C’est sur les décombres de la guerre des États-Unis en
Irak que l’Iran a bâti un nouvel ordre.
ENVIRON UN MOIS avant
l’invasion de l’Irak par les États-Unis en mars 2003, Tariq Aziz, l’un des plus
fidèles compagnons de Saddam Hussein, était assis dans son bureau à Bagdad vêtu d’un uniforme
vert olive, cigare en main, chaussé de pantoufles. L’homme qui, pendant des
décennies, avait été la représentation publique de la diplomatie irakienne à
haut risque proposait une analyse politique qui aurait pu le conduire à son
exécution au cours des années précédentes.
« Les États-Unis peuvent
renverser Saddam Hussein », a déclaré Aziz,
chrétien irakien et l’une des plus hautes personnalités du gouvernement de
Saddam. « Vous pouvez détruire le parti Baas et
le nationalisme arabe laïc ». Mais, a-t-il
averti, « L’Amérique ouvrira une boîte de
Pandore qu’elle ne pourra jamais refermer ».
Selon lui, la main de fer de Saddam, gantée dans le vernis du nationalisme
arabe, était le seul moyen efficace de gérer des forces comme al-Qaïda ou
empêcher une expansion de l’influence iranienne dans la région.
Lorsque les États-Unis ont envahi le pays, Aziz était le huit de pique du
jeu de cartes créé par le Pentagone pour faire connaître ses cibles de grande
valeur [en cartomancie tous les 8 dégagent un pouvoir, mais le Huit de Pique
est le « Huit des Huit » dans les cartes de la vie. Volonté et détermination,
il peut déplacer des montagnes, NdT]. Il a finalement été capturé, détenu dans
une prison de fortune à l’aéroport de Bagdad et contraint à creuser un trou
dans le sol pour l’utiliser comme latrines. Il est mort d’une crise cardiaque
pendant sa garde à vue en juin 2015. Mais Aziz a vécu assez longtemps pour voir
exactement ce qu’il avait prédit, accusant le président américain Barack Obama
de « laisser l’Irak aux loups ».
L’ancien ministre irakien des Affaires étrangères, Tariq Aziz, au garde-à-vous alors que l’hymne national irakien est joué lors d’une conférence à Bagdad le 2 décembre 1998. Photo : Peter Dejong/AP |
L’invasion
et l’occupation de l’Irak en 2003 ont marqué le moment où les États-Unis ont
perdu le contrôle de leur propre jeu d’échecs sanguinaire. Le chaos déclenché
par l’invasion américaine a permis à l’Iran d’atteindre en Irak un niveau
d’influence qui était inimaginable pendant le règne de Saddam. Des documents
secrets du ministère iranien du Renseignement et de la Sécurité, obtenus par The
Intercept, donnent une image sans précédent de l’intensité de l’influence
iranienne sur l’Irak actuel. La souveraineté, jadis jalousement défendue par
les nationalistes arabes, s’est progressivement érodée depuis l’invasion
américaine.
Le pays
qui est passé sous l’influence de l’Iran avait été détruit par des décennies de
guerre, d’occupation militaire, de terrorisme et de sanctions économiques. L’Irak est toujours aux prises
avec l’héritage d’années d’effusions de sang sectaires, l’émergence de groupes
djihadistes violents et la corruption généralisée déclenchée par l’invasion et
l’occupation américaines. Face à cette tragédie nationale, certains
citoyens se montrent nostalgiques de la stabilité autoritaire du régime de
Saddam. Piloter cette situation chaotique n’est pas une tâche facile pour une
puissance étrangère.
Dans les
années qui ont suivi l’invasion de 2003, quelques politiciens américains se
sont servis de l’expression « Pottery Barn » pour justifier une présence
prolongée en Irak [La formule Pottery Barn rule, dérivée de l’expression «
pottery store rule » (si tu casses tu paies) a été utilisée ultérieurement par
des personnalités du monde politique dans le sens : « la faveur que les
électeurs vous accordent est une denrée fragile; si vous les indisposez, vous
en supporterez les conséquences » – Wikipedia, NdT]. C’est cette invasion qui a brisé la société
irakienne. Donc, pour se conformer à cette analogie, après avoir
brisé le pays, les États-Unis devaient maintenant l’acheter. En réalité, les
États-Unis ont mis l’Irak en pièces et se sont finalement retirés. C’est l’Iran
qui a fini par trouver quoi faire des morceaux.
Le 29 mars 2003, des civils à pied passent devant des chars d’assaut sur un pont près de l’entrée de la ville assiégée de Bassorah, en Irak. |
LE DÉSASTRE DE LA DÉ-BAASIFICATION
[Le parti Baas est un parti politique pan-arabe, socialiste et laïc
fondé en Syrie, NdT]
UN PEU
PLUS DE dix ans avant que George W. Bush ne décide de renverser le gouvernement
irakien, l’administration de son père avait pris une toute autre voie. Après
avoir, pendant la guerre du Golfe de 1991, lors d’une campagne de bombardement,
impitoyablement détruit les infrastructures civile et militaire de l’Irak,
George H.W. Bush s’est laissé convaincre qu’il serait trop dangereux de marcher
sur Bagdad. Non pas en raison des coûts humains potentiels, ou de la perte de
soldats américains au combat, mais parce que Saddam était une donnée connue qui
avait déjà prouvé sa valeur positive dans les années 1980 quand il a attaqué
l’Iran et provoqué la guerre brutale Iran-Irak. Au cours de ce conflit de huit
ans, les États-Unis ont armé les deux pays, mais ils ont très clairement
favorisé Bagdad. Plus d’un million de personnes sont mortes dans des guerres de
tranchées qui rappellent la Première Guerre mondiale. Parlant de la stratégie
américaine dans cette guerre, Henry Kissinger sans insister et tout en plaisantant,
a déclaré qu’il est « dommage qu’il ne puisse y
avoir qu’un seul perdant ».
Même
après la fin de la guerre, les craintes de l’Amérique concernant l’Iran
l’emportait sur quel que désir que ce soit d’un changement de régime en Irak.
Saddam est donc resté.
Le fils
de Bush a défendu un point de vue différent. À la suite des attentats du 11
septembre 2001, des personnalités de haut rang de son administration ont
commencé à tort à établir un lien entre le régime de Saddam et al-Qaïda. En réalité, les extrémistes
religieux étaient des ennemis mortels des Baasistes. Mais le
mécanisme pour la destitution de Saddam avait déjà été enclenché par les
néoconservateurs qui
étaient déterminés à faire la guerre à l’Irak bien des années avant le 11
septembre.
Après
seulement quelques semaines d’invasion en 2003, Saddam Hussein n’était plus au
pouvoir et était en fuite. Un idéologue de droite qui s’était fait les dents en
travaillant sous Kissinger a été désigné comme responsable de l’Irak pendant un
certain délai après l’invasion. Le nouveau « vice-roi » du pays, L. Paul
Bremer, a parlé un jour de lui-même en se désignant comme « la seule figure
d’autorité suprême – autre que Saddam Hussein – que la plupart des Irakiens
aient jamais connue ». Bien que diplomate de longue date, Bremer n’avait jamais
été en poste au Moyen-Orient et n’avait aucune expertise en termes de
politique irakienne. Mais son obsession était que le parti Baas était
identique au parti nazi allemand et devait être éliminé jusqu’à la racine. Sous
son commandement de l’Autorité provisoire de la coalition, les États-Unis ont
mis en œuvre l’une des politiques les plus
désastreuses de l’histoire moderne en termes de prise de décisions
d’après-guerre : la liquidation de l’armée irakienne dans le cadre d’une
politique appelée « dé-baasification ».
Dans son
livre sur la guerre en Irak, « Night Draws Near » [La nuit se rapproche, NdT],
le journaliste Anthony Shadid, lauréat du prix Pulitzer, écrit : « La décision de Bremer a eu pour
effet immédiat de mettre dans les rues 350.000 officiers et appelés, il s’agissait
d’hommes qui avaient au moins reçu un entraînement militaire, créant
immédiatement une réserve de recrues potentielles pour un combat de guérilla.
(Ils disposaient d’environ un million de tonnes d’armes et de munitions de
toutes sortes, en libre accès dans plus d’une centaine de dépôts pratiquement
sans surveillance dans tout le pays) ». Un fonctionnaire
américain, cité anonymement par le New York Times Magazine de l’époque,
a décrit la décision de Bremer de façon plus brutale : « C’était la semaine où nous nous
sommes fait 450.000 ennemis sur le terrain en Irak. »
Paul Bremer, l’administrateur civil américain de plus haut rang en Irak, lors de la cérémonie de remise des diplômes de la nouvelle armée irakienne d’après-guerre, le 4 octobre 2003, à Kirkush. Photo : Marwan Naamani/AFP via Getty Image |
L’impact
de la décision de Bremer peut être mis en lumière dans les câbles secrets du
renseignement iranien rédigés plus d’une décennie plus tard. Nombre des
insurgés sunnites qui étaient entrés en guerre contre le gouvernement de Nouri
al-Maliki en 2013 sont décrits dans les documents comme des « baasistes »,
une référence aux groupes militants menés par d’anciens officiers militaires
irakiens. Avec nostalgie, ces groupes se sont identifiés à l’ordre politique
d’avant 2003. Les documents montrent que les Iraniens ont travaillé soit pour
les détruire, soit pour les contrôler dans la lutte contre l’État Islamique.
Comme le
montrent les rapports de renseignements divulgués, les effusions de sang
sectaires qui ont commencé avec l’invasion américaine n’ont jamais vraiment
pris fin.
Beaucoup
d’anciens baasistes se sont également retrouvés dans les rangs de l’État
Islamique, une organisation qui comptait de hauts responsables de l’armée
démantelée de Saddam Hussein parmi ses dirigeants militaires.
La dé-baasification
a coïncidé avec un autre hideux développement en Irak : l’émergence d’une politique sectaire. Les
États-Unis ont également joué un rôle crucial dans ce phénomène. Pour prendre
un exemple, après l’invasion, les autorités d’occupation américaines ont lancé
une offensive contre un religieux chiite du nom de Moqtada al-Sadr.
Sadr, dont le père et les frères avaient été assassinés par les hommes de main
de Saddam, était un nationaliste irakien qui parlait la langue du peuple, bien
qu’il fût souvent en désaccord avec d’autres chefs religieux chiites. Les
câbles du renseignement iraniens de 2014 citent des individus pro-iraniens en
Irak qui expriment leur mécontentement face à Sadr, celui-ci ayant refusé de
participer à leurs projets. Bien qu’il ait vécu et étudié en Iran pendant de
nombreuses années, il reste une épine dans le pied du gouvernement irakien
actuel et des intérêts iraniens en général.
Le cheikh Moqtada al-Sadr dirige la prière du vendredi à la mosquée de Kufa, en Irak, le 11 juillet 2003. Photo : Scott Peterson/Getty Images |
Après
l’invasion américaine, la popularité de Sadr s’est accrue suite à sa
ré-organisation des services sociaux et des infrastructures afin de faire face
aux conditions épouvantables auxquelles les Irakiens étaient confrontés, en
particulier dans les bidonvilles chiites qui avaient souffert de brutales
répressions à l’époque de Saddam. Lorsque la ville sunnite de Falloujah a été
attaquée pour la première fois par les États-Unis en avril 2004, après le
meurtre de quatre mercenaires de Blackwater [armée privée la plus puissante au
monde, NdT], Sadr a organisé des campagnes de dons de sang et des convois
humanitaires et a condamné l’agression américaine. Pendant un bref instant, les
États-Unis avaient
presque réussi à réunir forces chiites et sunnites dans une guerre contre
un ennemi commun.
Cette
situation était intenable. En 2005, les États-Unis s’étaient pleinement
investis dans des politiques qui exacerbaient considérablement le fanatisme en
Irak. Ils avaient commencé
à armer, entraîner et financer des escadrons de la mort chiites qui
terrorisaient les communautés sunnites dans une guerre qui a modifié la
composition démographique de Bagdad. À mesure que la situation des
sunnites devenait de plus en plus difficile, des groupes de plus en plus
extrêmes ont commencé à émerger, dont al-Qaïda en Irak et son successeur, l’État
Islamique.
Comme le
montrent les rapports de renseignements qui ont filtré, les effusions de sang
sectaires qui ont commencé avec l’invasion américaine n’ont jamais vraiment
pris fin. Fin 2014, le ministère iranien du Renseignement et de la Sécurité a
fait état de la permanence du nettoyage violent des sunnites des environs de
Bagdad par les milices irakiennes associées au Corps des gardiens de la
révolution islamique de l’Iran.
LES CALCULS DE L’IRAN, LA COLÈRE DE
L’IRAK
LORSQUE
l’ADMINISTRATION D’OBAMA, en 2011, a procédé pour la télévision à une mise en
scène du « retrait » de l’Irak, de larges pans du pays étaient encore dans un
réel état d’effondrement politique et humanitaire. L’État irakien qui existait
avant la guerre avait été complètement détruit. Pour le meilleur et pour le
pire, l’Iran a cherché à combler le vide béant créé en Irak par les politiques
de Washington. A partir des décombres du pays, les dirigeants iraniens ont vu
une occasion de créer un nouvel ordre – un ordre qui ne les menacerait plus
jamais de la façon dont l’avait fait le régime de Saddam Hussein.
Les
manifestations qui paralysent aujourd’hui les villes irakiennes sont la
démonstration vivante de l’impopularité de la politique iranienne en Irak.
Plusieurs centaines de manifestants ont été tués par les forces de sécurité qui
ont tiré à balles réelles sur la foule. La souveraineté de l’Irak a
effectivement été réduite à néant par l’invasion américaine de 2003, mais
l’idée d’une nation irakienne continue d’être précieuse et désirée par les
jeunes qui bravent les balles dans les rues pour affirmer leur indépendance.
Le
comportement agressif de l’Iran face à l’Irak doit être revu dans un contexte
historique. En effet, il est difficile d’imaginer un État-nation agissant de
façon rationnelle et qui dans les mêmes circonstances n’aurait pas suivi la
même voie. L’invasion a
fait craindre à l’Iran que le prochain arrêt de l’armée américaine ne soit
Téhéran. Ces craintes ont été exacerbées après que l’administration
Bush ait rejeté en 2003 une proposition de «
grand marchandage » de l’Iran qui proposait de tenir des pourparlers afin
de résoudre les différends entre les deux parties. Au lieu de cela, les
États-Unis ont continué à traiter l’Iran comme un ennemi et ont poursuivi en
Irak une politique d’occupation qui a laissé dans son sillage une succession
d’échecs et des centaines de milliers de morts irakiens.
Que
l’Iran ait saisi l’occasion de renforcer son influence en Irak n’est pas
choquant. Bien que le rôle de l’Iran ait loin d’avoir été positif, les États-Unis
ont depuis longtemps perdu toute prétention d’être un négociateur légitime pour
l’avenir de l’un ou l’autre pays. En 1963, les États-Unis ont contribué à
déclencher le long cauchemar irakien en aidant à renverser le gouvernement populaire d’Abdel Karim
Kassem, qui voulait nationaliser le pétrole irakien et créer des programmes de
protection sociale. Les États-Unis ont soutenu l’ascension de Saddam
et ont continué à soutenir son régime au fil des ans, principalement en tant
que rempart contre l’Iran, malgré des atrocités très médiatisées comme le
gazage de civils kurdes dans la ville de Halabja et les massacres d’Irakiens
chiites après la guerre du Golfe.
Depuis plus de six décennies,
les États-Unis jouent un rôle central pour fomenter des tragédies qui ont
détruit la vie de générations entières en Irak et en Iran. Toute
critique du rôle de l’Iran aujourd’hui ne peut effacer cet horrible bilan. La
façon dont les Irakiens réagissent aux informations sur les transactions
secrètes de l’Iran dans leur pays est leur affaire. Peut-être y a-t-il des
organisations internationales et des pays dont les conseils et les avis
seraient les bienvenus. Mais étant donné leur héritage atroce en Irak, les
États-Unis ne devraient pas en faire partie.
Traduit
par les lecteurs du site www.les-crises.fr.
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