samedi 5 décembre 2015

Une guerre hybride pour balkaniser… les Balkans ?


A l’Est, les pays européens s’émancipent… mais Washington veille au grain

Dans l’esprit de la Nouvelle Guerre Froide et à la suite de leur élimination réussie du projet South Stream, les Etats-Unis ont donné la priorité à l’obstruction du projet russe d’oléoduc Balkan Stream, et jusqu’à présent, il y ont malheureusement réussi. Le premier défi aura été la tentative de révolution de couleur en Macédoine, en mai 2015, qui heureusement a été contrée par les citoyens de ce pays. L’étape suivante sur le calendrier était la tourmente politique qui a failli faire chavirer de la Grèce, à la suite du référendum anti-austérité, l’idée étant que si Tsipras était viré, alors le Balkan Stream aurait été remplacé par un projet plus favorable aux Américains, le projet Eastring. Une fois encore, les Balkans ont montré qu’ils résistaient et les combines américaines ont été repoussées, mais c’est à la troisième tentative, plus directe, que le projet a été tué dans l’œuf et mis indéfiniment en sommeil.

L’importance de la Grèce dans les projets d’oléoducs

A la une, à la deux… à la trois !

L’apogée a été atteinte le 24 novembre, quand la Turquie a abattu un bombardier tactique russe opérant au-dessus du territoire syrien contre les terroristes, et que le projet a été touché de plein fouet, dans une prévisible réaction en chaîne qui a gelé les relations entre la Russie et la Turquie. Comme il était évident que la coopération dans le domaine énergétique entre les deux pays serait rendue impossible par ces tensions, on imagine que les États-Unis ont délibérément poussé la Turquie à faire tomber les dominos en file, sabordant ainsi projet Balkan Stream. Si les choses se sont passées ainsi (et cela paraît très vraisemblable), cela ne veut pas dire que le projet est annulé, il serait plus judicieux de dire qu’il a été mis temporairement sous cocon. La Russie ne va sans doute pas aller dans le sens d’un adversaire qui se montre aussi ouvertement agressif avec elle, mais je pense que cela n’est vrai que pour le gouvernement actuel, dans le contexte d’aujourd’hui. On peut imaginer qu’un retournement de la position turque (même si c’est peu probable dans les mois qui viennent) pourrait amener à ressortir le projet des cartons. Le scénario le plus probable étant que les nombreux mécontents et / ou les militaires inquiets ne renversent le gouvernement.

Un retournement turc ?

Ces deux possibilités ne sont pas si improbables quand on voit le mécontentement croissant contre le pouvoir autocrate d’Erdogan et les positions risquées dans lesquelles il met son armée. On connaît bien le mécontentement d’un nombre croissant de Turcs (dans le contexte de la montée irrépressible de l’insurrection kurde), mais ce dont on a moins parlé, c’est de la situation délicate que doivent affronter les forces armées turques aujourd’hui. Comme l’auteur l’a écrit en octobre, l’armée turque doit disperser ses forces, dans ses opérations contre les Kurdes dans un large sud-est du territoire, pour sécuriser le territoire turc face à État islamique et aux attaques terroristes d’extrême-gauche, intervenir ponctuellement dans le Nord de l’Irak, et rester en alerte le long de la frontière syrienne. C’est un fardeau que n’importe quelle armée aurait du mal à assumer, et l’une des dernières choses dont les responsables auraient besoin, serait d’y ajouter une menace, largement imaginaire et complètement inutile, de la part de la Russie, concoctée par Erdogan lui-même. Cette pression pourrait bien se révéler trop forte pour eux, et, considérant les intérêts supérieurs de la sécurité nationale, comme leur rôle constitutionnel de sauvegarder l’intégrité territoriale de l’État, ils pourraient s’organiser pour renverser Erdogan, malgré toutes les mesures d’intimidation qu’il a prises durant la dernière décennie pour se prémunir de ce risque.

Quel va être le coup suivant ?

Il y a une véritable chance que le projet Balkan Stream ne soit pas gelé et qu’il soit relancé bientôt, car il est trop important, stratégiquement, à la fois pour la Russie et pour la Turquie, pour le laisser dans les tiroirs indéfiniment. Il est tout à fait possible qu’un changement politique intervienne en Turquie, il est peut-être déjà dans les projets des décideurs actuels et plus probablement encore après un nouveau coup d’État, bien qu’il soit trop tôt pour dire de quel côté, vers la Russie ou vers les États-Unis, le nouveau pouvoir pencherait dans ce dossier. Et donc, chaque grande puissance avance ses pions avec pour stratégie l’idée d’une assurance géopolitique, et tous regardent vers la Route de la Soie Balkanique de la Chine.
Vu de Washington, les États-Unis doivent poursuivre sans relâche la déstabilisation des Balkans, jusqu’à ce que le projet russe soit définitivement arrêté, ensuite il faudra faire de même avec le projet chinois.  
Aussi longtemps que la Route de la Soie Balkanique continuera de se construire, la Russie gardera une force d’attraction multipolaire via son partenaire, grâce à laquelle elle pourra développer l’influence qu’elle a cultivée si longtemps. Si le projet Balkan Stream se poursuit, la Russie peut prendre le train en marche (de la Route de la Soie) , si elle n’y était pas déjà, et joindre ses forces stratégiques avec celles de son allié chinois, comme initialement prévu : voilà le cauchemar des États-Unis, aussi est-ce pour cela qu’ils relancent une guerre hybride dans une tentative désespérée d’enterrer ce projet de Route de la Soie Balkanique.

Comme on l’a déjà signalé, l’approche russe est de se concentrer plus sur les diversifications économiques, militaires et politiques qui sont supposées accompagner l’infrastructure énergétique qu’il a été décidé de construire. Plutôt que de considérer l’oléoduc comme l’épine dorsale des Nouveaux Balkans, il semble que ce rôle revient à la ligne ferroviaire à grande vitesse – la Route de la Soie Balkanique – mais de toutes façons, c’est un méga-projet multipolaire qui devrait faire rayonner l’influence russe dans la région. Dans sa configuration présente, la Russie est plutôt au second plan par rapport à la Chine dans les décisions concernant la construction des infrastructures, mais en même temps, elle est devenue indispensable à la Chine. Pékin n’avait guère, avec les pays de la région, que des liens purement économiques (et encore, ceux-ci étaient relativement nouveaux), aussi l’implication prioritaire de la Russie dans ce projet et ces investissements le long de la Route de la Soie Balkanique (qui devrait longer le Balkan Stream et partager donc les mêmes investissements) aide à renforcer le soutien régional et local pour ce projet, en présentant un visage ami et connu, avec qui les décideurs locaux ont l’habitude de travailler. On ne dira pas que la Chine est incapable de mener seule ce projet à bien, ni qu’il n’y avait pas de support légitime dans les Balkans pour une telle initiative, mais la participation de la Russie en première ligne rassure les élites locales qu’un partenaire de civilisation semblable et très influent est avec eux et fait monter ostensiblement les enjeux, démontrant sa confiance dans un succès tenu pour probable.

Pékin, la dernière chance pour les Balkans

On le sait depuis longtemps, le partenariat stratégique Russie-Chine a pour objectif de révolutionner le continent européen en y injectant une influence nouvelle, multipolaire, le long du Corridor des Balkans, qui doit accueillir le Balkan Stream et la Route de la Soie Balkanique. Malheureusement, de leur côté, les États-Unis ont réussi, jusqu’à maintenant, à freiner le Balkan Stream, ce qui veut dire que la Route de la Soie Balkanique est maintenant le seul méga-projet multipolaire viable dans la région. Et par conséquent, c’est la Chine, plutôt que la Russie, qui porte le flambeau de la multipolarité dans les Balkans, bien que Pékin dépende en partie de l’influence traditionnelle de la Russie dans la région, pour aider à sécuriser cet objectif géostratégique commun et à le concrétiser. De toutes façons, la Route de la Soie Balkanique est plus importante que le Balkan Stream pour le moment, et donc il est intéressant de porter une attention plus précise à ses implications stratégiques pour mieux saisir en quoi il représente pour les Balkans le dernier espoir multipolaire.

Fondements institutionnels

Cela fait deux ans que le concept de la Route de la Soie Balkanique a été posé, et il trouve ses origines dans la politique chinoise dite Nouvelle Route de la Soie, qui construit une infrastructure de communications de taille mondiale. Cette orientation a été adoptée pour créer des opportunités pour les investissements chinois à l’étranger et pour aider des régions entières dans leurs efforts de libération et d’évolution vers un monde multipolaire. Pour en revenir aux Balkans, la Route de la Soie Balkanique est la manifestation régionale de cet idéal, et c’est aujourd’hui le plus important engagement de la Chine avec les pays de l’Europe centrale et orientale.
Le cadre de leurs échanges a été formalisé en 2012 lors du premier sommet entre la Chine et les pays centre- et est-européens (CEEC) à Varsovie, et un deuxième sommet deux ans plus tard à Belgrade a proposé l’idée d’une ligne ferroviaire à grande vitesse Budapest – Belgrade – Skopje – Athènes (une première image concrète de ce qu’est la Route de la Soie Balkanique), dans le but d’approfondir les interconnections économiques des deux côtés. Le Sommet de Suzhou, en 2015, a fixé une feuille de route de moyen-terme pour 2015-2020, qui, entre autres choses, propose la création d’un établissement de financement paritaire pour assurer les crédits et les investissements pour ce projet et d’autres semblables. Il donne également une description officielle de la Route de la Soie Balkanique comme étant la Ligne Terrestre et Maritime Chine – Eurasie et a suggéré qu’elle soit intégrée à terme au Nouveau Corridor Économique Eurasien, ce qui veut dire que Pékin aimerait que les pays coopèrent d’une façon plus pragmatique avec la Russie (et dans ce cas, c’est surtout de la Pologne qu’il s’agit). A noter : l’agence Xinhua a rapporté que les participants se sont mis d’accord pour compléter l’étape Budapest – Belgrade en 2017.

Contexte stratégique

Tout cela montre que la Chine a accéléré ses relations diplomatiques, économiques et institutionnelles avec l’Europe du Centre et de l’Est en l’espace de seulement deux ans, devenant, de manière imprévisible, l’un des premiers acteurs dans cette région située à ses antipodes et faisant théoriquement partie d’un bloc adversaire, unipolaire. Cela peut s’expliquer juste par l’attraction économique, qui dépasse les clivages politiques, aussi bien que l’ambition complémentaire que le super-géant asiatique a d’étendre et de renforcer sa présence mondiale. Ensemble, ces deux facteurs se combinent en un formidable élément de la grande stratégie chinoise, qui s’efforce d’attirer ses partenaires (spécialement ceux qui appartiennent au bloc unipolaire) par des appâts économiques, pour les mener à un renversement géopolitique à long terme. Pour en revenir à la Route de la Soie Balkanique, elle représente le premier véhicule que Pékin envoie pour accomplir sa stratégie de long terme, et une raison géo-économique dont on va expliquer plus loin le fonctionnement. Avant d’y venir, il est bon de se souvenir de ce que l’on a intitulé plus haut [dans le livre d’où cet article tire sa source, voyez à la fin, NdT] comme impératifs pour l’hégémonie américaine, parce que cela explique pourquoi les États-Unis ont tellement peur de l’engagement économique chinois en Europe, qu’ils peuvent aller jusqu’à planifier des guerres hybrides destructrices pour l’arrêter.

Toile de fond géo-économique

La justification géo-économique de la Route de la Soie Balkanique est évidente, et peut être facilement expliquée en examinant le très large territoire de l’Europe centrale et orientale qu’elle devrait desservir. La péninsule sud-est de l’Europe plonge directement dans ces deux régions, et le nœud de communication de Budapest, en Hongrie, est situé au centre de cette vaste zone. Comme on le voit aujourd’hui, il n’existe aucune voie de communication nord-sud sécurisée qui relie la Hongrie et les marchés alentour (l’Allemagne et la Pologne) aux ports méditerranéens de la Grèce, ce qui signifie que le commerce maritime chinois avec ces économies de premier plan doit faire un large détour autour de l’Europe. La Route de la Soie Balkanique change tout cela et raccourcit encore les temps de transport, en passant directement par le port grec du Pirée et par le canal de Suez, aujourd’hui bien adapté aux porte-conteneurs chinois. On gagne ainsi du temps et de l’argent, et tout le monde a intérêt à une telle route, profitable et efficace.
A l’avenir, les économies de l’Europe centrale et orientale pourraient expédier leurs produits, en passant par la Russie, vers la Chine, via le Passage Eurasien, mais alors que cela pourrait être intéressant du point de vue des relations du-producteur-au-consommateur, cela est peu intéressant pour les revendeurs exportateurs qui prévoient de ré-expédier les produits en question ailleurs dans le monde. Pour profiter du développement économique en cours en Afrique de l’Est et dans le Sud de l’Asie (que ce soit en vendant sur ces marchés ou en s’y installant), il vaut mieux pour les entreprises se connecter les unes aux autres à un nœud maritime qui leur permet de charger et de décharger rapidement et efficacement leurs produits dans des conteneurs. D’un point de vue géo-économique, le Pirée est parfait pour cela, et c’est le port européen le plus proche du canal de Suez, que l’on doit prendre pour atteindre les destinations en question, avec ou sans transbordement (c’est à dire si les entreprises européennes décident d’exporter directement leurs produits là-bas, sans passer par un intermédiaire chinois).
Pour se relier au Pirée, la ligne ferroviaire à grande vitesse – la Route de la Soie Balkanique – est une infrastructure indispensable, et son achèvement réussi amènerait une part importante du trafic européen à être redirigée vers la Chine et les autres dragons, comme l’Inde et l’Éthiopie. Les États-Unis redoutent de perdre leur position de principal partenaire commercial de l’Union Européenne, sachant que ce recul entraînerait très vite, par glissement, un effondrement de leur hégémonie. Vu du côté opposé, la Route de la Soie Balkanique est le seul espoir pour l’Europe de connaître un avenir indépendant, hors d’un contrôle total de l’Amérique, et c’est pourquoi il est absolument indispensable, pour la Russie et la Chine, de mener ce projet à bien. Le déclenchement inévitable d’une Nouvelle Guerre Froide que cela entraîne, et les enjeux extrêmement élevés, signifient que les Balkans demeureront l’un des principaux champs d’affrontement dans une dangereuse guerre par vassaux interposés, en dépit des positionnements et des stratégies très différentes des protagonistes multipolaires.
Andrew Korybko est un commentateur politique américain, qui travaille actuellement pour Sputnik. Cet article est tiré d’un chapitre de son dernier livre sur les Guerres Hybrides. Il a été réécrit pour y inclure les dernières nouvelles au sujet de l’apparente suspension du Turkish Stream.
Article original paru dans Orientalreview
Traduit par Ludovic, édité par jj et relu par Literato pour le Saker Francophone