Dans un article paru le 23 janvier 2011, Thierry Meyssan, du Réseau Voltaire, avait écrit l'article qui suit. Deux ans plus tard, nous constatons que TOUT ce qu'il avait prédit se vérifie. Que voit-on en ce 19/2/2013 ? Chebbi et Ghannouchi main dans la main, l'un espérant un poste ministériel à la hauteur de ses ambitions extravagantes, l'autre espérant mener la Tunisie vers le califat islamiste, version wahhabite. Revoilà les deux pions de Washington annoncés depuis janvier 2011 : l'archaïque et le moderniste, le barbu salafiste et l'imberbe opportuniste, l'épouvantail d'Al-Qaïda et le "démocrate" berlusconien.
Voici l'article .
Washington face à la colère du peuple tunisien
par Thierry
Meyssan
Alors que
les médias occidentaux célèbrent la « Jasmine Revolution », Thierry
Meyssan dévoile le plan US pour tenter de stopper la colère du peuple tunisien
et conserver cette discrète base arrière de la CIA et de l’OTAN. Selon lui, le
phénomène insurrectionnel n’est pas fini et la vraie Révolution, tant redoutée
par les Occidentaux, pourrait rapidement commencer.
23 janvier 2011
Les
grandes puissances n’aiment pas les bouleversements politiques qui leur
échappent et contrecarrent leurs plans. Les événements qui ont fait vibrer la
Tunisie depuis un mois n’échappent pas à cette règle, bien au contraire.
Il est
donc pour le moins surprenant que les grands médias internationaux, suppôts
indéfectibles du système de domination mondiale, s’enthousiasment soudainement
pour la « Révolution du jasmin » et multiplient les enquêtes et
reportages sur la fortune des Ben Ali qu’ils ignoraient jusque là malgré leur
luxe tapageur. C’est que les Occidentaux courent après une situation qui leur a
glissé des mains et qu’ils voudraient récupérer en la décrivant selon leurs
souhaits.
Avant
toute chose, il convient de rappeler que le régime de Ben Ali était soutenu par
les États-Unis et Israël, la France et l’Italie.
Considéré
par Washington comme un État d’importance mineure, la Tunisie était utilisée au
plan sécuritaire, plus qu’économique. En 1987, un coup d’État soft est organisé
pour déposer le président Habib Bourguiba au profit de son ministre de
l’Intérieur, Zine el-Abidine Ben Ali. Celui-ci est un agent de la CIA formé à
la Senior Intelligence School de Fort Holabird. Selon certains éléments
récents, l’Italie et l’Algérie auraient été associés à cette prise de pouvoir.
Dès son
arrivée au Palais de la République, il met en place une Commission militaire
jointe avec le Pentagone. Elle se réunit annuellement, en mai. Ben Ali, qui se
méfie de l’armée, la maintient dans un rôle marginal et la sous-équipe, à
l’exception du Groupe des Forces spéciales qui s’entraîne avec les militaires
US et participe au dispositif « anti-terroriste » régional. Les ports
de Bizerte, Sfax, Sousse et Tunis sont ouverts aux navires de l’OTAN et, en
2004, la Tunisie s’insère dans le « Dialogue méditerranéen » de
l’Alliance.
Washington
n’attendant rien de spécial de ce pays au plan économique, il laisse donc les
Ben Ali mettre la Tunisie en coupe réglée. Toute entreprise qui se développe
est priée de céder 50 % de son capital et les dividendes qui vont avec.
Cependant, les choses virent au vinaigre en 2009, lorsque la famille régnante,
passée de la gourmandise à la cupidité, entend soumettre aussi les
entrepreneurs états-uniens à son racket.
De son
côté, le département d’État anticipe sur l’inévitable disparition du président.
Le dictateur a soigneusement éliminé ses rivaux et ne dispose pas de
successeur. Il faut donc imaginer une relève s’il vient à mourir. Une
soixantaine de personnalités susceptibles de jouer un rôle politique ultérieur
est recrutée. Chacune reçoit une formation de trois mois à Fort Bragg, puis un
salaire mensuel [2]. Le temps passe…
Bien que
le président Ben Ali poursuive la rhétorique anti-sioniste en vigueur dans le
monde musulman, la Tunisie offre diverses facilités à la colonie juive de
Palestine. Les Israéliens d’ascendance tunisienne sont autorisés à voyager et à
commercer dans le pays. Ariel Sharon est même invité à Tunis.
La révolte
L’immolation
par le feu d’un vendeur ambulant, Mohamed el-Bouzazi, le 17 décembre 2010,
après que sa charrette et ses produits aient été saisis par la police, donne le
signal des premières émeutes. Les habitants de Sidi Bouzid se reconnaissent
dans ce drame personnel et se soulèvent. Les affrontements s’étendent à
plusieurs régions, puis à la capitale. Le syndicat UGTT et un collectif
d’avocats manifestent scellant sans en avoir conscience l’alliance entre
classes populaire et bourgeoisie autour d’une organisation structurée.
Le 28
décembre, le président Ben Ali tente de reprendre les choses en main. Il se
rend au chevet du jeune Mohamed el-Bouazizi et s’adresse le soir à la Nation.
Mais son discours télévisé exprime son aveuglement. Il dénonce les manifestants
comme des extrémistes et des agitateurs stipendiés et annonce une répression
féroce. Loin de calmer le jeu, son intervention transforme la révolte populaire
en insurrection. Le peuple tunisien ne conteste plus simplement l’injustice
sociale, mais le pouvoir politique.
Le producteur Tarak Ben Ammar, propriétaire de Nessma TV et associé de Silvio Berlusconi. Il est l’oncle de Yasmina Torjman, épouse du ministre français de l’Industrie, Eric Besson. |
A
Washington, on constate que « notre agent Ben Ali » ne maitrise plus
rien. Le Conseil de sécurité nationale Jeffrey Feltman et Colin Kahl s’accordent
à considérer que le moment est venu de lâcher ce dictateur usé et d’organiser
sa succession avant que l’insurrection ne se transforme en authentique
révolution, c’est-à-dire en contestation du système.
Il est
décidé de mobiliser des médias, en Tunisie et dans le monde, pour circonscrire
l’insurrection. On focalisera l’attention des Tunisiens sur les questions
sociales, la corruption des Ben Ali, et la censure de la presse. Tout, pourvu
qu’on ne débatte pas des raisons qui ont conduit Washington à installer le
dictateur, 23 ans plus tôt, et à le protéger tandis qu’il s’accaparait
l’économie nationale.
Le 30
décembre, la chaîne privée Nessma TV défie le régime en diffusant des
reportages sur les émeutes et en organisant un débat sur la nécessaire
transition démocratique. Nessma TV appartient au groupe italo-tunisien de Tarak
Ben Ammar et Silvio Berlusconi. Le message est parfaitement compris par les
indécis : le régime est fissuré.
Simultanément,
des experts États-uniens (mais aussi Serbes et Allemands) sont envoyés en
Tunisie pour canaliser l’insurrection. Ce sont eux qui, surfant sur les
émotions collectives, tentent d’imposer des slogans dans les manifestations.
Selon la technique des prétendues « révolutions » colorées, élaborée
par l’Albert Einstein Institution de Gene Sharp [5],
ils focalisent l’attention sur le dictateur pour éviter tout débat sur l’avenir
politique du pays. C’est le mot d’ordre « Ben Ali
dégage ! » [6].
Masqué
sous le pseudonyme Anonymous, le cyber-escadron de la CIA —déjà utilisé
contre le Zimbabwe et l’Iran— hacke des sites officiels tunisiens et y installe
un message de menace en anglais.
L’insurrection
Les
Tunisiens continuent spontanément à braver le régime, à descendre en masse dans
les rues, et à brûler commissariats de police et magasins appartenant aux Ben
Ali. Avec courage, certains d’entre eux payent le prix du sang. Pathétique, le
dictateur dépassé se crispe sans comprendre.
Le 13
janvier, il ordonne à l’armée de tirer sur la foule, mais le chef d’état-major
de l’armée de terre s’y refuse. Le général Rachid Ammar, qui a été contacté par
le commandant de l’Africom, le général William Ward, annonce lui-même au
président que Washington lui ordonne de fuir.
En
France, le gouvernement Sarkozy n’a pas été prévenu de la décision
états-unienne et n’a pas analysé les divers retournements de veste. La ministre
des Affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, se propose de sauver le
dictateur en lui dépêchant des conseillers en maintien de l’ordre et du
matériel pour qu’il se maintienne au pouvoir par des procédés plus
propres [7].
Un avion cargo est affrété le vendredi 14. Lorsque les formalités de
dédouanement sont finies à Paris, il est trop tard : Ben Ali n’a plus
besoin d’aide, il a déjà pris la fuite.
Ses amis
d’hier, à Washington et Tel-Aviv, Paris et Rome, lui refusent l’asile. Il
échoue à Riyad. Il aurait emporté avec lui 1,5 tonne d’or volée au Trésor
public, ce que démentent les autorités encore en place.
Du jasmin pour calmer les Tunisiens
Les
conseillers en communication stratégique US tentent alors de siffler la fin de
la partie, tandis que le Premier ministre sortant compose un gouvernement de
continuité. C’est là que les agences de presse lancent l’appellation
« Jasmine Revolution » (en anglais s’il vous plaît). Les Tunisiens
assurent-elles viennent de réaliser leur « révolution colorée ». Un
gouvernement d’union nationale est constitué. Tout est bien qui finit bien.
L’expression
« Jasmine Revolution » laisse un goût amer aux Tunisiens les plus
âgés : c’est celle que la CIA avait déjà utilisée pour communiquer lors du
coup d’État de 1987 qui plaça Ben Ali au pouvoir.
La presse
occidentale —désormais mieux contrôlée par l’Empire que la presse tunisienne—
découvre la fortune mal acquise des Ben Ali quelle ignorait jusque là. On
oublie le satisfecit accordé par le directeur du FMI, Dominique Strauss-Kahn
aux gestionnaires du pays quelques mois après les émeutes de la faim [8].
Et on oublie le dernier rapport de Transparency International qui affirmait que
la Tunisie était moins corrompue que des États de l’Union européenne comme
l’Italie, la Roumanie et la Grèce [9].
Les
miliciens du régime, qui avaient semé la terreur parmi les civils durant les
émeutes les obligeant à s’organiser en comités d’auto-défense, disparaissent
dans la nuit.
Les
Tunisiens que l’on pense dépolitisés et manipulables après des années de
dictature s’avèrent fort matures. Ils constatent que le gouvernement de
Mohammed Ghannouchi, c’est « du benalisme sans Ben Ali ». Malgré
quelques ravalements de façade, les caciques du parti unique (RCD) conservent
les ministères régaliens. Les syndicalistes de l’UGTT, refusent de s’associer à
la manip états-unienne et démissionnent des postes qu’on leur a attribués.
Ahmed Néjib Chebbi, un opposant « Made in USA ». |
Outre les
inamovibles membres du RCD, il reste des gadgets médiatiques et des agents de
la CIA. Par la grâce du producteur Tarak Ben Amar (le patron de Nessma TV), la
réalisatrice Moufida Tlati devient ministre de la Culture. Moins show-bizz,
plus significatif, Ahmed Néjib Chebbi, un pion de la National Endowment for
Democracy, devient ministre du Développement régional. Ou encore, l’obscur Slim
Amanou, un bloggeur rompu aux méthodes de l’Albert Einstein Institute, devient
secrétaire d’État à la Jeunesse et des Sports au nom du fantomatique Parti
pirate relié à l’auto-proclamé groupe Anonymous.
Le vrai
siège du pouvoir n’est plus au Palais de la République, mais à l’ambassade des États-Unis.
C’est ici que l’on a composé le gouvernement Ghannouchi. Située hors de Tunis,
dans un vaste campus barricadé, l’ambassade est un gigantesque blockhaus
hautement sécurisé qui abrite les postes centraux de la CIA et du MEPI pour
l’Afrique du Nord et une partie du Levant.
Bien
entendu, l’ambassade des États-Unis n’a pas sollicité le Parti communiste pour
faire partie de ce soi-disant « gouvernement d’union nationale ».
A
l’inverse, on prépare le retour de Londres, où il avait obtenu l’asile
politique, du leader historique du Parti de la Renaissance (Ennahda), Rached
Ghannouchi. Islamiste, il prêche la compatibilité de l’islam et de la
démocratie et prépare depuis longtemps un rapprochement avec le Parti démocrate
progressiste de son ami Ahmed Néjib Chebbi, un social-démocrate ex-marxiste.
Dans le cas d’un échec du « gouvernement d’union nationale », ce
tandem pro-US pourrait fournir une illusion de rechange.
Une
nouvelle fois, les Tunisiens se soulèvent, élargissant eux-mêmes le mot d’ordre
qu’on leur avait soufflé : « RCD dégage ! ». Dans les
communes et les entreprises, ils chassent eux-mêmes les collaborateurs du régime
déchu.
Vers la Révolution ?
Contrairement
à ce qui a été dit par la presse occidentale, l’insurrection n’est pas encore
terminée et la Révolution n’a pas encore commencé. Force est de constater que
Washington n’a rien canalisé du tout, hormis les journalistes occidentaux. Plus
encore aujourd’hui que fin décembre, la situation est hors de contrôle.
Thierry Meyssan
Thierry Meyssan : Intellectuel français, président-fondateur du Réseau Voltaire et de la conférence Axis for Peace. Professeur de Relations internationales au Centre d’études stratégiques de Damas.
Commentaire : Ghannouchi tombe le le masque
Dans son
numéro 2719, en kiosques du 17 au 23 février 2013, Jeune Afrique prend position
contre le projet politique de Rached Ghannouchi. Celui, non avoué publiquement,
de placer rapidement la Tunisie sous une dictature islamiste.
Le masque
est tombé et le doute n’est plus permis. Rached Ghannouchi, chef charismatique
du parti Ennahdha, a dévoilé son unique objectif : construire une théocratie
autoritaire dans une Tunisie qui pensait avoir rompu définitivement avec la
dictature. Un lent cheminement qui éclate désormais au grand jour et que Jeune
Afrique reconstitue avec minutie dans son dossier spécial du n° 2719, daté du 17 au 23 février 2013.
La
démocratie ? Rached Ghannouchi et son clan au sein d’Ennahdha n'en ont sans
doute jamais voulu. Leurs idées absolutistes chevillées au corps, ils ont
choisi de noyauter tous les sphères du pouvoir. Ghannouchi ne l’a-t-il affirmé
haut et fort lors d’une conversation téléphonique
avec des salafistes, il y a quelques mois : « Aujourd’hui, on n’a
pas une mosquée, on a le Ministère des Affaires religieuses, on n’a pas une
boutique, on a l’État ! Donc il faut patienter, c’est une question de temps (…)
Mais pourquoi êtes-vous si pressés ? »
Aveuglement
Aveuglés par
leurs succès électoraux, au point de ne pas voir le mur qui se dresse en face
d’eux, Rached Ghannouchi et ses partisans au sein d’Ennahdha n’ont pas compris
que la Tunisie et les Tunisiens
avaient changés. L’assassinat de Chokri Belaïd n’a pas seulement
bouleversé l’équilibre fragile d’un attelage gouvernemental un peu
contre-nature. Il a été le baromètre de la soif de justice et de
démocratie des Tunisiens.
La colère
gronde à nouveau. Dans cette Tunisie surchauffée, quelle sera la position de
l’armée ? Selon toute vraisemblance, elle soutient l’initiative de Hamadi
Jebali de former un gouvernement de technocrates sans appartenance politique.
Populaire grâce à son rôle dans la révolution du 14 janvier, celle-ci restera
républicaine. Tout comme elle a su habilement se défaire de Ben Ali, elle
devrait se maintenir à distance des partis politiques qui jouent la politique
du pire.
Les opposants
à la chape de plomb liberticide que promet le machiavel d’El-Hamma se recrutent
même au sein des militants islamistes. Et non des moindres. Abelfattah Mourou, le vice-président
du parti, n’hésite plus à hausser le ton contre ses camarades. Les
défections se multiplient. Dernière en date, celle de la députée Fattoumata
Attia. « Ennahdha ne veut pas combattre la corruption. Elle doit se retirer et
dégager. Le parti a d’autres ambitions que la réalisation des attentes du
peuple », assure-t-elle.
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