dimanche 4 août 2019

USA. La dépendance aux drogues et à Trump sont les symptômes du même malaise


Le journaliste et écrivain Sam Quinones en a pris conscience avant même les élections de 2016. Quelques jours après la victoire électorale de Trump, il publia l’histoire troublante, à l’instar de l’historienne Kathleen Frydl, intitulée «The Oxy Electorate».
Donald Trump s'est très bien débrouillé, bien mieux que Mitt Romney en 2012, dans les régions les plus durement touchées par une épidémie de drogue. En effet, on pourrait décrire les principales victimes d’opioïdes dans les mêmes termes démographiques que ceux utilisés par les experts pour caractériser l’essentiel du soutien électoral de Trump: Blancs non hispaniques, principalement issus de la classe ouvrière et sans formation supérieure, vivant dans les zones rurales et les petites villes. Les dépendances aux opioïdes et à Trump, l’un individuel et l’autre collectif, sont les symptômes du même malaise.


D'une part, ces consommateurs sont encouragés par la publicité et par d’autres actions  des industries pharmaceutiques puissantes qui affligent une population vulnérable. Le capitalisme rapace et non réglementé, tel que celui qui définit aujourd'hui l'agenda Trump, a jeté les bases de la crise des opioïdes dans les Appalaches, dans le Midwest, dans l’Ohio, et ailleurs, en engendrant les inégalités et les difficultés qui poussent à tant de désespoirs.
Par exemple, Purdue Pharma (qui appartient à la célèbre famille Sackler) renforce ce désespoir avec son marketing basé sur son médicament phare OxyContin, lequel aurait largement déclenché l’épidémie d’opioïdes à la fin des années 1990. En 2018, il y avait plus de 50.000 décès par an dus à une surdose d'opioïdes organiques et synthétiques.
Peut-être est-il approprié de signaler que les stupéfiants vendus par Purdue Pharma et d’autres sociétés ont été miss au point pour augmenter progressivement le nombre d’utilisateurs et augmenter aussi leur dépendance. Purdue Pharma a lancé OxyContin en prétendant faussement auprès des médecins et des patients que le médicament était plus faible que la morphine et que, à peine euphorisant, il ne risquait pas de créer une dépendance.
La distribution d'opioïdes en quantités extrêmement disproportionnées par rapport à la population locale est devenue une pratique courante dans l'industrie, offrant des bénéfices lucratifs aux médecins et aux dispensateurs de médicaments sur ordonnance, certains d'entre eux étant alors essentiellement des "moulins à pilules" dispensant libéralement les médicaments sous n’importe quel prétexte et même sans prétexte. Comme le prétendent les plaignants dans des documents judiciaires récents et non scellés datant de 2006 à 2012 et concernant des actions en justice intentées par plus de cent agences gouvernementales étatiques et locales contre toute la chaîne logistique, certains des détaillants nationaux préférés - Walgreens, CVS et Walmart - se sont mêlés au racket.
L’effet global est un véritable facteur économique d’affliction: du côté de l’offre, les grandes entreprises gagnent des sommes colossales d’argent en inondant ces marchés de doses toujours plus importantes d’opioïdes. Elles rackettent surtout les  pauvres sans assurance-maladie pour lesquels les pilules antidouleur sont le moyen le moins cher et le plus rapide d'atténuer leurs souffrances.
Selon la sagesse commune et plusieurs études sociologiques, la principale raison pour laquelle les communautés touchées par la crise des opioïdes sont aussi accro à Donald Trump est la détresse économique qui est à la base de ces deux phénomènes. Ces gens ont déjà connu des jours meilleurs, mais les industries sont parties et les mines ont été fermées. Ils se sont retrouvés avec des «boulots de conneries», voire aucun boulot, uniquement la pauvreté et la désaffection.
Pourtant, selon une analyse sophistiquée parue l'an dernier dans JAMA, les «conditions socio-économiques» ne représentent qu'environ les deux tiers du lien entre Trump et les opioïdes, ce qui signifie que le déclin économique ne suffit pas à tout expliquer.
Là encore, de nombreuses communautés noires et hispaniques, tout aussi désargentés et précaires que les Blancs évoqués ci-dessus, ne se sont jamais tournés massivement vers Trump ou vers des opioïdes.
Ce qui est immédiatement différent pour les indigents des zones rurales du Kentucky ou de la Mahoning Valley, dans l’Ohio, c’est qu’ils n’ont pas simplement perdu leur emploi, mais celui-ci a été repris par les Noirs, car le gouvernement local favorisait ces derniers.
Comme le signalait Sean Mcewee à Salon lors de la campagne de 2016, ces partisans de Trump ont vécu leur souffrance sous forme de discrimination et de victimisation. "Le racisme est le véritable moteur du succès de Trump", a-t-il écrit, "la souffrance sociale est comprise à travers le prisme de l'animosité raciale". Il s'agissait principalement de l’animosité contre les Noirs considérés par les « petits blancs » (socle de vote de Trump) comme favorisés par Obama, mais aussi contre les Latinos, contre les immigrés et contre tous les étrangers non blancs. Dans d'autres contextes, ces petits blancs ont exprimé une égale animosité envers les musulmans, les LGBT, les élites côtières, Harvard et Washington. Au-delà du déclin économique qui l’a déclenchée, la menace était existentielle: comme si tout leur mode de vie était une espèce culturelle menacée.
Une histoire de décennies de changements radicaux dans les normes sociales, appuyés par des décisions judiciaires, a largement contourné le cœur du pays, laissant ces « petits blancs » vivre dans la détérioration de leur situation économique en tant que discrimination culturelle globale - orchestrée par les pouvoirs au profit d'autrui. La révolution culturelle qui a débuté dans les années 1960 a entraîné la libération des femmes, des homosexuels, des hommes, et une loi sur les droits civils qui permettait à un homme noir de devenir président des États-Unis.
Et alors même que ces nouvelles normes sapaient les valeurs traditionnelles du pays profond, beaucoup de ces gens se sentaient imposés et sanctionnés par la loi fédérale - «le gouvernement».
Il suffisait de rapprocher les opioïdes du fameux «make America great again MAGA, rendre sa grandeur à  l'Amérique » de Trump, pour que les opioïdes effacent le présent et que MAGA efface le passé. Cela a fait de Donald Trump l'opium du petit peuple blanc.

Source : The Opioid and Trump Addictions: Symptoms of the Same Malaise

professeur émérite d'anthropologie à l'université de Chicago. 
Traduction : Hannibal GENSÉRIC

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ANNEXE
Qu'est-ce que la crise des opioïdes, qui tue 130 Américains chaque jour ?
Ivana Obradovic est l'auteur d'une note sur la crise des opioïdes aux États-Unis, ces dérivés de l'opium ayant causé la mort de plus de 300.000 Américains depuis 2000.
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Ivana OBRADOVIC.- La crise des opioïdes constitue un problème de santé publique majeur aux États-Unis. En moyenne, 130 Américains meurent chaque jour d'une surdose liée aux opioïdes, devenue la première cause de mortalité évitable avant cinquante ans, loin devant les accidents de la route et les décès par armes à feu. Depuis 2000, la consommation d'opioïdes, sous différentes formes (médicaments prescrits légalement, utilisés de manière détournée ou achetés sur le marché noir), a causé plus de 300.000 décès par surdose: c'est une crise sanitaire sans précédent. L'épidémie actuelle se caractérise avant tout par l'augmentation rapide de la mortalité par surdose d'opioïdes, qui atteint chaque année un nouveau record. En réponse à la panique déclenchée par la propagation de cette épidémie, le Président Trump a proclamé l'état d'urgence en octobre 2017.
La prise de conscience du problème et les réponses publiques mises en place sont donc relativement récentes, alors que les origines de l'épidémie remontent aux années 1990. On peut en effet identifier plusieurs phases d'expansion de l'épidémie d'opioïdes.
Cette crise s'explique donc à la fois par la hausse des demandes de prise en charge de la douleur mais aussi par une stratégie commerciale d'augmentation de l'offre dans le contexte spécifique américain.
La première correspond à l'élargissement de la prescription des antidouleurs à base d'opioïdes à tous les types de douleur chronique: des produits longtemps réservés au traitement des cancers ont ainsi été prescrits plus largement, en particulier l'oxycodone, mise sur le marché à partir de 1996, qui a fait l'objet d'une véritable campagne commerciale à grand renfort de marketing et de stratégies d'influence pour inciter les médecins à prescrire et les patients à consommer de plus en plus d'opioïdes forts. La deuxième phase de l'épidémie s'est traduite par une extension de la consommation de ces opioïdes hors du cadre médical: une partie des patients, devenus dépendants des opioïdes, ont augmenté et diversifié leur consommation d'opioïdes, en se tournant vers des produits de plus en plus forts et dangereux car échappant à tout contrôle, en particulier l'héroïne (disponible sur le marché noir) et certains opioïdes de synthèse (notamment le fentanyl, un opioïde cent fois plus puissant que la morphine, consommé sous forme de médicament mais aussi vendu sur internet sous forme de contrefaçons fabriquées en Chine ). On peut donc parler d'une épidémie qui a été créée par un abus de prescriptions d'une part et des pratiques de promotion du médicament d'autre part: c'est ce qui rend ce phénomène assez singulier.
Contrairement aux précédentes épidémies de drogues aux États-Unis, qui ont surtout affecté les populations précaires et racialisées en milieu urbain (comme le crack dans les années 1990), l'épidémie d'opioïdes a d'abord frappé les Blancs des zones rurales.
Aujourd'hui, un enfant dépendant aux opioïdes naît toutes les 19 minutes (ces bébés porteurs du syndrome d'abstinence néonatale sont appelés les « heroin babies »).

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