Décidément, la base US, OTAN & Cie, en territoire
turc, d’Incirlik est à la fois l’enjeu et la baromètre des événements de
Turquie et de tout ce qui les entoure. Depuis hier et ce matin, la base est à
nouveau coupée du reste de la Turquie, encerclée, et elle redevient à nouveau
l’objet de menaces et d’anathèmes. Divers thèmes sont agités, autour de le
singulière situation selon laquelle Incirlik serait une sorte d’“otage” [*] que la
direction turque, Erdogan en tête, reprendrait régulièrement sous sa
surveillance agressive.
Les deux thèmes principaux présentés pour de tels
mouvements sont 1) Incirlink comme moyen de pression sur les USA pour obtenir
l’extradition de Gülen, l’ennemi à la fois désigné et juré d’Erdogan ; et 2)
Incirlink encerclée pour prévenir une deuxième tentative de putsch qui est un
des grands sujets de conversation médiatiques et dans les presse
alternative/antiSystème en général, depuis hier également.
A quel jeu joue-t-on avec Incirlink ? Cette base occupe
évidemment une position stratégique exceptionnelle ; toute proche de la
Syrie, mais aussi du Liban et d’Israël, à bonne portée de l’Iran et de
l’Afghanistan, et à portée acceptable de la Russie et des routes suivies par
les avions russes, elle abrite aussi bien des forces de combat (US/OTAN) que
des forces d’appui stratégique, logistique (ravitailleurs en vol) et de
reconnaissance/renseignement. Les USA en ont fait leur plaque stratégique
tournante de la région et l’une des principales bases de CENTCOM autant que la
connexion directe entre l’OTAN et les régions du Moyen-Orient et du
sous-continent indien. D’autre part, Incirlink est fameuse pour abriter un
contingent d’armes nucléaires US (bombes B-61, entre 36 et une centaine selon
les évaluations). Incirlink fait partie des plus grandes bases stratégiques US
dans l’énorme réseau de bases du Pentagone, dans la catégorie des bases de
Ramstein, Okinawa, Guam, etc.
Il semble bien qu’Erdogan, d’ailleurs avec les
conseils appuyés des Russes supposerions-nous sans audace excessive, ait bien
mesuré de quel poids stratégique énorme Incirlink pèse dans la besace de
l’occupation stratégique et des réseaux US, et quel rôle peu ordinaire ce point
stratégique peut jouer dans un jeu d’affrontement et d’antagonisme de
communication avec les USA et avec l’OTAN. Il est assez probable que les cris
d’alarme et autres avertissements venus de
Aspen, Colorado, ces trois derniers jours, aient encore fortement accru
cette perception d’Erdogan. Plusieurs chefs US n’ont pas caché qu’ils
étaient très inquiets de la situation en Turquie, de la situation de leur
influence en Turquie, et par conséquent du sort d’Incirlink, montrant par là
une position de faiblesse qui doit enchanter Erdogan. La polémique touche
bien entendu, mais tout de même avec une rapidité qui en dit long, la rivalité
interarmes : l’US Navy lance ses relais selon la logique que la situation
d’Incirlik montre l’avantage des porte-avions navigant en eaux internationales
sur les bases terrestres qui ne sont jamais à l’abri d’un pouvoir local soudain
devenu incontrôlable (voir les déclarations du vice-amiral d’escadre retiré de
l’US Navy, Peter Daly, le
28 juillet, à Sputnik.News).
Il semble bien qu’on voit se dessiner une situation
nouvelle du point de vue des affrontements postmodernes de communication,
par rapport à un point stratégique de cette importance devenant un enjeu de pression
et de contrainte dans une situation de grande tension. (Par exemple, si l’on
admet qu’il existe la possibilité d’un second coup de force, ou si Erdogan
croit qu’il peut y en avoir la possibilité, les manœuvres autour d’Incirlik
[successivement ou simultanément fermeture des fournitures d’électricité et
d’autres fournitures de base, enquête à l’intérieur de la base et arrestation
d’officiers turcs stationnés sur la partie turque de la base, encerclement et
interdiction d’accès, etc.] deviennent une tactique, voire un moyen de chantage
du type “s’il y a réellement amorce d’un nouveau coup de force, j’interviens
sur la base”, ou entre les tractations avec le sort de Gülen.) Ainsi l’atout
stratégique considérable que constitue pour les USA une base de cette
importance devient brutalement un handicap qui compromet gravement les
capacités de leur diplomatie, aussi bien ouverte que secrète, en même temps
qu’un révélateur embarrassant des activités US, ouvertes ou secrètes.
Encore n’a-t-on pas parlé de l’aspect otanien, qui
joue un rôle très important. Depuis le 15 juillet, dans tous les cas en matière
de communication, l’OTAN est paralysée dans cette situation où deux de ses
principaux membres sont en situation d’affrontement si direct. Ses relations
publiques sont dans le plus grand embarras et ne donnent plus guère
d’indications, dans une occurrence qui peut s’avérer comme catastrophique à un
moment où la cohésion de l’Alliance est extrêmement fragile à cause des
pressions antirusses forcenées de certains membres, et du freinage de plus en
plus net contre cette tendance de la part d’autres membres. Justement, la crise
d’Incirlik (Turquie-USA) se fait sur le fond d’un rapprochement de la Turquie
et de la Russie, à un moment où la politique générale US est dans une phase de
complète incertitude, sinon de paralysie et d’impuissance, avec la fin du
mandat Obama et les présidentielles en cours, dont le résultat sera extrêmement
important pour l’orientation de la politique extérieure des USA. Dans ces
conditions, on peut envisager les remarques de ceux qui n’excluent pas qu’une
aggravation continue de la crise conduise à un retrait de la Turquie de
l’OTAN, et par conséquent à la plus grave crise de l’OTAN de toute son
histoire, – bien plus grave que la crise française de 1964-1966 (retrait de
la France du commandement intégré), parce qu’à la reprise complète de sa
souveraineté par la Turquie (cas similaire à la France), s’ajouterait un
renversement d’alliance (avec la Russie), absent du cas français.
Le cas-Incirlik nous ouvre de nouvelles et amusantes
perspectives : comment un formidable avantage stratégique peut devenir un
embarras et même un lien stratégique dont le dénouement peut conduire à une
catastrophe menaçant tout un édifice. Mais l’on comprend la cause centrale
de cette situation, qui se trouve dans l’effondrement de la puissance US, et la
cause technique de cette situation, qui est l’importance considérable prise par
la communication. On ne se trouve pas loin d’un cas de rupture entre les USA et
la Turquie, et d’une menace de dislocation de l’OTAN, tout cela d’une façon
éventuellement très rapide, selon un processus dont l’aggravation a été d’abord
le fait de processus de communication, que les acteurs les aient voulus ou pas.
Mis en ligne le 31 juillet 2016 à 17H16.
Source : http://www.dedefensa.org/article/incirlik-en-vedette-americaine-encerclee-otage-chantage