A l’Est, les pays européens s’émancipent… mais Washington veille au grain
Dans
l’esprit de la Nouvelle Guerre Froide et à la suite de leur élimination
réussie du projet South Stream, les Etats-Unis ont donné la priorité à
l’obstruction du projet russe d’oléoduc Balkan Stream, et jusqu’à
présent, il y ont malheureusement réussi. Le premier défi aura été la
tentative de révolution de couleur en Macédoine, en mai 2015, qui
heureusement a été contrée par les citoyens de ce pays. L’étape suivante
sur le calendrier était la tourmente politique qui a failli faire
chavirer de la Grèce, à la suite du référendum anti-austérité, l’idée
étant que si Tsipras était viré, alors le Balkan Stream aurait été
remplacé par un projet plus favorable aux Américains, le projet
Eastring. Une fois encore, les Balkans ont montré qu’ils résistaient et
les combines américaines ont été repoussées, mais c’est à la troisième
tentative, plus directe, que le projet a été tué dans l’œuf et mis
indéfiniment en sommeil.
L’importance de la Grèce dans les projets d’oléoducs |
A la une, à la deux… à la trois !
L’apogée
a été atteinte le 24 novembre, quand la Turquie a abattu un bombardier
tactique russe opérant au-dessus du territoire syrien contre les
terroristes, et que le projet a été touché de plein fouet,
dans une prévisible réaction en chaîne qui a gelé les relations entre
la Russie et la Turquie. Comme il était évident que la coopération dans
le domaine énergétique entre les deux pays serait rendue impossible par
ces tensions, on imagine que les États-Unis ont délibérément poussé la Turquie à faire tomber les dominos en file, sabordant ainsi projet Balkan Stream.
Si les choses se sont passées ainsi (et cela paraît très
vraisemblable), cela ne veut pas dire que le projet est annulé, il
serait plus judicieux de dire qu’il a été mis temporairement sous cocon.
La Russie ne va sans doute pas aller dans le sens d’un adversaire qui
se montre aussi ouvertement agressif avec elle, mais je pense que cela
n’est vrai que pour le gouvernement actuel, dans le contexte
d’aujourd’hui. On peut imaginer qu’un retournement de la position turque
(même si c’est peu probable dans les mois qui viennent) pourrait amener
à ressortir le projet des cartons. Le scénario le plus probable étant
que les nombreux mécontents et / ou les militaires inquiets ne
renversent le gouvernement.
Un retournement turc ?
Ces
deux possibilités ne sont pas si improbables quand on voit le
mécontentement croissant contre le pouvoir autocrate d’Erdogan et les
positions risquées dans lesquelles il met son armée. On connaît bien le
mécontentement d’un nombre croissant de Turcs (dans le contexte de la montée irrépressible
de l’insurrection kurde), mais ce dont on a moins parlé, c’est de la
situation délicate que doivent affronter les forces armées turques
aujourd’hui. Comme l’auteur l’a écrit
en octobre, l’armée turque doit disperser ses forces, dans ses
opérations contre les Kurdes dans un large sud-est du territoire, pour
sécuriser le territoire turc face à État islamique et aux attaques
terroristes d’extrême-gauche, intervenir ponctuellement dans le Nord de
l’Irak, et rester en alerte le long de la frontière syrienne. C’est un
fardeau que n’importe quelle armée aurait du mal à assumer, et l’une des
dernières choses dont les responsables auraient besoin, serait d’y
ajouter une menace, largement imaginaire et complètement inutile, de la
part de la Russie, concoctée par Erdogan lui-même. Cette pression
pourrait bien se révéler trop forte pour eux, et, considérant les
intérêts supérieurs de la sécurité nationale, comme leur rôle
constitutionnel de sauvegarder l’intégrité territoriale de l’État, ils
pourraient s’organiser pour renverser Erdogan, malgré toutes les mesures d’intimidation qu’il a prises durant la dernière décennie pour se prémunir de ce risque.
Quel va être le coup suivant ?
Il y a une véritable chance que le projet Balkan Stream
ne soit pas gelé et qu’il soit relancé bientôt, car il est trop
important, stratégiquement, à la fois pour la Russie et pour la Turquie,
pour le laisser dans les tiroirs indéfiniment. Il est tout à fait
possible qu’un changement politique intervienne en Turquie, il est
peut-être déjà dans les projets des décideurs actuels et plus
probablement encore après un nouveau coup d’État, bien qu’il soit trop
tôt pour dire de quel côté, vers la Russie ou vers les États-Unis, le
nouveau pouvoir pencherait dans ce dossier. Et donc, chaque grande
puissance avance ses pions avec pour stratégie l’idée d’une assurance
géopolitique, et tous regardent vers la Route de la Soie Balkanique
de la Chine.
Vu de Washington, les États-Unis doivent poursuivre sans
relâche la déstabilisation des Balkans, jusqu’à ce que le projet russe
soit définitivement arrêté, ensuite il faudra faire de même avec le
projet chinois.
Aussi longtemps que la Route de la Soie Balkanique
continuera de se construire, la Russie gardera une force d’attraction
multipolaire via son partenaire, grâce à laquelle elle pourra développer
l’influence qu’elle a cultivée si longtemps. Si le projet Balkan Stream
se poursuit, la Russie peut prendre le train en marche (de la Route de la Soie) , si elle n’y
était pas déjà, et joindre ses forces stratégiques avec celles de son
allié chinois, comme initialement prévu : voilà le cauchemar des
États-Unis, aussi est-ce pour cela qu’ils relancent une guerre hybride dans une tentative désespérée d’enterrer ce projet de Route de la Soie Balkanique.
Comme
on l’a déjà signalé, l’approche russe est de se concentrer plus sur les
diversifications économiques, militaires et politiques qui sont
supposées accompagner l’infrastructure énergétique qu’il a été décidé de
construire. Plutôt que de considérer l’oléoduc comme l’épine dorsale
des Nouveaux Balkans, il semble que ce rôle revient à la ligne
ferroviaire à grande vitesse – la Route de la Soie Balkanique –
mais de toutes façons, c’est un méga-projet multipolaire qui devrait
faire rayonner l’influence russe dans la région. Dans sa configuration
présente, la Russie est plutôt au second plan par rapport à la Chine
dans les décisions concernant la construction des infrastructures, mais
en même temps, elle est devenue indispensable à la Chine. Pékin n’avait
guère, avec les pays de la région, que des liens purement économiques
(et encore, ceux-ci étaient relativement nouveaux), aussi l’implication
prioritaire de la Russie dans ce projet et ces investissements le long
de la Route de la Soie Balkanique (qui devrait longer le Balkan Stream
et partager donc les mêmes investissements) aide à renforcer le soutien
régional et local pour ce projet, en présentant un visage ami et connu,
avec qui les décideurs locaux ont l’habitude de travailler. On ne dira
pas que la Chine est incapable de mener seule ce projet à bien, ni qu’il
n’y avait pas de support légitime dans les Balkans pour une telle
initiative, mais la participation de la Russie en première ligne rassure
les élites locales qu’un partenaire de civilisation semblable et très
influent est avec eux et fait monter ostensiblement les enjeux,
démontrant sa confiance dans un succès tenu pour probable.
Pékin, la dernière chance pour les Balkans
On
le sait depuis longtemps, le partenariat stratégique Russie-Chine a
pour objectif de révolutionner le continent européen en y injectant une
influence nouvelle, multipolaire, le long du Corridor des Balkans, qui doit accueillir le Balkan Stream et la Route de la Soie Balkanique. Malheureusement, de leur côté, les États-Unis ont réussi, jusqu’à maintenant, à freiner le Balkan Stream, ce qui veut dire que la Route de la Soie Balkanique
est maintenant le seul méga-projet multipolaire viable dans la région.
Et par conséquent, c’est la Chine, plutôt que la Russie, qui porte le
flambeau de la multipolarité dans les Balkans, bien que Pékin dépende en
partie de l’influence traditionnelle de la Russie dans la région, pour
aider à sécuriser cet objectif géostratégique commun et à le
concrétiser. De toutes façons, la Route de la Soie Balkanique est plus importante que le Balkan Stream
pour le moment, et donc il est intéressant de porter une attention plus
précise à ses implications stratégiques pour mieux saisir en quoi il
représente pour les Balkans le dernier espoir multipolaire.
Fondements institutionnels
Cela fait deux ans que le concept de la Route de la Soie Balkanique a été posé, et il trouve ses origines dans la politique chinoise dite Nouvelle Route de la Soie,
qui construit une infrastructure de communications de taille mondiale.
Cette orientation a été adoptée pour créer des opportunités pour les
investissements chinois à l’étranger et pour aider des régions entières
dans leurs efforts de libération et d’évolution vers un monde
multipolaire. Pour en revenir aux Balkans, la Route de la Soie Balkanique
est la manifestation régionale de cet idéal, et c’est aujourd’hui le
plus important engagement de la Chine avec les pays de l’Europe centrale
et orientale.
Le cadre de leurs échanges a été formalisé en 2012
lors du premier sommet entre la Chine et les pays centre- et
est-européens (CEEC) à Varsovie, et un deuxième sommet deux ans plus
tard à Belgrade a proposé l’idée d’une ligne ferroviaire à grande
vitesse Budapest – Belgrade – Skopje – Athènes (une première image
concrète de ce qu’est la Route de la Soie Balkanique), dans le but d’approfondir les interconnections économiques des deux côtés. Le Sommet de Suzhou, en 2015, a fixé une feuille de route de moyen-terme pour 2015-2020, qui, entre autres choses, propose la création d’un établissement de financement paritaire
pour assurer les crédits et les investissements pour ce projet et
d’autres semblables. Il donne également une description officielle de la
Route de la Soie Balkanique comme étant la Ligne Terrestre et Maritime Chine – Eurasie et a suggéré qu’elle soit intégrée à terme au Nouveau Corridor Économique Eurasien,
ce qui veut dire que Pékin aimerait que les pays coopèrent d’une façon
plus pragmatique avec la Russie (et dans ce cas, c’est surtout de la
Pologne qu’il s’agit). A noter : l’agence Xinhua a rapporté que les participants se sont mis d’accord pour compléter l’étape Budapest – Belgrade en 2017.
Contexte stratégique
Tout
cela montre que la Chine a accéléré ses relations diplomatiques,
économiques et institutionnelles avec l’Europe du Centre et de l’Est en
l’espace de seulement deux ans, devenant, de manière imprévisible, l’un
des premiers acteurs dans cette région située à ses antipodes et faisant
théoriquement partie d’un bloc adversaire, unipolaire. Cela peut
s’expliquer juste par l’attraction économique, qui dépasse les clivages
politiques, aussi bien que l’ambition complémentaire que le super-géant
asiatique a d’étendre et de renforcer sa présence mondiale. Ensemble,
ces deux facteurs se combinent en un formidable élément de la grande stratégie
chinoise, qui s’efforce d’attirer ses partenaires (spécialement ceux
qui appartiennent au bloc unipolaire) par des appâts économiques, pour
les mener à un renversement géopolitique à long terme. Pour en revenir à
la Route de la Soie Balkanique, elle représente le premier
véhicule que Pékin envoie pour accomplir sa stratégie de long terme, et
une raison géo-économique dont on va expliquer plus loin le
fonctionnement. Avant d’y venir, il est bon de se souvenir de ce que
l’on a intitulé plus haut [dans le livre d’où cet article tire sa source, voyez à la fin, NdT]
comme impératifs pour l’hégémonie américaine, parce que cela explique
pourquoi les États-Unis ont tellement peur de l’engagement économique
chinois en Europe, qu’ils peuvent aller jusqu’à planifier des guerres hybrides destructrices pour l’arrêter.
Toile de fond géo-économique
La justification géo-économique de la Route de la Soie Balkanique
est évidente, et peut être facilement expliquée en examinant le très
large territoire de l’Europe centrale et orientale qu’elle devrait
desservir. La péninsule sud-est de l’Europe plonge directement dans ces
deux régions, et le nœud de communication de Budapest, en Hongrie, est
situé au centre de cette vaste zone. Comme on le voit aujourd’hui, il
n’existe aucune voie de communication nord-sud sécurisée qui relie la
Hongrie et les marchés alentour (l’Allemagne et la Pologne) aux ports
méditerranéens de la Grèce, ce qui signifie que le commerce maritime
chinois avec ces économies de premier plan doit faire un large détour
autour de l’Europe. La Route de la Soie Balkanique change tout
cela et raccourcit encore les temps de transport, en passant directement
par le port grec du Pirée et par le canal de Suez, aujourd’hui bien
adapté aux porte-conteneurs chinois. On gagne ainsi du temps et de
l’argent, et tout le monde a intérêt à une telle route, profitable et
efficace.
A l’avenir, les économies de l’Europe centrale et
orientale pourraient expédier leurs produits, en passant par la Russie,
vers la Chine, via le Passage Eurasien, mais alors que cela
pourrait être intéressant du point de vue des relations
du-producteur-au-consommateur, cela est peu intéressant pour les
revendeurs exportateurs qui prévoient de ré-expédier les produits en
question ailleurs dans le monde. Pour profiter du développement
économique en cours en Afrique de l’Est et dans le Sud de l’Asie (que ce
soit en vendant sur ces marchés ou en s’y installant), il vaut mieux
pour les entreprises se connecter les unes aux autres à un nœud maritime
qui leur permet de charger et de décharger rapidement et efficacement
leurs produits dans des conteneurs. D’un point de vue géo-économique, le
Pirée est parfait pour cela, et c’est le port européen le plus proche
du canal de Suez, que l’on doit prendre pour atteindre les destinations
en question, avec ou sans transbordement (c’est à dire si les
entreprises européennes décident d’exporter directement leurs produits
là-bas, sans passer par un intermédiaire chinois).
Pour se relier au Pirée, la ligne ferroviaire à grande vitesse – la Route de la Soie Balkanique
– est une infrastructure indispensable, et son achèvement réussi
amènerait une part importante du trafic européen à être redirigée vers
la Chine et les autres dragons, comme l’Inde et l’Éthiopie. Les États-Unis redoutent de perdre leur position
de principal partenaire commercial de l’Union Européenne, sachant que
ce recul entraînerait très vite, par glissement, un effondrement de leur
hégémonie. Vu du côté opposé, la Route de la Soie Balkanique
est le seul espoir pour l’Europe de connaître un avenir indépendant,
hors d’un contrôle total de l’Amérique, et c’est pourquoi il est
absolument indispensable, pour la Russie et la Chine, de mener ce projet
à bien. Le déclenchement inévitable d’une Nouvelle Guerre Froide que
cela entraîne, et les enjeux extrêmement élevés, signifient que les
Balkans demeureront l’un des principaux champs d’affrontement dans une
dangereuse guerre par vassaux interposés, en dépit des positionnements
et des stratégies très différentes des protagonistes multipolaires.
Andrew Korybko est un commentateur politique américain, qui travaille actuellement pour Sputnik. Cet article est tiré d’un chapitre de son dernier livre sur les Guerres Hybrides. Il a été réécrit pour y inclure les dernières nouvelles au sujet de l’apparente suspension du Turkish Stream.
Article original paru dans Orientalreview
Traduit par Ludovic, édité par jj et relu par Literato pour le Saker Francophone