Au cours d'une séance au Parlement
européen, tenue à Bruxelles, le 28 juin 2013, une députée européenne de droite avait qualifié la période actuelle
que vit la Tunisie, de «Moyen âge». Cette
déclaration a été faite en présence d’une délégation de la société civile
tunisienne et du chef du gouvernement provisoire tunisien, qui n'ont pas jugé
nécessaire d'y réagir. Toute l’assemblée européenne en est restée médusée.
Pourtant, au grand dam de mes compatriotes tunisiens qui trouvaient cette
remarque offensante, je trouve que cette députée n’avait pas tort.
Calendrier islamique
Selon le
calendrier lunaire musulman, nous sommes en l’an 1435 de l’Hégire. Or 1435
années lunaires correspondent à 1392 années solaires ; cela veut dire que
l’islam est officiellement âgé de 1392 ans. Par conséquent, le monde islamique
est à la fin de son XIVe
siècle, et à la veille de son XVe
siècle. Pareille époque correspond à la fin du Moyen-âge chrétien.
Celui-ci est une époque de
l'Histoire européenne qui s’étend sur une durée de près de mille ans, entre les
Ve-VIe siècles et le XVe siècle, période
d'arriération et d'obscurantisme; marquée par la guerre, les fléaux sociaux, le
féodalisme et l'hégémonie de l'Église. On attribuait
alors tous ces fléaux à
quelque châtiment divin, exacerbant ainsi la religiosité populaire, la
superstition et le fanatisme. Les explications superstitieuses et pleines de
préjugés dominaient. La situation actuelle du monde arabo-musulman, dont la
Tunisie, n’en est guère différente.
Pour
certains historiens européens, deux évènements majeurs marquent, en 1492, la
fin du Moyen Âge et le début des temps modernes: La
découverte du continent américain par les Européens, et la chute de Grenade,
dernier royaume musulman en Espagne. Pour les historiens musulmans, le début de
cette ère moderne représente la phase finale du "nettoyage ethnique"
de l’Espagne : élimination systématique et organisée des juifs (des
centaines de milliers) et des musulmans (plusieurs millions). Pour les
récalcitrants à la conversion au catholicisme, après confiscation de tous leurs biens, ils ont le choix entre
l’émigration (seuls les plus fortunés ont les moyens de migrer) et le bûcher
(la masse populaire). Ce premier génocide espagnol annonce et prépare, avec
l’encouragement de l’Église catholique, d’autres génocides, dont les prochaines
victimes seront les Amérindiens et les Africains.
Le Moyen-âge islamique
Contrairement à l’Europe, où le
Moyen âge a succédé à
l’Antiquité, le Moyen Âge arabo-musulman a succédé à une période
d’épanouissement de sa civilisation. Cette période correspond donc à une
décadence, une descente aux enfers.
Pour David Landes (1998) et
d’autres historiens, on peut situer le sommet de la civilisation islamique en
Orient vers 1187, date à laquelle Saladin reprend Jérusalem aux Croisés :
"from that peak moment, the
course of Islam was mostly downhill ". Une
autre date souvent avancée pour le début de la décadence en Orient est celle
des invasions mongoles et la destruction de Bagdad en 1258.
Les prémisses de la
décadence arabo-musulmane en Occident sont antérieures d’environ un siècle.
Elles correspondent aux nouvelles invasions arabes bédouines de
l’Ifrîqiya (Tunisie, Algérie) au XIe siècle et au sac et à la destruction de Kairouan,
en 1057. Au moment de ces invasions, Kairouan dépassait les 100 000
habitants et comptait un nombre important de medersas (écoles, universités). Kairouan
avait été la première ville édifiée par les Arabes en 670.
Les invasions arabes bédouines au
Maghreb et mongoles en Orient (Iran, Irak, Syrie, etc.) ont eu les mêmes
effets terribles et durables sur l'économie, la culture (destruction des
bibliothèques et des universités), l’agriculture (provoquant notamment un
désastre sans précédent pour le réseau d'irrigation, édifié durant les
millénaires précédents) et sur tous les aspects de la vie courante. Le monde
islamique ne s’en est jamais relevé.
La société islamiste actuelle est de nature moyenâgeuse
La prise en compte du fait religieux revêt une importance
essentielle pour une compréhension en profondeur de l’islamisme actuel. Cet
islamisme est au cœur de l'histoire actuelle du monde musulman: il modèle la
pensée des gens, principalement en raison de l’universalisme supposé de l’islam
et à cause de la montée en puissance des émirats et royaumes pétroliers autour
de l’Arabie Saoudite et du Qatar, sous la houlette des États Unis, de l'OTAN et d’Israël.
Les prédicateurs de l’Oumma
Les frontières du monde musulman, qui échappent à toute
unité politique, sont moins importantes que celles de l’Oumma, la
Communauté des Croyants.
Pour les islamistes, et selon leur modèle des "compagnons
du Prophète", l’Oumma conçue comme l'assemblée des fidèles unis dans la
foi, doit se répandre « jusqu'aux confins de la terre ». Pour cela,
elle peut s'appuyer sur le soutien de ses membres influents mais elle doit
surtout reposer en principe sur un acte d'adhésion volontaire : en cela,
elle peut compter sur les effets de la prédication télévisuelle et sur le nombre ahurissant de mosquées, plus nombreuses que les écoles primaires. Les Oulémas et
les prédicateurs wahhabites qui y tiennent les discours de prédication, justifient l'usage de la violence contre les non
islamistes, qualifiés de renégats, afin de les contraindre à se soumettre à l’autorité (du roi, du président, de
l’émir, du cheikh ou d'un quelconque ayatollah).
La frontière entre le sacré et le profane est inexistante : la peur de l'enfer et du diable motive bien des comportements
Le clergé se fait obéir et respecter des fidèles. Il
distribue les fatwas nécessaires au salut de l'âme. L’imam est un personnage
incontournable de la vie quotidienne. Les mosquées sont au cœur du village ou
du quartier et sont des lieux d'asile, de réunion, d’endoctrinement, quelques fois
d’appel au meurtre (contre les opposants qualifiés d’apostats) et de
recrutement de djihadistes et de prostituées halal.
La mosquée affirme sa mainmise totale sur le temps
Elle part du principe suivant : la maîtrise de
temps est un instrument de domination sociale, qui en devient le maître
renforce son pouvoir sur la communauté.
Toute l’année s’organise en
fonction de la liturgie musulmane. En dictant la tonalité des jours de l’année,
elle régente la vie des hommes et des femmes. Les périodes de pénitence, comme
le Ramadan, sont marquées par le jeûne et l’abstinence sexuelle.
Elle fixe
le rythme du temps quotidien.
Les appels du muezzin, plusieurs fois par
jour, matérialisent cette emprise. Ces messages sonores sont faits pour rythmer
la journée, non pour donner une mesure exacte du temps. Mais surtout, ils ont
un rôle essentiel : celui d’un rappel de la présence divine tout au long
du jour. A ce signal, les musulmans doivent répondre, dès qu’ils le peuvent,
par la prière. Ils ont le devoir de se soumettre à Dieu et, surtout, à ses
représentants autoproclamés sur terre. Cette conception de la prière est de
type militaire : on pense que celle-ci est d’autant plus efficace que les
orants seront nombreux, de même qu’une armée qui compte plus de soldats a de
meilleures chances de l’emporter sur le champ de bataille. Aussi, voit-on des mosquées,
aux couleurs et à l’architecture spécifiques à chaque obédience, rivaliser entre
elles par le nombre de fidèles.
L'islam à l'épreuve de l'Histoire
L'islamisme n'est pas une "aberration de l'islam"; il est
inscrit dans sa matrice comme une de ses « possibilités », parce que la
charia, soumise à une certaine lecture, peut aisément emprunter le trajet tracé
par le projet islamiste et résonner dans l'espace balisé par ses convictions
politiques.
Le djihadisme actuel, déjà agissant en Syrie, en Irak, en Libye et
ailleurs s'éteindra à coup sûr. Mais si les choses demeurent en l'état, dans
deux ou trois décennies, d'autres révoltés ressurgiront, qui, toujours au nom
du djihad, partiront de nouveau à l'assaut des ordres (nationaux et mondiaux)
établis.
Le problème du monde musulman n'est pas seulement un problème religieux, il est aussi d'ordre politique
Tous les régimes actuellement en place sont, peu ou prou, de
type moyenâgeux. Comme les royautés de droit divin du Moyen âge européen, ces régimes prétendent tous
défendre l’islam (contre qui ?). Ils figent la charia - Coran
et Sunna – dans le temps et dans l’espace pour en faire une lecture
intégriste. Dupliquant la figure du calife, de l'émir ou du sultan d’antan, les dirigeants
arabo-musulmans alimentent le conformisme et l’archaïsme, appelés salafisme, se
permettant ainsi de disqualifier tout effort d'interprétation qui ne
s'enracinerait pas dans le soubassement théologique du XIIe siècle,
début de la décadence.
C’est aussi cela, le Moyen âge.
Hannibal GENSERIC