis plusieurs exactions en Irak et en Afghanistan. En Irak, ses mercenaires ont été impliqués dans près de 200 fusillades ayant coûté la vie à des civils. Les sociétés militaires privées ont un statut juridique flou en droit international humanitaire. Comme elles entretiennent de très forts liens avec l’administration et l’armée états-uniennes, elles échappent pour l’instant à des sanctions judiciaires concernant leurs actions en zone de guerre.

Des milliards de dollars évaporés

Les vendeurs d’armes ne sont pas les seuls à s’enrichir. La première société « non combattante » à avoir bénéficié de cette décennie de guerre s’appelle KBR Inc., plus connue sous son ancien nom : Halliburton, une société para-pétrolière qui fournit matériaux et services pour l’extraction de l’or noir. KBR a longtemps été dirigée par Dick Cheney, ancien ministre de la Défense de Georges Bush senior et ancien vice-président de Georges Bush junior. Cette société proche des néoconservateurs a ainsi pu bénéficier d’un contrat pour la reconstruction de l’Irak, sans appel d’offre et avant même que commence l’invasion de ce pays en 2003. Un contrat constamment reconduit qui a rapporté plus de 39,5 milliards de dollars à KBR Inc.
Ce déversement d’argent n’a jamais été clairement tracé et contrôlé. Ainsi en 2011, la commission du Congrès on Wartime Contracting a estimé qu’entre 30 et 60 milliards de dollars avaient été détournés en corruption et autres fraudes. Pire, 6 milliards de dollars avaient complètement disparu. En plus des victimes de guerre, ce flux d’argent opaque a contribué à déstabiliser les communautés et les institutions irakiennes et afghanes. La corruption a renforcé les antagonismes locaux et régionaux en Afghanistan, entre Pachtounes, Hazaras et Ouzbeks. En Irak, elle a renforcé les antagonismes religieux entre chiites et sunnites, entre majorité musulmane et minorités chrétienne ou yézidie.

Qui paiera la prochaine facture ?

Les seigneurs de guerre, les chefs de clan, les leaders religieux, ainsi qu’une série de représentants d’autorités publiques ont entretenu la corruption comme système de gouvernance. Selon Transparency International, en 2013, l’Afghanistan de l’ancien président Hamid Karzaï, malgré la longue présence internationale, se classe très mal en matière de corruption : 140ème sur 177. Quant à l’Irak de l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki, il arrive en 170ème position... Un quart des Irakiens vivent dans une telle pauvreté qu’ils dépensent moins de 2,2 dollars par jour. Et ce, alors que sous leurs pieds se trouvent des réserves de pétrole parmi les plus importantes du monde. En Afghanistan, un tiers de la population vit en dessous du seuil de pauvreté.
« Tant que le Moyen-Orient restera un lieu de tyrannie, de désespoir et de colère, il continuera de produire des hommes et des mouvements qui menacent la sécurité des États-Unis et de nos amis. Aussi, l’Amérique poursuit-elle une stratégie avancée de liberté dans le Grand Moyen-Orient », déclarait le président Bush junior en 2004 pour justifier les guerres commencées et à venir. 1600 milliards ont été dépensés. 350.000 personnes tuées. Pour rien ? L’Afghanistan est toujours en proie à l’instabilité et à la guérilla des talibans. Le mouvement terroriste Daesh a émergé en Syrie et en Irak et constitue une nouvelle menace. Qui paiera la facture des dix prochaines années ?
Source : Eros Sana