En 2011, Barak
Obama a mené une intervention militaire alliée en Libye sans consulter le
Congrès américain. En août dernier 2013, après l’attaque au gaz sarin sur Ghouta,
une banlieue de Damas, il était prêt à lancer une nouvelle attaque aérienne
alliée, cette fois pour punir le gouvernement syrien pour avoir traversé la
« ligne rouge » qu’il avait tracée en 2012 sur l’utilisation d’armes
chimiques. Puis, deux jours avant la date prévue des frappes, il a annoncé qu’il
allait demander l’approbation du Congrès. La frappe fut reportée tandis que le
Congrès se préparait pour les audiences, pour être finalement annulée
lorsque Obama a accepté l’offre de M. Assad de renoncer à son arsenal
chimique suite à un accord négocié par la Russie. Pourquoi Obama a-t-il
temporisé puis cédé sur la Syrie alors qu’il n’avait pas hésité à se précipiter
sur la Libye ?
La réponse se trouve dans un affrontement entre ceux de
l’administration qui étaient décidés à faire respecter la ligne rouge et les
chefs militaires qui pensaient que faire la guerre était à la fois injustifiée
et potentiellement désastreuse.
La raison du
changement d’opinion d’Obama se trouve à Porton Down, le laboratoire de la
défense situé dans le Wiltshire. Les services de renseignement britanniques
avaient obtenu un échantillon du gaz sarin utilisé dans l’attaque du 21 Août et
les analyses ont démontré que le gaz utilisé ne correspondait pas aux lots
connus des armes chimiques de l’arsenal de l’armée syrienne. Le message fut
rapidement transmis aux chefs d’état-major des armées US que les accusations
contre la Syrie ne tiendraient pas. Le rapport britannique a confirmé les
doutes au sein du Pentagone ; les chefs d’état-major se préparaient déjà
pour avertir Obama que ses plans pour une attaque de grande envergure par
bombardements ou missiles sur les infrastructures de la Syrie pourraient
conduire à une guerre plus large au Moyen-Orient. En conséquence, les officiers
US ont délivré un avertissement de dernière minute au président, ce qui, à leur
avis, a finalement conduit à l’annulation de l’attaque.
Pendant des
mois, il y avait eu une vive inquiétude parmi les dirigeants militaires et la
communauté du renseignement sur le rôle joué
dans la guerre par des voisins de la Syrie, en particulier la Turquie.
Le Premier ministre Recep Erdogan était connu pour son soutien à al-Nosra, une
faction djihadiste de l’opposition rebelle, ainsi qu’à d’autres groupes
rebelles islamistes. « Nous savions qu’il y en avait certains dans le
gouvernement turc, » m’a dit un ancien haut responsable du
renseignement américain, qui a toujours accès aux dossiers, « qui ont
cru qu’ils pouvaient choper Assad par les couilles en l’impliquant dans un
attentat au gaz sarin à intérieur de la Syrie – et forcer Obama à réagir »
.
Les chefs
d’état major savaient aussi que les accusations publiques de l’administration
Obama selon qui seule l’armée syrienne avait accès au sarin étaient fausses.
Les services de renseignement américains et britanniques étaient au courant
depuis le printemps de 2013 que certaines unités rebelles en Syrie
développaient des armes chimiques. Le 20 juin, des analystes de la Defense Intelligence
Agency [DIA - services de renseignement de l’armée US] ont publié un rapport de
cinq pages, très hautement classifié, de « points de discussion »
d’une réunion d’information, pour le directeur adjoint de la DIA, David Shedd,
qui affirme qu’al-Nosra avait une unité de production de sarin : son
programme, indiquait le rapport, était « le complot au sarin le plus
avancé depuis les efforts d’Al-Qaïda avant le 11/9 ». (Selon un
consultant du Département de la Défense, le renseignement américain savait depuis
longtemps qu’Al-Qaïda
avait expérimenté des armes chimiques, et est en possession d’une vidéo d’une
de ces expériences de gaz sur des chiens.) Le document de la DIA
poursuit : « Jusqu’à présent, l’attention des services de
renseignement a porté presque exclusivement sur les armes chimiques
syriennes ; à présent, nous constatons qu’al-Nosra tente de fabriquer ses
propres armes… la liberté de manœuvre relativement grande d’al-Nosra en Syrie
nous amène à penser que la volonté du groupe sera difficile à contrer à
l’avenir. » Le document cite de nombreux renseignements classifiés en
provenance de nombreux organismes : « des intermédiaires Turcs et
Saoudiens », dit-il « ont tenté de se procurer des composants
de sarin en vrac, des dizaines de kilogrammes, probablement dans le but
de lancer une production à grande échelle en Syrie. » (Interrogé sur
le document de la DIA, un porte-parole du directeur du renseignement national a
déclaré : « Aucun rapport n’a jamais été demandé ou produit par
les analystes des services de renseignement. »)
En mai dernier,
plus de dix membres du Front al-Nosra ont été arrêtés dans le sud de la Turquie
avec, selon ce que la police
locale a rapporté à la presse, deux kilos de sarin. Dans un acte d’accusation
de 130 pages, le groupe a été accusé d’avoir tenté d’acheter des détonateurs,
des tubes pour la construction de mortiers, et des composants chimiques pour le
sarin. Cinq des personnes arrêtées ont été libérées après une brève détention.
Les autres, dont le chef de file, Haytham Qassab, pour qui le procureur a
requis une peine de prison de 25 ans, ont été libérés en attendant le procès.
En attendant, la presse turque a été en proie à la spéculation que
l’administration Erdogan aurait couvert l’étendue de sa complicité avec les
rebelles. Dans une conférence de presse l’été dernier, Aydin Sezgin,
l’ambassadeur de Turquie à Moscou, a minimisé les arrestations et affirmé aux
journalistes que le « sarin » qui avait été saisi était simplement de
l’« antigel ».
Le document de
la DIA considère que les arrestations constituent la preuve qu’al-Nosra avait
développé son accès aux armes chimiques. Il dit que Qassab s’était
« auto-identifié » comme un membre d’Al-Nosra, et qu’il était
directement en relation avec Abd-al-Ghani, « l’émir du front chargé de
la fabrication militaire ». Qassab et son associé Khalid Ousta
travaillaient avec Halit Unalkaya, employé d’une entreprise turque appelée Zirve
Export, qui a fourni « des devis pour des quantités en vrac de
composants de sarin ». Le plan d’Abd-al-Ghani était que deux associés
« perfectionnent un procédé de fabrication du sarin, puis se rendent en
Syrie pour former d’autres personnes pour commencer la production à grande
échelle dans un laboratoire non identifié en Syrie ». Le document de
la DIA dit que l’un de ses agents avaient acheté un des composants sur le
« marché des produits chimiques de Bagdad », qui « a
fourni au moins sept tentatives de fabrication d’armes chimiques depuis 2004. »
Une série d’attaques
d’armes chimiques en Mars et Avril 2013 fut étudiée au cours des mois suivants
par une mission spéciale des Nations Unies en Syrie. Une personne avec des
connaissances précises sur l’activité de l’ONU en Syrie m’a dit qu’il y avait
des preuves reliant l’opposition syrienne à la première attaque au gaz, le 19
Mars à Khan Al-Assal, un village près d’Alep. Dans son rapport final en
décembre, la mission a déclaré qu’au moins 19 civils et un soldat syrien
étaient parmi les victimes, ainsi que des dizaines de blessés. La mission
n’était pas mandaté pour désigner le responsable de l’attaque, mais la personne
ayant connaissance des activités de l’ONU a déclaré : « Les
enquêteurs ont interrogé les gens présents sur place, y compris les médecins
qui ont soigné les victimes. Il était clair que les rebelles avaient utilisé le
gaz. L’information n’avait pas été rendue publique parce que personne ne
voulait l’entendre. »
Dans les mois
précédant les attaques, m’a dit un ancien haut fonctionnaire du Département de la
Défense, la DIA a fait circuler un rapport classifié, connu sous le nom de
SYRUP, sur toutes les informations liées au conflit syrien, y compris sur les
armes chimiques. Mais au printemps, la distribution de la partie du rapport
concernant les armes chimiques a été sévèrement réduite sur les ordres de Denis
McDonough, le chef de cabinet de la Maison Blanche. « Il y avait
quelque chose là dedans qui a déclenché un caca nerveux chez McDonough »
a déclaré l’ancien fonctionnaire du ministère de la Défense. « A un
moment donné, il y avait un truc énorme, et puis, après les attaques au sarin
de mars et avril » – il a claqué des doigts – « et pouf, tout
a disparu ». La décision de restreindre la distribution du rapport a
été prise alors que les chefs d’état major ordonnaient d’urgence la
planification détaillée d’une éventuelle invasion terrestre de la Syrie avec
pour objectif principal l’élimination des armes chimiques.
L’ancien
responsable du renseignement a dit que beaucoup dans les milieux de la sécurité
nationale des États-Unis ont longtemps été troublés par la ligne rouge du
président : « Les chefs d’état-major ont demandé à la Maison
Blanche, « Que signifie la ligne rouge ? Comment cela se traduit-il
en termes militaires ? Des troupes au sol ? Des frappes massives ?
Des frappes limitées ? » Ils ont confié au renseignement militaire
une étude sur comment nous pourrions concrétiser la menace. Ils n’ont rien
appris de plus sur les intentions du président ».
Au lendemain de
l’attaque du 21 Août, Obama a ordonné au Pentagone de dresser une liste d'objectifs
à bombarder. Au début, a déclaré l’ancien responsable du renseignement, « la
Maison Blanche a rejeté 35 listes de cibles fournies par les chefs d’état-major
sous prétexte que c’était insuffisamment « douloureux » pour le
régime d’Assad. » Les objectifs initiaux incluaient uniquement des
sites militaires et aucune infrastructure civile. Sous pression de la Maison
Blanche, le plan d’attaque US a évolué vers une « frappe monstrueuse » :
deux flottes de bombardiers B-52 ont été transférées vers des bases aériennes
proches de la Syrie, et des sous-marins et des navires équipés de missiles Tomahawk
ont été déployés. « Chaque jour, la liste de cibles s’allongeait »,
m’a dit l’ancien responsable du renseignement. « Les planificateurs du
Pentagone ont dit que nous ne pouvions pas utiliser uniquement des Tomahawk
pour frapper les sites de missiles en Syrie parce que les installations étaient
enfouies trop profondément, de sorte que les B- 52 assignés à la mission furent
équipés avec des bombes d’une tonne (2000 livres). Ensuite, nous avions
besoin d’équipes de secours pour récupérer les pilotes abattus et des drones
pour des cibles sélectives. C’est devenu un truc énorme. » La nouvelle
liste de cibles a été conçue pour « éradiquer totalement toutes les
capacités militaires Assad », a dit l’ancien responsable du
renseignement. La liste des objectifs principaux comprenait les réseaux
électriques à haute tension, les dépôts de pétrole et de gaz, tous les dépôts
connus de logistique et d’armes, tous les postes de commandement et de contrôle
connus, et tous les bâtiments militaires et de renseignement connus.
La Grande-Bretagne et la France avaient un rôle à jouer
Le 29 Août, le jour où le Parlement
(Britannique) a voté contre la proposition de Cameron de rejoindre
l’intervention, le quotidien The Guardian a rapporté que Cameron avait
déjà ordonné le déploiement de six avions de combat Typhoon à Chypre, et
avait proposé un sous-marin capable de lancer des missiles Tomahawk.
L’armée de l’air française – un acteur essentiel lors des frappes de 2011 sur
la Libye – était profondément engagée, selon un article du Le Nouvel Observateur ;
François Hollande
avait ordonné à plusieurs chasseurs-bombardiers Rafale de se joindre à
l’assaut américain. Leurs cibles étaient situées dans l’ouest de la Syrie.
A fin Août, le
président avait donné aux chefs d’état-major une date limite pour le lancement
des opérations. « L’heure H devait être au plus tard lundi matin [2
Septembre] , un assaut massif pour neutraliser Assad, » a dit
l’ex-responsable du renseignement. Ce fut donc une surprise pour beaucoup
quand, lors d’un discours à la Maison Blanche dans le Rose Garden, le 31
Août, Obama déclara que l’attaque était repoussée, et qu’il se retournait vers
le Congrès pour la soumettre à un vote.
A ce stade,
l’hypothèse d’Obama – que seule l’armée syrienne était capable de déployer du
sarin – s’effilochait. Quelques jours après l’attaque du 21 Août, m’a dit
l’ancien responsable du renseignement, les agents militaires russes de
renseignement avaient récupéré des échantillons de l’agent chimique de Ghouta.
Ils les ont analysés et transmis aux services de renseignement militaire
britanniques ; c’était le matériel envoyé à Porton Down. (Un porte-parole
de Porton Down a déclaré : « La plupart des échantillons analysés
au Royaume-Uni ont été testés positifs pour le sarin, un agent neurotoxique. »
Le MI6 a dit qu’il ne faisait pas de commentaires sur les affaires de
renseignement.)
L’ancien
responsable du renseignement a déclaré que le Russe qui a livré l’échantillon
au Royaume-Uni était « une source fiable – une personne qui avait
accès, la connaissance et un historique digne de confiance ». Après la
première utilisation signalée d’armes chimiques en Syrie l’année dernière, les
agences de renseignement américains et alliés « ont fait un effort pour
trouver si quelque chose avait été utilisée – et la source » , a dit
l’ancien responsable du renseignement. « Nous utilisons les données
échangées dans le cadre de la Convention sur les armes chimiques. Le mode opératoire
de la DIA consiste à connaître la composition de chaque lot d’armes chimiques
soviétiques manufacturé. Mais nous ne savions pas quels lots se trouvaient dans
l’arsenal syrien. Dans les jours qui ont suivi l’incident de Damas, nous avons
demandé à une source au sein du gouvernement syrien de nous donner une liste
des lots possédés par le gouvernement. C’est pourquoi nous avons pu arriver si
rapidement à la conclusion. »
La procédure
n’a pas fonctionné aussi bien au printemps, a dit l’ancien responsable du
renseignement, parce que les études réalisées par les services de renseignement
occidentaux « n’ont pas été concluantes sur la nature du gaz employé.
Le mot « sarin » n’a pas été prononcé. Il y avait beaucoup de
discussions à ce sujet, mais puisque personne ne pouvait conclure sur la nature
du gaz, on ne pouvait pas dire qu’Assad avait franchi la ligne rouge du
président. » Le 21 Août, toujours selon l’ancien responsable du
renseignement, « l’opposition syrienne avait clairement appris la leçon
et a annoncé que du « sarin » de l’armée syrienne avait été utilisé,
avant toute analyse, et la presse et la Maison Blanche ont sauté sur
l’occasion. Puisque c’était du sarin, « C’était forcément Assad. » »
Le personnel de
la défense du Royaume-Uni, qui a relayé les conclusions de Porton Down aux
chefs d’état-major US, ont envoyé un message aux Américains, a déclaré l’ancien
responsable du renseignement : « Nous sommes en train de nous
faire avoir » (Ce qui donne du sens à un message laconique envoyé fin
août par un haut fonctionnaire la CIA : « ce n’est pas l’œuvre du
régime actuel, le Royaume-Uni et les États-Unis le savent. ».) Nous
n’étions plus qu’à quelques jours de l’assaut et les avions, navires et
sous-marins américains, britanniques et français étaient prêts.
La personne
chargée de la planification et de l’exécution de l’attaque était le général
Martin Dempsey, président des chefs d’état-major. Dès le début de la crise, a
déclaré l’ancien responsable du renseignement, les chefs d’état-major étaient
sceptiques quant aux arguments avancés par l’administration pour étayer la
culpabilité de M. Assad. Ils ont pressé la DIA et d’autres organismes pour
obtenir des données plus concluantes. « Ils pensaient qu’il était
impossible que la Syrie utilise du gaz à ce stade, car Assad était en train de
gagner la guerre », a dit l’ancien responsable du renseignement.
Dempsey avait irrité beaucoup de monde au sein de l’administration Obama au
cours de l’été en mettant en garde à plusieurs reprises le Congrès du danger
d’un engagement militaire américain en Syrie. En Avril dernier, après une
évaluation optimiste de la progression des rebelles par le secrétaire d’État,
John Kerry, devant la commission des Affaires étrangères de la Chambre des
Représentants, Dempsey a déclaré à la commission des forces armées du Sénat que
« il est possible que ce conflit soit entré dans une impasse ».
L’ancien
responsable du renseignement a dit que le point de vue initial de Dempsey après
le 21 Août, c’est qu’une frappe des États-Unis contre la Syrie – dans
l’hypothèse où le gouvernement d’Assad était responsable de l’attaque au gaz
sarin – constituerait une bavure militaire. Le rapport Porton Down a poussé les
chefs d’état-major à confier au Président une préoccupation plus grave
encore : que l’attaque voulue par la Maison Blanche constituerait un acte
d’agression injustifié. Ce sont les chefs d’état-major qui ont conduit Obama à
changer de cap. L’explication officielle de la Maison Blanche pour la
volte-face – telle que racontée par les médias – était que le Président, au
cours d’une promenade dans le Rose Garden avec Denis McDonough, son chef de
cabinet, a soudainement décidé de demander l’approbation de la frappe à un
Congrès profondément divisé avec lequel il était en conflit depuis des années.
L’ancien responsable du département de la Défense m’a dit que la Maison Blanche
a fourni une explication différente aux membres de la direction civile du
Pentagone : la frappe avait été annulée suite à des renseignements selon
lesquels, en cas de frappe, « le Moyen-Orient partirait en fumée ».
La décision du
président d’aller devant le Congrès a été initialement considérée par les
principaux collaborateurs à la Maison Blanche, a déclaré l’ancien responsable
du renseignement, comme une reprise de la tactique de George W. Bush à
l’automne 2002, avant l’invasion de l’Irak : « Quand il est devenu
évident qu’il n’y avait pas d’ADM [Armes de Destruction Massive] en
Irak, le Congrès, qui avait approuvé la guerre en Irak, et la Maison Blanche,
se sont partagé la responsabilité et à plusieurs reprises ont invoqué des
renseignements erronés. Si le Congrès actuel devait voter en faveur d’une
frappe, la Maison Blanche pourrait à nouveau gagner sur les deux tableaux –
mettre une raclée à la Syrie avec une attaque massive et valider l’engagement
de la ligne rouge du président, tout en étant en mesure de partager la faute
avec le Congrès s’il s’avérait que l’armée syrienne n’était pas responsable de
l’attaque. »
Le revirement fut une surprise même pour les dirigeants
démocrates au Congrès. En Septembre, le Wall Street Journal a rapporté
que trois jours avant son discours dans le Rose Garden, Obama avait téléphoné à
Nancy Pelosi, chef de file des démocrates de la Chambre des Représentants,
« pour discuter des différentes options ». Elle a dit plus
tard à ses collègues, selon le journal, qu’elle n’avait pas demandé au
président de soumettre le bombardement à un vote du Congrès.
La manœuvre
d’Obama pour obtenir l’approbation du Congrès s’est rapidement convertie en une
impasse. « Le Congrès n’allait pas laisser passer, » a dit
l’ex-responsable du renseignement. « Le Congrès a fait savoir que,
contrairement à l’autorisation de la guerre en Irak, il y aurait des audiences
poussées. A ce moment, il y avait un sentiment de désespoir à la Maison Blanche, »
a dit l’ancien responsable du renseignement. « Et soudain est apparu un
plan B. Annuler la frappe si Assad acceptait de signer unilatéralement le
traité sur les armes chimiques et de détruire toutes ses armes chimiques, sous
surveillance des Nations Unies. » Lors d’une conférence de presse à
Londres, le 9 Septembre, Kerry parlait toujours d’intervention : « le
risque de ne pas agir est plus grand que le risque d’agir. » Mais
quand un journaliste lui a demandé s’il y avait quelque chose qu’Assad pouvait
faire pour arrêter les bombardements, Kerry a déclaré : « Bien
sûr. Il pourrait remettre jusqu’à la dernière de ses armes chimiques à la
communauté internationale la semaine prochaine… Mais il n’a pas l’intention de
le faire, et il ne peut pas le faire, évidemment. » Comme le New
York Times l’a rapporté le lendemain, l’accord négocié par les Russes qui a
surgi peu après avait été initialement examiné par Obama et Poutine
à l’été 2012. Bien que les plans de frappes avaient été écartés,
l’administration n’a pas changé son discours officiel sur la justification
d’entrer en guerre. « A ce niveau, il y a une tolérance zéro pour
l’erreur, » a dit l’ex-responsable du renseignement en parlant des
hauts fonctionnaires de la Maison Blanche. « Ils ne pouvaient pas se
permettre de dire : « Nous nous sommes trompés. » » (Le
porte-parole de la DNI a dit : « Ce n’est que le régime d’Assad,
et uniquement le régime d’Assad, qui peut être responsable de l’attaque aux
armes chimiques qui a eu lieu le 21 Août »)
L’ampleur de la
coopération des États-Unis avec la Turquie, l’Arabie Saoudite et le Qatar
dans le soutien à l’opposition rebelle en Syrie est encore à découvrir.
L’administration Obama n’a jamais admis publiquement son rôle dans la création
de ce que la CIA appelle une « ligne de rat [Rat line : une ligne
d’exfiltration/infiltration] », une route clandestine vers la Syrie.
La « ligne de rat », autorisée au début de 2012, a été utilisée pour
acheminer à l’opposition des armes et des munitions en provenance de la Libye
via le sud de la Turquie et à travers la frontière syrienne. Beaucoup de ceux
en Syrie qui ont finalement reçu les armes étaient djihadistes, certains
affiliés à Al-Qaïda. (Le porte-parole DNI a dit : « L’idée que les
États-Unis fournissent à quiconque des armes en provenance de la Libye est fausse. »)
En Janvier, la
Commissions du renseignement du Sénat US a publié un rapport sur l’agression en
Septembre 2012 par une milice locale contre le consulat américain et un centre
clandestin de la CIA proches de Benghazi, qui a abouti à la mort de l’ambassadeur
américain, Christopher Stevens, et trois autres personnes. Les critiques
contenues dans le rapport envers le Département d’Etat, pour n’avoir pas fourni
une sécurité adéquate au consulat, et envers les services de renseignement pour
n’avoir pas alerté l’armée américaine de la présence d’un avant-poste de la CIA
dans la région, a fait la une des journaux et ravivé les animosités à
Washington, avec les Républicains accusant Obama et Hillary Clinton de tenter
d’étouffer l’affaire. Une annexe hautement classifiée au rapport, qui n’a pas
été rendue public, décrit un accord secret conclu début 2012 entre les
administrations Obama et Erdogan. Il portait sur la « ligne de rat ».
Selon les termes de l’accord, le financement est venu de la Turquie, ainsi que
de l’Arabie saoudite et du Qatar ; la CIA, avec le soutien du MI6
[britannique], était chargée du transfert des armes de l’arsenal de Kadhafi
vers la Syrie. Un certain nombre de sociétés de façade avaient été mises en
place en Libye, certaines sous le couvert d’entités australiennes. Des soldats
américains à la retraite, qui ne savaient pas toujours qui était leur véritable
employeur, ont été recrutés pour gérer l’approvisionnement et l’expédition.
L’opération était dirigée par David Petraeus, le directeur de la CIA qui allait
bientôt démissionner après la révélation de sa liaison avec l’auteure de sa
biographie. (Un porte-parole de Petraeus a nié l’existence d’une telle
opération.)
L’opération
n’avait pas été divulguée au moment de sa mise en place aux commissions de
renseignement et dirigeants du Congrès, en violation des lois en vigueur depuis
les années 1970. L’implication du MI6 a permis à la CIA de se soustraire à la
loi en classant sa mission comme une opération de liaison. L’ancien responsable
du renseignement m’a expliqué que pendant des années il y a eu une exception
reconnue dans la loi qui permet à la CIA de ne pas déclarer ses activités de
liaison au Congrès. (Toutes les opérations secrètes de la CIA proposées doivent
être décrites dans un document écrit et soumis à l’approbation des hauts
dirigeants du Congrès.) La diffusion de l’annexe était limitée aux assistants
qui avaient rédigé le rapport et aux huit plus hauts dirigeants du Congrès –
les dirigeants démocrates et républicains de la Chambre des Représentants et du
Sénat, et les dirigeants démocrates et républicains des commissions du
renseignement de la Chambre et du Sénat. Cette mesure ne peut pas être vraiment
considérée comme une volonté de contrôle dans la mesure où ces huit dirigeants n’ont
pas vraiment pour habitude de se réunir pour poser des questions ou discuter de
l’information secrète qu’ils reçoivent.
L’annexe n’a
pas tout dit sur ce qui s’est passé à Benghazi avant l’attaque, et n’a pas non
plus expliqué pourquoi le consulat américain a été attaqué. « La seule
mission du consulat était de fournir une couverture pour l’acheminement des
armes, » a déclaré l’ancien responsable du renseignement, qui a lu
l’annexe. « Il n’avait pas de rôle politique réel. »
Après l’attaque
contre le consulat, Washington a brusquement mis fin au rôle de la CIA dans le
transfert d’armes en provenance de la Libye, mais la « ligne de rat »
fut maintenu. « Les États-Unis ne contrôlaient plus ce que les Turcs
transféraient aux djihadistes », a dit l’ancien responsable du
renseignement. En quelques semaines, pas moins de quarante lanceurs portatifs
de missiles sol-air, communément appelés MANPADS, se sont retrouvés entre les
mains des rebelles syriens. Le 28 Novembre 2012, Joby Warrick, du Washington
Post, a rapporté que les rebelles près d’Alep avaient utilisé la veille ce
qui était presque certainement un manpad pour abattre un hélicoptère de
transport syrien. « L’administration Obama, » a écrit
Warrick, « avait toujours fermement refusé d’armer les forces d’opposition
syriennes avec de tels missiles, en avertissant que de telles armes pouvaient
tomber entre les mains de terroristes et être utilisées pour abattre des avions
commerciaux. » Deux fonctionnaires du renseignement au Moyen-Orient
ont désigné le Qatar comme source, et un ancien analyste du renseignement des
États-Unis a émis l’hypothèse que les Manpads auraient pu être récupérés
dans les avant-postes militaires syriens investis par les rebelles. Il n’y
avait aucune indication que la possession de Manpads par les rebelles
était la conséquence involontaire d’un programme américain clandestin qui avait
échappé au contrôle américain.
À la fin de
2012, l’opinion générale qui prévalait dans toute la communauté américaine du
renseignement était que les rebelles étaient en train de perdre la guerre.
« Erdogan était en colère, » a déclaré l’ex-responsable du
renseignement, « et s’est senti abandonné comme une vieille chaussette.
C’était son argent et la rupture a été perçue comme une trahison. » Au
printemps 2013, les services de renseignement américains ont appris que le
gouvernement turc – par l’intermédiaire d’éléments du MIT, son agence nationale
du renseignement, et de la gendarmerie, une organisation de répression
militaire – était en train travailler directement avec al-Nosra et ses alliés
pour développer des armes chimiques. « Le MIT était chargé des
liaisons politiques avec les rebelles, et la gendarmerie de la logistique
militaire, des conseils et formation sur théâtre des opérations – y compris de
la formation en guerre chimique », a dit l’ancien responsable du
renseignement. « Le renforcement du rôle de la Turquie au printemps
2013 était considéré comme la solution à ses problèmes là-bas. Erdogan savait
que s’il arrêtait son soutien aux djihadistes, ce serait fini. Les Saoudiens ne
pouvaient pas soutenir la guerre en raison de problèmes de logistique – à cause
des distances et des difficultés pour acheminer des armes. L’espoir d’Erdogan
était de susciter un événement qui obligerait les États-Unis à franchir la
ligne rouge. Mais Obama n’a pas réagi en Mars et Avril. »
Il n’y avait
aucun signe de discorde publique quand Erdogan et Obama se sont rencontrés le
16 mai 2013 à la Maison Blanche. Lors d’une conférence de presse qui suivi,
Obama a dit qu’ils avaient convenu qu’Assad « doit partir ».
Interrogé pour savoir s’il pensait que la Syrie avait franchi la ligne rouge,
Obama a reconnu qu’il y avait des preuves que de telles armes avaient été
utilisées, mais il a ajouté qu’ « il est important pour nous d’obtenir
des informations plus précises sur ce qui s’y passe exactement ». La
ligne rouge était toujours intacte.
Un expert de la
politique étrangère américaine qui s’entretient régulièrement avec les
responsables de Washington et d’Ankara m’a parlé d’un dîner de travail organisé
par Obama pour Erdogan, lors de sa visite au mois de mai. Le repas a été dominé
par l’insistance des Turcs que la Syrie avait franchi la ligne rouge et par
leurs plaintes qu’Obama se montrait réticent à intervenir. Obama était
accompagné de John Kerry et de Tom Donilon, le conseiller à la sécurité
nationale qui allait bientôt quitter ses fonctions. Erdogan avait été rejoint
par Ahmet Davutoglu, ministre des Affaires étrangères de la Turquie, et Hakan
Fidan, le chef du MIT. Fidan est connu pour être un proche d’Erdogan, et a été
considéré comme un bailleur de fonds régulier de l’opposition rebelle radical
en Syrie.
L’expert de la
politique étrangère m’a dit que le compte-rendu de cette rencontre lui avait
été donné par Donilon. (Il a été confirmé plus tard par un ancien responsable
américain, qui l’avait lui-même appris d’un haut diplomate turc.) Selon
l’expert, Erdogan avait demandé à la réunion de démontrer à Obama que la ligne
rouge avait été franchie, et avait amené Fidan pour plaider sa cause. Quand
Erdogan a tenté d’entraîner Fidan dans la conversation, et que Fidan a commencé
à parler, Obama l’a interrompu a disant : « Nous sommes au courant ».
Erdogan a tenté une deuxième fois d’entraîner Fidan dans la conversation et
Obama à nouveau lui a coupé la parole en disant : « Nous sommes au
courant ». A ce moment, Erdogan, exaspéré, a dit : « Mais
votre ligne rouge a été franchie ! » et, m’a raconté l’expert,
« Donilon a dit qu’Erdogan « a agité son putain de doigt vers le
Président, à l’intérieur de la Maison Blanche » ». Obama a
ensuite montré du doigt Fidan et a dit : « Nous savons ce que vous
faites avec les extrémistes en Syrie. » (Donilon, qui a rejoint le Council
on Foreign Relations au mois de Juillet dernier, n’a pas répondu à nos questions
sur cette histoire. Le ministère turc des Affaires étrangères n’a pas répondu à
des questions sur ce dîner. Une porte-parole du Conseil national de sécurité a
confirmé que le dîner avait bien eu lieu et a fourni une photo montrant Obama,
Kerry, Donilon, Erdogan, Fidan et Davutoglu assis à une table. « A
part ça », a-t-elle dit, « je ne vais pas vous raconter le
détail de leurs discussions. »)
Mais Erdogan
n’est pas reparti les mains vides. Obama autorisait toujours à la Turquie de
continuer à exploiter une faille dans un décret présidentiel interdisant
l’exportation d’or vers l’Iran, une des mesures du régime de sanctions des
États-Unis contre ce pays. En Mars 2012 , en réponse aux sanctions contre les
banques iraniennes par l’UE, le système de paiement électronique SWIFT, qui
facilite les paiements transfrontaliers, a expulsé des dizaines d’institutions
financières iraniennes, limitant sévèrement la capacité du pays à faire du
commerce international. Les États-Unis ont suivi avec le décret de Juillet, mais
ont laissé ce qui devait plus tard être connu comme une « échappatoire en
or » : les livraisons d’or aux entités privées iraniennes pouvaient
se poursuivre. La Turquie est un important acheteur de pétrole et de gaz
iraniens, et a profité de cette échappatoire en déposant ses paiements en
monnaie turque dans un compte iranien en Turquie ; ces fonds ont été
ensuite utilisés pour acheter de l’or turc à l’exportation vers l’Iran. De l’or
pour une valeur de 13 milliards de dollars aurait ainsi été transféré vers
l’Iran entre Mars 2012 et Juillet 2013.
Le programme
est rapidement devenu une vache à lait pour les politiciens et hommes
d’affaires corrompus en Turquie, Iran et Emirats Arabes Unis. « Les
intermédiaires ont fait ce qu’ils font toujours, » a dit l’ex-responsable
du renseignement. « Prendre 15 pour cent au passage. La CIA a estimé
que pas moins de deux milliards de dollars ont ainsi été écrémés. L’or et les
livres turques coulaient à flots. » L’écrémage illicite fut rendu
public lors du scandale « gaz contre or » en Turquie au mois de
Décembre, et a donné lieu à des accusations contre une vingtaine de personnes,
opposition rebelle radical en Syrie.
...
L’année
dernière, Jonathan Schanzer et Mark Dubowitz ont rapporté dans la revue Foreign
Policy que l’administration Obama avait fermé l’échappatoire en or en
Janvier 2013, mais « a fait pression pour s’assurer que la législation…
n’entre pas en vigueur pendant six mois ». Ils ont spéculé que
l’administration voulait utiliser le délai comme une incitation à amener l’Iran
à la table des négociations sur son programme nucléaire, ou pour apaiser son
allié turc dans la guerre civile syrienne. Le délai a permis à l’Iran « d’amasser
quelques milliards de dollars supplémentaires en or, ce qui compromet davantage
le régime des sanctions ».
La décision
américaine de mettre fin au soutien de la CIA aux livraisons d’armes en Syrie a
laissé Erdogan exposé, politiquement et militairement. « Une des
questions à ce sommet de mai était le fait que la Turquie est le seul moyen
pour alimenter les rebelles en Syrie, » a dit l’ancien responsable du
renseignement. « On ne peut pas passer par la Jordanie,
car le terrain dans le sud est découvert et les Syriens sont partout. Et on ne
peut pas passer à travers les vallées et les collines du Liban – on n’est
jamais sûr sur qui on va tomber de l’autre côté ». Sans le soutien
militaire des États-Unis aux rebelles, a déclaré l’ancien responsable du
renseignement, « le rêve d’Erdogan d’avoir un état soumis en Syrie
s’évapore et il pense que c’est de notre faute. Lorsque la Syrie gagnera la
guerre, il sait que les rebelles sont tout à fait capables de se retourner
contre lui – où peuvent-ils aller ? A ce moment là, il se retrouvera avec
des milliers d’extrémistes dans son arrière-cour ».
Un consultant
du renseignement américain m’a dit que quelques semaines avant le 21 Août, il a
vu une information hautement classifiée préparée pour Dempsey et le secrétaire
à la Défense, Chuck Hagel, qui décrit « l’inquiétude aiguë »
de l’administration Erdogan quant à l’avenir sombre des rebelles. L’analyse
mettait en garde que les dirigeants turcs avaient exprimé « la
nécessité de faire quelque chose qui précipiterait une intervention militaire
des États-Unis ». A la fin de l’été, l’armée syrienne avait encore
l’avantage sur les rebelles, a dit l’ancien responsable du renseignement, et
que la puissance de frappe aérienne américaine pouvait inverser la tendance. À
l’automne, a poursuivi l’ancien responsable du renseignement, les analystes du
renseignement des États-Unis qui ont continué à travailler sur les événements
du 21 Août « ont compris que la Syrie n’était pas l’auteure de
l’attaque au gaz. Mais la grosse question était, alors qui ? On a
immédiatement suspecté les Turcs, parce qu’ils avaient tous les éléments pour
la réaliser ».
Tandis que des
bribes d’information et autres données étaient recueillies sur les attaques du
21 août, la communauté du renseignement a vu des preuves venir étayer ses
soupçons. « Nous savons désormais qu’il s’agissait d’une opération
clandestine planifiée par les gens d’Erdogan pour pousser Obama à franchir la
ligne rouge », a dit l’ancien responsable du
renseignement. « Il leur fallait monter la barre et déclencher une
attaque au gaz dans ou à proximité de Damas alors que les inspecteurs de l’ONU »
– qui étaient arrivés le 18 août pour enquêter sur de précédentes attaques au
gaz – « étaient encore présents. Le plan était de réaliser une
opération spectaculaire. Nos officiers supérieurs ont dit à la DIA et à
d’autres sources du renseignement que le sarin avait été acheminé via la
Turquie – et qu’il n’avait pu être acheminé qu’avec le soutien de la Turquie.
Les Turcs ont aussi fourni la formation dans la production et le maniement du
gaz. » Une bonne partie de la confirmation de cette version est venue
des Turcs eux-mêmes, via des conversations interceptées au lendemain de
l’attaque. « La principale preuve vient des cris de joie et des claques
dans le dos échangés après l’attaque dans de nombreuses conversations
interceptées. Les opérations sont toujours super secrètes lors de la phase de
préparation mais tout s’écroule lorsqu’il s’agit de s’en féliciter après coup.
La plus grande vulnérabilité d’une telle opération est la vantardise des
auteurs. » Les problèmes d’Erdogan en Syrie allaient bientôt se
résoudre. « On envoie le gaz, et Obama dira que la ligne rouge a été
franchie, et l’Amérique attaquera la Syrie, c’était du moins le plan. Mais le
plan ne s’est pas déroulé comme prévu. »
Les
renseignements recueillis après l’attaque ne sont pas parvenus jusqu’à la
Maison Blanche. « Personne ne veut en parler, » m’a dit
l’ancien responsable du renseignement. « Il y a une grande réticence à
contredire le Président, même si aucune analyse des services de renseignement
ne vient appuyer ses conclusions. Il n’y a jamais eu la moindre preuve
supplémentaire d’une implication syrienne dans l’attaque au sarin depuis que la
Maison Blanche a annulé l’opération de représailles. Mon gouvernement ne peut
rien dire parce que nous avons agi de façon totalement irresponsable. Et
puisque nous avons accusé Assad, nous ne pouvons pas revenir en arrière et
accuser Erdogan. »
La volonté de
la Turquie de manipuler les événements en Syrie pour ses propres intérêts
semble avoir été confirmée à la fin du mois dernier, quelques jours avant les
élections locales, lorsqu’un enregistrement entre Erdogan et des assistants fut
publié sur Youtube. On y entend une conversation sur une opération sous fausse
bannière (false flag) qui justifierait une incursion de l’armée turque
en Syrie. On y parle de bombarder la tombe de Suleyman Shah, grand-père du
révéré Osman 1er, fondateur de l’Empire Ottoman, qui est située près d’Alep et
fut concédée à la Turquie en 1921, lorsque la Syrie était sous domination
française. Une des factions rebelles islamistes menaçait de détruire la tombe,
à leurs yeux un symbole d’idolâtrie, et le gouvernement d’Erdogan menaçait
publiquement de représailles. Selon un article de Reuters sur cette conversation,
une voix, apparemment celle de Fidan, parle de créer une provocation :
« Regardez, mon Commandant [Erdogan], s’il faut une
justification, je peux envoyer quatre hommes de l’autre côté. Je leur fais
tirer huit missiles sur un terrain vide [à proximité de la tombe]. Ce
n’est pas un problème. La justification peut être créée. » Le
gouvernement turque a reconnu qu’une réunion de sécurité nationale s’était
tenue sur les menaces émanant de la Syrie, mais a affirmé que l’enregistrement
avait été manipulé. Le gouvernement turc a du coup bloqué l’accès à Youtube.
À moins d’un changement majeur dans la politique d’Obama, l’ingérence de la Turquie dans la guerre civile syrienne est susceptible de se poursuivre. « J’ai demandé à mes collègues s’il y avait un moyen d’arrêter le soutien continu d’Erdogan aux rebelles, surtout maintenant que ça va si mal, » m’a dit l’ancien responsable du renseignement.
« La réponse a été : « Nous sommes foutus. » S’il s’était agi de quelqu’un d’autre que M. Erdogan, nous pourrions tout dévoiler, mais la Turquie est un cas particulier. Elle est membre de l’OTAN. Les Turcs ne font pas confiance à l’Occident. Ils ne peuvent pas cohabiter avec nous si nous prenons des mesures contre leurs intérêts. Si nous dévoilons ce que nous savons sur le rôle de M. Erdogan avec le gaz, ce serait une catastrophe. Les Turcs diront : « Nous vous détestons pour nous dire ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire. » »
Seymour Hersh