lundi 23 décembre 2019

IRAK. Le changement de suzerains



C’est sur les décombres de la guerre des États-Unis en Irak que l’Iran a bâti un nouvel ordre.
ENVIRON UN MOIS avant l’invasion de l’Irak par les États-Unis en mars 2003, Tariq Aziz, l’un des plus fidèles compagnons de Saddam Hussein, était assis dans son bureau à Bagdad vêtu d’un uniforme vert olive, cigare en main, chaussé de pantoufles. L’homme qui, pendant des décennies, avait été la représentation publique de la diplomatie irakienne à haut risque proposait une analyse politique qui aurait pu le conduire à son exécution au cours des années précédentes.
« Les États-Unis peuvent renverser Saddam Hussein », a déclaré Aziz, chrétien irakien et l’une des plus hautes personnalités du gouvernement de Saddam. « Vous pouvez détruire le parti Baas et le nationalisme arabe laïc ». Mais, a-t-il averti, « L’Amérique ouvrira une boîte de Pandore qu’elle ne pourra jamais refermer ». Selon lui, la main de fer de Saddam, gantée dans le vernis du nationalisme arabe, était le seul moyen efficace de gérer des forces comme al-Qaïda ou empêcher une expansion de l’influence iranienne dans la région.

Lorsque les États-Unis ont envahi le pays, Aziz était le huit de pique du jeu de cartes créé par le Pentagone pour faire connaître ses cibles de grande valeur [en cartomancie tous les 8 dégagent un pouvoir, mais le Huit de Pique est le « Huit des Huit » dans les cartes de la vie. Volonté et détermination, il peut déplacer des montagnes, NdT]. Il a finalement été capturé, détenu dans une prison de fortune à l’aéroport de Bagdad et contraint à creuser un trou dans le sol pour l’utiliser comme latrines. Il est mort d’une crise cardiaque pendant sa garde à vue en juin 2015. Mais Aziz a vécu assez longtemps pour voir exactement ce qu’il avait prédit, accusant le président américain Barack Obama de « laisser l’Irak aux loups ».

L’ancien ministre irakien des Affaires étrangères, Tariq Aziz, au garde-à-vous alors que l’hymne national irakien est joué lors d’une conférence à Bagdad le 2 décembre 1998. Photo : Peter Dejong/AP
L’invasion et l’occupation de l’Irak en 2003 ont marqué le moment où les États-Unis ont perdu le contrôle de leur propre jeu d’échecs sanguinaire. Le chaos déclenché par l’invasion américaine a permis à l’Iran d’atteindre en Irak un niveau d’influence qui était inimaginable pendant le règne de Saddam. Des documents secrets du ministère iranien du Renseignement et de la Sécurité, obtenus par The Intercept, donnent une image sans précédent de l’intensité de l’influence iranienne sur l’Irak actuel. La souveraineté, jadis jalousement défendue par les nationalistes arabes, s’est progressivement érodée depuis l’invasion américaine.
Le pays qui est passé sous l’influence de l’Iran avait été détruit par des décennies de guerre, d’occupation militaire, de terrorisme et de sanctions économiques. L’Irak est toujours aux prises avec l’héritage d’années d’effusions de sang sectaires, l’émergence de groupes djihadistes violents et la corruption généralisée déclenchée par l’invasion et l’occupation américaines. Face à cette tragédie nationale, certains citoyens se montrent nostalgiques de la stabilité autoritaire du régime de Saddam. Piloter cette situation chaotique n’est pas une tâche facile pour une puissance étrangère.
Dans les années qui ont suivi l’invasion de 2003, quelques politiciens américains se sont servis de l’expression « Pottery Barn » pour justifier une présence prolongée en Irak [La formule Pottery Barn rule, dérivée de l’expression « pottery store rule » (si tu casses tu paies) a été utilisée ultérieurement par des personnalités du monde politique dans le sens : « la faveur que les électeurs vous accordent est une denrée fragile; si vous les indisposez, vous en supporterez les conséquences » – Wikipedia, NdT]. C’est cette invasion qui a brisé la société irakienne. Donc, pour se conformer à cette analogie, après avoir brisé le pays, les États-Unis devaient maintenant l’acheter. En réalité, les États-Unis ont mis l’Irak en pièces et se sont finalement retirés. C’est l’Iran qui a fini par trouver quoi faire des morceaux.
Le 29 mars 2003, des civils à pied passent devant des chars d’assaut sur un pont près de l’entrée de la ville assiégée de Bassorah, en Irak.
LE DÉSASTRE DE LA DÉ-BAASIFICATION
[Le parti Baas est un parti politique pan-arabe, socialiste et laïc fondé en Syrie, NdT]
UN PEU PLUS DE dix ans avant que George W. Bush ne décide de renverser le gouvernement irakien, l’administration de son père avait pris une toute autre voie. Après avoir, pendant la guerre du Golfe de 1991, lors d’une campagne de bombardement, impitoyablement détruit les infrastructures civile et militaire de l’Irak, George H.W. Bush s’est laissé convaincre qu’il serait trop dangereux de marcher sur Bagdad. Non pas en raison des coûts humains potentiels, ou de la perte de soldats américains au combat, mais parce que Saddam était une donnée connue qui avait déjà prouvé sa valeur positive dans les années 1980 quand il a attaqué l’Iran et provoqué la guerre brutale Iran-Irak. Au cours de ce conflit de huit ans, les États-Unis ont armé les deux pays, mais ils ont très clairement favorisé Bagdad. Plus d’un million de personnes sont mortes dans des guerres de tranchées qui rappellent la Première Guerre mondiale. Parlant de la stratégie américaine dans cette guerre, Henry Kissinger sans insister et tout en plaisantant, a déclaré qu’il est « dommage qu’il ne puisse y avoir qu’un seul perdant ».
Même après la fin de la guerre, les craintes de l’Amérique concernant l’Iran l’emportait sur quel que désir que ce soit d’un changement de régime en Irak. Saddam est donc resté.
Le fils de Bush a défendu un point de vue différent. À la suite des attentats du 11 septembre 2001, des personnalités de haut rang de son administration ont commencé à tort à établir un lien entre le régime de Saddam et al-Qaïda. En réalité, les extrémistes religieux étaient des ennemis mortels des Baasistes. Mais le mécanisme pour la destitution de Saddam avait déjà été enclenché par les néoconservateurs qui étaient déterminés à faire la guerre à l’Irak bien des années avant le 11 septembre.
A Tikrit, en Irak, le 30 avril 2003, des femmes au foyer regardent des soldats américains arrêter un homme identifié par le commandant de la 1ère Brigade comme membre important du parti Baas.
Après seulement quelques semaines d’invasion en 2003, Saddam Hussein n’était plus au pouvoir et était en fuite. Un idéologue de droite qui s’était fait les dents en travaillant sous Kissinger a été désigné comme responsable de l’Irak pendant un certain délai après l’invasion. Le nouveau « vice-roi » du pays, L. Paul Bremer, a parlé un jour de lui-même en se désignant comme « la seule figure d’autorité suprême – autre que Saddam Hussein – que la plupart des Irakiens aient jamais connue ». Bien que diplomate de longue date, Bremer n’avait jamais été en poste au Moyen-Orient et n’avait aucune expertise en termes de politique irakienne. Mais son obsession était que le parti Baas était identique au parti nazi allemand et devait être éliminé jusqu’à la racine. Sous son commandement de l’Autorité provisoire de la coalition, les États-Unis ont mis en œuvre l’une des politiques les plus désastreuses de l’histoire moderne en termes de prise de décisions d’après-guerre : la liquidation de l’armée irakienne dans le cadre d’une politique appelée « dé-baasification ».
Dans son livre sur la guerre en Irak, « Night Draws Near » [La nuit se rapproche, NdT], le journaliste Anthony Shadid, lauréat du prix Pulitzer, écrit : « La décision de Bremer a eu pour effet immédiat de mettre dans les rues 350.000 officiers et appelés, il s’agissait d’hommes qui avaient au moins reçu un entraînement militaire, créant immédiatement une réserve de recrues potentielles pour un combat de guérilla. (Ils disposaient d’environ un million de tonnes d’armes et de munitions de toutes sortes, en libre accès dans plus d’une centaine de dépôts pratiquement sans surveillance dans tout le pays) ». Un fonctionnaire américain, cité anonymement par le New York Times Magazine de l’époque, a décrit la décision de Bremer de façon plus brutale : « C’était la semaine où nous nous sommes fait 450.000 ennemis sur le terrain en Irak. »
Paul Bremer, l’administrateur civil américain de plus haut rang en Irak, lors de la cérémonie de remise des diplômes de la nouvelle armée irakienne d’après-guerre, le 4 octobre 2003, à Kirkush. Photo : Marwan Naamani/AFP via Getty Image
L’impact de la décision de Bremer peut être mis en lumière dans les câbles secrets du renseignement iranien rédigés plus d’une décennie plus tard. Nombre des insurgés sunnites qui étaient entrés en guerre contre le gouvernement de Nouri al-Maliki en 2013 sont décrits dans les documents comme des « baasistes », une référence aux groupes militants menés par d’anciens officiers militaires irakiens. Avec nostalgie, ces groupes se sont identifiés à l’ordre politique d’avant 2003. Les documents montrent que les Iraniens ont travaillé soit pour les détruire, soit pour les contrôler dans la lutte contre l’État Islamique.
Comme le montrent les rapports de renseignements divulgués, les effusions de sang sectaires qui ont commencé avec l’invasion américaine n’ont jamais vraiment pris fin.
Beaucoup d’anciens baasistes se sont également retrouvés dans les rangs de l’État Islamique, une organisation qui comptait de hauts responsables de l’armée démantelée de Saddam Hussein parmi ses dirigeants militaires.
La dé-baasification a coïncidé avec un autre hideux développement en Irak : l’émergence d’une politique sectaire. Les États-Unis ont également joué un rôle crucial dans ce phénomène. Pour prendre un exemple, après l’invasion, les autorités d’occupation américaines ont lancé une offensive contre un religieux chiite du nom de Moqtada al-Sadr. Sadr, dont le père et les frères avaient été assassinés par les hommes de main de Saddam, était un nationaliste irakien qui parlait la langue du peuple, bien qu’il fût souvent en désaccord avec d’autres chefs religieux chiites. Les câbles du renseignement iraniens de 2014 citent des individus pro-iraniens en Irak qui expriment leur mécontentement face à Sadr, celui-ci ayant refusé de participer à leurs projets. Bien qu’il ait vécu et étudié en Iran pendant de nombreuses années, il reste une épine dans le pied du gouvernement irakien actuel et des intérêts iraniens en général.
Le cheikh Moqtada al-Sadr dirige la prière du vendredi à la mosquée de Kufa, en Irak, le 11 juillet 2003. Photo : Scott Peterson/Getty Images
Après l’invasion américaine, la popularité de Sadr s’est accrue suite à sa ré-organisation des services sociaux et des infrastructures afin de faire face aux conditions épouvantables auxquelles les Irakiens étaient confrontés, en particulier dans les bidonvilles chiites qui avaient souffert de brutales répressions à l’époque de Saddam. Lorsque la ville sunnite de Falloujah a été attaquée pour la première fois par les États-Unis en avril 2004, après le meurtre de quatre mercenaires de Blackwater [armée privée la plus puissante au monde, NdT], Sadr a organisé des campagnes de dons de sang et des convois humanitaires et a condamné l’agression américaine. Pendant un bref instant, les États-Unis avaient presque réussi à réunir forces chiites et sunnites dans une guerre contre un ennemi commun.
Cette situation était intenable. En 2005, les États-Unis s’étaient pleinement investis dans des politiques qui exacerbaient considérablement le fanatisme en Irak. Ils avaient commencé à armer, entraîner et financer des escadrons de la mort chiites qui terrorisaient les communautés sunnites dans une guerre qui a modifié la composition démographique de Bagdad. À mesure que la situation des sunnites devenait de plus en plus difficile, des groupes de plus en plus extrêmes ont commencé à émerger, dont al-Qaïda en Irak et son successeur, l’État Islamique.
Comme le montrent les rapports de renseignements qui ont filtré, les effusions de sang sectaires qui ont commencé avec l’invasion américaine n’ont jamais vraiment pris fin. Fin 2014, le ministère iranien du Renseignement et de la Sécurité a fait état de la permanence du nettoyage violent des sunnites des environs de Bagdad par les milices irakiennes associées au Corps des gardiens de la révolution islamique de l’Iran.
Les forces de sécurité irakiennes tentent de repousser les manifestations anti gouvernementales vers la place Tahrir le 19 novembre 2019; faisant usage de gaz lacrymogène et de balles pour empêcher l’occupation des ponts dans le centre ville de Bagdad. Photo: Laurent Van der Stockt/Getty Images
LES CALCULS DE L’IRAN, LA COLÈRE DE L’IRAK
LORSQUE l’ADMINISTRATION D’OBAMA, en 2011, a procédé pour la télévision à une mise en scène du « retrait » de l’Irak, de larges pans du pays étaient encore dans un réel état d’effondrement politique et humanitaire. L’État irakien qui existait avant la guerre avait été complètement détruit. Pour le meilleur et pour le pire, l’Iran a cherché à combler le vide béant créé en Irak par les politiques de Washington. A partir des décombres du pays, les dirigeants iraniens ont vu une occasion de créer un nouvel ordre – un ordre qui ne les menacerait plus jamais de la façon dont l’avait fait le régime de Saddam Hussein.
Les manifestations qui paralysent aujourd’hui les villes irakiennes sont la démonstration vivante de l’impopularité de la politique iranienne en Irak. Plusieurs centaines de manifestants ont été tués par les forces de sécurité qui ont tiré à balles réelles sur la foule. La souveraineté de l’Irak a effectivement été réduite à néant par l’invasion américaine de 2003, mais l’idée d’une nation irakienne continue d’être précieuse et désirée par les jeunes qui bravent les balles dans les rues pour affirmer leur indépendance.
Le comportement agressif de l’Iran face à l’Irak doit être revu dans un contexte historique. En effet, il est difficile d’imaginer un État-nation agissant de façon rationnelle et qui dans les mêmes circonstances n’aurait pas suivi la même voie. L’invasion a fait craindre à l’Iran que le prochain arrêt de l’armée américaine ne soit Téhéran. Ces craintes ont été exacerbées après que l’administration Bush ait rejeté en 2003 une proposition de « grand marchandage » de l’Iran qui proposait de tenir des pourparlers afin de résoudre les différends entre les deux parties. Au lieu de cela, les États-Unis ont continué à traiter l’Iran comme un ennemi et ont poursuivi en Irak une politique d’occupation qui a laissé dans son sillage une succession d’échecs et des centaines de milliers de morts irakiens.
Que l’Iran ait saisi l’occasion de renforcer son influence en Irak n’est pas choquant. Bien que le rôle de l’Iran ait loin d’avoir été positif, les États-Unis ont depuis longtemps perdu toute prétention d’être un négociateur légitime pour l’avenir de l’un ou l’autre pays. En 1963, les États-Unis ont contribué à déclencher le long cauchemar irakien en aidant à renverser le gouvernement populaire d’Abdel Karim Kassem, qui voulait nationaliser le pétrole irakien et créer des programmes de protection sociale. Les États-Unis ont soutenu l’ascension de Saddam et ont continué à soutenir son régime au fil des ans, principalement en tant que rempart contre l’Iran, malgré des atrocités très médiatisées comme le gazage de civils kurdes dans la ville de Halabja et les massacres d’Irakiens chiites après la guerre du Golfe.
Depuis plus de six décennies, les États-Unis jouent un rôle central pour fomenter des tragédies qui ont détruit la vie de générations entières en Irak et en Iran. Toute critique du rôle de l’Iran aujourd’hui ne peut effacer cet horrible bilan. La façon dont les Irakiens réagissent aux informations sur les transactions secrètes de l’Iran dans leur pays est leur affaire. Peut-être y a-t-il des organisations internationales et des pays dont les conseils et les avis seraient les bienvenus. Mais étant donné leur héritage atroce en Irak, les États-Unis ne devraient pas en faire partie.
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.

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