Les
États-Unis bombardent des peuples un peu partout sur la planète, selon des
règles à géométrie variable et dans la plus totale opacité.
Quand un
commando de marine [américain] a été tué et trois autres blessés durant un raid
au centre du Yémen début 2017, les Américains ont demandé : « Que faisons-nous
là-bas ? » Quand trois soldats des Forces spéciales ont été tués dans une
embuscade lors d’une patrouille au Niger, au pays, certain ont dit : « Que
faisons-nous dans ce pays ? »
Ces deux
embuscades, tendues vraisemblablement par des combattants d’al-Qaïda
et de l’État
Islamique, ont soulevé d’importantes questions sur la présence militaire
américaine dans des pays auxquels n’avons pas déclaré la guerre, cependant,
comme d’habitude, les indignations publiques n’ont pas permis d’y voir plus
clair. L’activité militaire américaine – en particulier des attaques aériennes
et des raids au Moyen Orient et en Afrique, sans parler de l’Afghanistan – n’a
pas seulement accéléré avec le gouvernement Trump, mais les assassinats ciblés
sont désormais pratiqués avec un minimum de contraintes et de transparence.
Même en comparaison de la situation sous la très secrète administration Obama.
Des drones MQ-9 Reaper alignés sur le tarmac du 49e Aircraft Maintenance Squadron, sur la base aérienne d’Holloman au Nouveau Mexique |
Pour faire
court, il y a beaucoup d’actions militaires en cours sur le terrain dont le
public américain n’a pas connaissance – au moins jusqu’à ce qu’un événement
horrible survienne ou que des officiels soient obligés d’abattre leurs cartes,
et même dans ce cas, ils ne dévoilent que le stricte minimum.
En début
d’année, le journaliste d’investigation Nick Turse, mis sur une liste
noire par l’US African Command [commandement de l’armée américaine pour
l’Afrique, NdT] car considéré comme « non légitime », a rapporté que les USA avaient des forces spéciales
actives dans 149
pays dans le monde – une augmentation de 150 % par rapport aux
années George W. Bush.
Mais qu’en
est-il dans le ciel ? Nous n’en avons que quelques indices troublants. Selon le
Bureau
of Investivative Journalism [l’ONG Bureau du journalisme d’investigation,
NdT] , l’administration
Trump a lancé plus de 160 attaques au Yémen et en Somalie en 2017.
C’est respectivement 100 % et 30 % de plus qu’un an plus tôt sous
l’administration Obama, qui, pourtant était très fan des drones. Les attaques
en Afghanistan au 1er janvier atteignaient les mêmes niveaux que la
« vague » de 2009-2010, et nous
savons tous à quel point cela fonctionne bien.
Depuis janvier,
le Bureau a enregistré 27 frappes mortelles au Yémen,
14 en Somalie
et plus de 50 en
Afghanistan sur la même période.
Pour
comprendre le contexte, l’administration Obama a mené 563 attaques secrètes
au Pakistan, en Somalie et au Yémen durant ses deux mandats, contre 57 sous
Bush. Obama n’a reconnu qu’entre 64 et 116 décès civils durant cette période,
mais le Bureau affirme que la réalité est plutôt entre 380 et 801 fois plus
élevée.
Mais l’administration
actuelle reste pratiquement muette sur le sujet. Jeudi, le Department of
Defense [le ministère des armées, NdT] a publié un Rapport au Congrès au titre
de la National Defense Authorisation Act [Loi d’autorisation de la Défense
nationale, qui encadre le budget militaire] pour l’année 2017. Le ministère
était censé recenser chaque attaque – date, heure et lieu – ayant été confirmée
(ou raisonnablement suspectée de…) comme ayant entraîné des pertes civiles,
ainsi que le nombre de décès, à la fois civils et côté combattants, pour
l’année 2017. Le rapport est sorti avec 30 jours de retard et, sans surprise,
est très loin des attendus.
Ce qu’il révèle
est que, sur 10.000 attaques militaires en 2017
(typiquement par drones, avions d’attaque AC-130 Hercules, missiles et
chasseurs-bombardiers), le Ministère était en mesure de confirmer
approximativement 499 civils tués et 169 blessés.
Il s’agit des opérations Inherent Resolve (Irak, Syrie), Freedom’s
Sentinel (Afghanistan) ainsi que de celles au Yémen, en Somalie et en
Libye. Le Ministère prétend ne disposer d’aucun chiffre sur les pertes civiles
résultant des frappes en Libye
et en Somalie,
alors que nous savons que
les attaques se sont intensifiées dans ces deux pays sous Trump, et que, selon
des observateurs indépendants, plus de 10 civils ont été tués en Somalie en
2017.
Le rapport
indique également que le ministère de la Défense dispose de 450 autres
signalements de victimes civiles qu’il n’a pas encore été en mesure
d’expertiser, de sorte que le nombre réel de morts civils est probablement beaucoup plus élevé.
De plus, le rapport ne précise pas le nombre total de combattants décédés ni le
contexte des décès – date, heure, lieu. Au contraire, ils sont regroupés sous forme
de totaux qui ne permettent pas de discerner, dans chaque pays, les cas de
figures.
« Le rapport
du ministère de la Défense sur les pertes civiles souffre de manquements
flagrants, dont le non-respect manifeste de l’obligation légale de fournir le
nombre de victimes parmi les combattants et de répertorier toutes les
opérations dont on a des raisons de soupçonner qu’elles ont causé des pertes
civiles », a déclaré Rita Siemion, conseillère juridique de Human
Rights First [Les Droits de l’homme d’abord, ONG américaine].
Autre déception,
le mandat du Congrès ne porte que sur les frappes militaires américaines – nous
n’avons toujours aucune idée du nombre d’opérations de drones de la CIA dans
chacun de ces pays sous Trump [La CIA n’étant pas un organe militaire, NdT].
Cette information devait être consignée dans un rapport annuel de la
Maison-Blanche sur tous les civils et combattants tués lors de frappes
aériennes antiterroristes américaines en 2017. Le rapport était exigé en vertu
d’un décret signé par Obama en 2016. Pourtant, l’échéance du 1er mai
est
passée, et les autorités politiques ont laissé entendre que, selon un
porte-parole qui s’est entretenu avec le Washington
Post, « le décret qui exige le rapport sur les pertes civiles est en
cours d’examen » et pourrait être « modifié », voire « annulé ».
De plus, « les
exigences décrétées (EO : Executive order NdT) par l’administration précédente
en matière d’information du public reposaient sur les politiques de lutte
contre le terrorisme menées par Obama, dont beaucoup ont été abandonnées pour
permettre aux militaires s’adapter à des menaces en constante évolution ».
Regardons ça de
plus près. L’administration Trump n’a jamais rendu publiques les nouvelles
règles d’engagement, mais on a longuement rapporté en septembre que les
directives politiques présidentielles de l’ère Obama (très certainement vagues,
mais les seules règles en vigueur depuis leur publication en 2013) seraient
assouplies selon deux axes principaux. Le premier est que les cibles des
missions dites « létales », qui, sous Obama, devaient constituer « une menace
persistante et imminente » pour les Américains, sont élargies pour inclure de
simples soldats djihadistes « sans compétences spéciales ni commandement », selon
le New York Times. En d’autres termes, cela inclurait maintenant ceux
qui ne représentent pas une menace imminente.
Deuxièmement, les attaques de drones et les
raids au sol ne seraient plus soumis à un contrôle de sécurité de haut niveau.
Un élément crucial – à savoir que les frappes n’auraient lieu que s’il y avait
une « quasi-certitude » que les civils ne seraient pas blessés – est resté en
vigueur (bien qu’aucune des deux administrations n’ait jamais expliqué quelles
sont les normes pour atteindre ce niveau de garantie).
« L’administration
Trump a adopté une nouvelle politique, sans toutefois la rendre publique, ni
même en diffuser une fiche d’information déclassifiée ou un résumé, ou ne
serait-ce qu’en reconnaître l’existence », a déclaré Siemion à TAC (le
journal The American Conservative) lors d’une entrevue la semaine
dernière. « Nous ne savons même pas si elles sont appliquées ».
Pour compliquer
les choses, ces règles, si elles existent, ne s’appliquent qu’aux pays jugés en
dehors de la « zone de conflits actifs ». Sinon, ce sont les lois de la guerre
qui s’appliquent, et elles sont beaucoup moins contraignantes. Ces théâtres de guerre
comprennent l’Afghanistan, l’Irak et la Syrie et, depuis l’année dernière,
certaines parties du Yémen et de la Somalie. Sans oublier que l’AUMF
(Autorisation d’emploi de la force militaire permet
au président de prendre pour cible l’État Islamique, Al-Qaïda ou leurs «
forces associées » à tout moment, sans avoir besoin de préciser clairement
comment ces forces sont définies, ni où elles sont prises pour cibles.
Toutefois, il
est difficile de comprendre pourquoi cela empêcherait la Maison-Blanche de
publier un décompte des victimes en vertu du décret (qui, soit dit en passant,
ne couvre que les opérations CT en dehors du théâtre des opérations)
d’ici le 1er mai. Un porte-parole de la Maison-Blanche a déclaré au Washington
Post : « il n’y a pas eu d’augmentation du nombre de victimes civiles en
2017 », ce qui est assez étonnant. Dans son rapport de 2016, Obama n’a reconnu
qu’un seul décès de civil, une annonce largement relayée par des groupes
extérieurs. Compte tenu de l’augmentation des frappes au Yémen, en Somalie et
en Libye après Obama, l’idée qu’il n’y aurait qu’une seule mort civile là-bas
semble fantaisiste. Malheureusement, comme les deux administrations se
renvoient la balle en chipotant – à l’intérieur ou l’extérieur du théâtre
des opérations, militaires ou CIA – comme moyen de dissimuler en communiquant
des totaux, il est impossible d’être tout à fait certain de ce qui s’est passé
réellement.
C’est exactement ce qu’ils cherchent. Ceux qui tentent de
compter au moyen de rapports en libre accès sont coincés : ils n’arrivent pas à
faire passer le message à un public qui se distrait dans un cycle d’actualités
de 24 heures, davantage obsédé par la tempétueuse Daniels [l’actrice X avec
laquelle Trump aurait eu une liaison, Qui
est Stormy Daniels, l'actrice porno qui peut faire tomber Donald Trump ?]
et le Russiagate que par le fait que dans des endroits comme l’Irak et la
Syrie, où nous ne sommes pas techniquement « en guerre », et ou les États-Unis
et leur
coalition ont mené près de 30 000 attaques aériennes au cours des quatre
dernières années.
Au moment où
nous parlons,
selon la journaliste Rebecca Gordon, l’Africom (Commandement Américain pour
l’Afrique : Ndt) est en train de construire dans la ville d’Agadez, au Niger,
une toute nouvelle base pour accueillir des drones, pour un coût de 110
millions de dollars. « Il s’agira bientôt la nouvelle pièce maîtresse dans la
guerre non déclarée des États-Unis en Afrique de l’Ouest », dit Gordon. « Avant
même l’ouverture de la base, des drones armés américains s’envolent déjà de la
capitale du Niger, Niamey, après
avoir reçu l’autorisation du gouvernement nigérien de le faire, en novembre
dernier ».
Le plus grave, c’est que nous en sommes à la
troisième administration qui met en œuvre et intensifie les programmes
d’assassinats ciblés de ce type, sans que l’efficacité de ces pratiques ait
jamais été discutée. Songez à ces dizaines de milliers de frappes
aériennes, à ces milliers de vies détruites,
et aucune évaluation honnête de la réussite, ou de la riposte (retour de
flamme), quelle qu’elle soit. Washington aime débattre de la politique
contre-terroriste, mais sans surprise, personne ne suggère que l’idée
d’assassinat ciblé devrait être entièrement réexaminée.
« Nous
l’avons fait, et nous continuons à le faire, sans prendre le temps de vérifier
si c’est efficace. Non seulement nous dépensons des milliards de dollars, et
des américains ont perdu la vie et toutes sortes d’autres personnes ont
également perdu la leur », a dit Siemion, « mais peut-être que tout ça
est contre-productif, et que nous payons un prix très élevé pour quelque chose
qui ne fait qu’aggraver la menace ».
Considérant
Trump, qui a publié des déclarations notoirement muettes sur le ciblage des
familles de terroristes et se demandant à haute voix pourquoi un opérateur
de drone a «
attendu » avant de larguer une bombe sur une cible syrienne, il n’y a pas
beaucoup d’espoir qu’un tel examen puisse avoir lieu bientôt. « Par défaut »,
se lamentait Siemion, « tout est sur pilote automatique ».
Par Kelley Beaucar Vlahos ,
rédacteur en chef de The American Conservative.
rédacteur en chef de The American Conservative.
Traduit
par les lecteurs du site www.les-crises.fr.
VOIR AUSSI :
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"Skynet" de la NSA tue des centaines d'innocents
Commentaire recommandé
Weilan // 26.06.2018 à 07h31
Bref, le congrès US ne serait pas tenu au courant (et le public encore moins) de ces “exécutions” par drones interposés.
Même si comparaison n’est jamais raison, nos parlementaires et sénateurs hexagonaux sont ils plus tenus au courant des aller et venues des forces spéciales françaises ? Je n’en ai pas l’impression. On sait qu’elles sont présentes en Syrie et au Sahel, mais qu’en est il du Yémen où elles auraient été signalées ? Réponse: secret-défense voyons ! Circulez, il n’y a rien à voir…
Même si comparaison n’est jamais raison, nos parlementaires et sénateurs hexagonaux sont ils plus tenus au courant des aller et venues des forces spéciales françaises ? Je n’en ai pas l’impression. On sait qu’elles sont présentes en Syrie et au Sahel, mais qu’en est il du Yémen où elles auraient été signalées ? Réponse: secret-défense voyons ! Circulez, il n’y a rien à voir…