Entre le VIIe et le XIe siècles, la recherche scientifique la plus avancée
se faisait en arabe. L'arabe était alors la langue de la science, depuis
l'Espagne jusqu'aux confins de la Chine. Durant le califat omeyyade,
l'empire arabe a commencé à consolider ses gains territoriaux. Les Arabes sont
devenus une classe dirigeante, ils se sont vite assimilés dans leur nouvel
environnement à travers l'empire. La période faste se situe durant
le califat abbasside, entre 692 et 945. Elle s'est terminée lorsque le califat
a été marginalisé par les dirigeants musulmans locaux. Le déclin de la
civilisation arabe avait alors commencé.
Dans ce qui suit, nous désignerons par
science (ou civilisation) arabe la science véhiculée par la langue arabe, même
si les savants qui en sont les auteurs ne sont ni arabes ni musulmans. Nous
désignons par monde arabo-islamique l’ensemble des peuples et des religions
vivant dans un espace où le pouvoir politique était détenu par des musulmans et
où la langue arabe était la langue des savants et des érudits.
Qui sont les savants arabes ?
Les réalisations de la science arabe
couvrent un large éventail de domaines: les mathématiques; l’astronomie; la
médecine, la physique; l’alchimie et la chimie; la cosmologie; l’ophtalmologie;
la géographie et la cartographie; la sociologie; et la psychologie. Ces
sciences, qui comprenaient aussi la philosophie, ont une vision holistique
(c’est à dire qui considère les phénomènes comme des totalités). Ainsi, les
disciplines scientifiques individuelles ont été abordées en termes de leurs relations les unes avec les autres, comme si
elles étaient les branches d'un même arbre. À cet égard, les scientifiques les
plus importants de la civilisation arabe dominaient plusieurs disciplines, on
les appelait des hakimou sages.
Leur rôle dans la transmission des sciences a été central. Ils ont
élaboré et personnifié l’unité de la science.
Dans sa monumentale Histoire des
sciences, George Sarton montre comment après les Égyptiens, les Sumériens, les
Grecs, les Romains, les Byzantins, les savants du monde musulman (Persans,
Arabes, Berbères, musulmans, juifs, chrétiens, …) ont dominé toutes les
branches du savoir de leur époque, en une suite ininterrompue, de 750 à 1100.
Ce sont justement ces caractéristiques qui expliquent que les savants arabes
aient été les premiers de l’histoire à conférer à la science un caractère
universel. Avant eux, il y avait une science grecque, une science persane, une
autre indienne, une chinoise, etc. qui, malgré des parentés de leurs
préoccupations, conservaient chacune sa spécifité propre et sa manière
singulière de traiter les problèmes.
Parmi ces différentes
cultures, il faut accorder une mention spéciale à la Perse. La culture persane a donné naissance à de nombreux et brillants savants
comme Al Fazzari, Al-Kawarizmi, Al-Razi, Ibn Sina, Al-Biruni, A-Gili,
Al-Kayyam, At-Tusi, ou Al-Kashi.
D’autre part, lors de l’assimilation de la
science indienne, les Arabes furent aidés par plusieurs brâhmanes indous, que
les califes de Bagdad recevaient souvent avec largesse. Des bouddhistes
convertis à l’islam, tels Barmak, entreprirent maintes traductions en arabe de
textes sanskrits. Ils furent en cela secondés par bon nombre de chrétiens de
Syrie et d’Irak.
Il ne faut pas oublier non plus tous les savants arabes non musulmans, juifs et chrétiens, et que les califes de Bagdad ou de Cordoue avaient intégrés dans leur
empire. Parmi les chrétiens, citons l’astrologue Théophile d’Edesse, les
médecins Ibn Bakhtyashu, Ibn Bunan, et Al Mardini, le philosophe, médecin,
physicien, mathématicien et traducteur Qusta ibn Luqa, et de nombreux
traducteurs. Parmi les juifs, on peut citer l’astronome et mathématicien
Yaacoub ibn Tariq, les astronomes Mashallah et Sahl Al Tabari, Sanad Ibn Ali
(juif converti à l’islam) constructeur de l’observatoire de Bagdad, le grand
rabbin Maymun ibn Abdallah (Maïmonide), philosophe, mathématicien, astronome et
médecin.
Mais, naturellement, la science arabe doit
aussi et surtout aux penseurs et savants musulmans. Pour apprécier l’importance
considérable de la contribution de ces savants (qui ont été si nombreux et si
féconds qu’il est impossible de les citer tous ici), nous allons juste
citer quelques exemples de mathématiciens arabes réputés.
1. Abu Abdallah Al-Khawarizmi (783-850) était un mathématicien persan, géographe et
astronome. Il est considéré comme le plus grand mathématicien de la
civilisation islamique. Il a contribué à l'adoption du système de numérotation
indienne, plus tard connue sous le nom de chiffres arabes. Il a introduit des
méthodes de simplification des équations. Il a utilisé la géométrie euclidienne
dans ses démonstrations.
2. Abū Yūsuf al-Kindī (801--873). Dans le domaine de la géométrie, Al Kindi aborde la
théorie des lignes parallèles. Il donne un lemme
sur l'existence de deux lignes dans le plan, à la
fois non parallèles et sans intersection, la géométrie non
euclidienne n'est pas loin.
3. Thabet ibn Qurra
(826-901) est connu pour ses traductions des
mathématiques grecques, et ses recherches en arithmétique sur les nombres
premiers. Il énonce et démontre le plus important théorème connu sur les
nombres amiables (deux nombres sont amiables si chacun d'eux est égal
à la somme des diviseurs propres
de l'autre)
qui porte aujourd’hui son nom. Ce travail sur les nombres amiables sera poursuivi par
al-Fârisî (XIVe
siècle). L’analyse des conclusions d’al-Fârisî montre que dès le 14e
siècle, on était parvenu à un ensemble de résultats et de techniques attribués
jusque-là aux mathématiciens européens du 17e siècle.
4. Al Hassen Ibn Al-Haythem (965-1039),
surnommé Alhazen par les Européens, est un savant qui a laissé son nom sur la
question connue aujourd'hui sous le nom de problème du billard
d’Alhazen. Le problème peut se résumer ainsi «soit deux billes A et B
placées en deux points quelconques d'un billard parfaitement circulaire.
Trouver le point du rebord sur lequel la bille A doit être envoyée pour revenir
heurter la bille B après avoir rebondi une seule fois». Alhazen a réussi à
le trouver grâce à des sections coniques, mais il n'a pas réussi à le prouver à
l'aide d'un raisonnement d'algèbre mathématique.
Durant des siècles, plusieurs scientifiques ont essayé de résoudre ce problème,
mais ce n’est qu’en 1997 que Peter M. Neumann, professeur à Oxford, a démontré
que la solution fait appel à une équation du quatrième degré et ne peut donc
être résolue avec une règle et un compas.
Ibn Al-Haythem a découvert l’un des plus
beaux théorèmes de la théorie des nombres: «un entier p, plus
grand que 1, est premier si et seulement si ((p – 1)!+1) est divisible par p». Sept siècles plus tard, les Européens appèleront ce
théorème, le théorème de Wilson (1741-1793).
5. Muḥammad Al-Bīrūnī (973- 1048)
est connu pour sa théorie sur la rotation de la Terre autour de son axe et
autour du Soleil, et ceci bien avant Copernic
(1473-1543). Il mentionna, avant Isaac Newton (1642-1727) la force d´attraction
que la Terre exerce sur les corps. C'est le nom du
savant arabe Al Birouni, contemporain d'Avicenne qui a donné le mot français
aliboron. Au Moyen Age, le mot aliboron signifiait docteur, homme habile. La
Renaissance européenne, voulant effacer toute influence arabe, et ridiculiser
cette civilisation, a modifié le sens du mot aliboron, qui signifie, depuis les
fables de La Fontaine, âne!! (Voir Note*).
6. Omar Khayyam (1048-1131) est
le premier mathématicien qui ait traité systématiquement des équations
cubiques, en employant des tracés de coniques pour déterminer le nombre des
racines réelles et les évaluer approximativement. Outre son traité d'algèbre,
Omar Khayyâm a écrit plusieurs textes sur l'extraction des racines cubiques.
Savants arabes d'hier |
7. Nasir al-Din al-Tusi (1201-1274)
était le premier à traiter la trigonométrie
en tant que discipline
mathématique distincte, et dans son Traité
sur le Quadrilateral, il a donné la première exposition étendue de la
trigonométrie sphérique, et il était le premier à
énumérer les six cas distincts d'un triangle équilatéral en trigonométrie
sphérique. Il a également créé la célèbre formule
de sinus pour les triangles isocèles, qui
était l'une de ses contributions mathématiques principales. En 1265, al-Tusi a
écrit un manuscrit concernant le calcul pour les nième racines d'un nombre
entier. D'ailleurs, il a indiqué les coefficients d'expansion d'un binôme à
n'importe quelle puissance, donnant la formule binomiale (triangle dit de
Pascal).
Les raisons de
l’essor arabe
- Dans la culture arabe médiévale, le savant (l’ouléma, le hakim)
est le détenteur du savoir; lequel savoir est avant tout religieux mais il
s’étend à toutes les disciplines touchant à la connaissance du beau et du bien.
Le Coran et la Sunna incitent le musulman à l’étude et à la recherche, étude
«où Révélation, Vérité et Histoire doivent être considérées dans leurs rapports
dialectiques comme les termes structurants de l’existence humaine» (A. Arkoun).
Les traditions du prophète sont pleines de récits favorables à la science.
Ainsi «cherchez la science depuis le berceau jusqu’à la tombe, même jusqu’en
Chine», ou «Celui qui cheminera à la recherche de la science, Dieu cheminera
avec lui sur la voie du Paradis»; ou encore "aux yeux de Dieu, le sang du
savant est plus précieux que le sang du martyr".
"Savants" arabes contemporains |
- Selon le sociologue français Gustave Le Bon
(1841-1931) : «L’idéal créé
par [Muhammed] fut exclusivement religieux, et l’empire fondé par les Arabes
présente ce phénomène particulier, d’avoir été le seul grand empire uniquement
établi au nom d’une religion, et faisant dériver de cette religion même toutes
ses institutions politiques et sociales ». « Avec un génie politique bien rare,
les premiers califes comprirent que les institutions et les religions ne
s’imposent pas par la force…Ils traitèrent les populations avec la plus grande
douceur, leur laissant leurs lois, leurs institutions, leurs croyances, et ne
leur imposant en échange de la paix qu’ils leur assuraient qu’un modeste
tribut, inférieur le plus souvent aux impôts qu’elles payaient auparavant.
Jamais les peuples n’avaient connu de conquérants si tolérants, ni de religion
si douce». C’est
cette tolérance qui explique pour l’essentiel, aux yeux des historiens, la
rapidité d’extension des conquêtes arabes et la facilité
avec laquelle leur religion fut acceptée et ancrée chez les peuples des
territoires conquis.
- Après
les conquêtes, les Arabes se sont sédentarisés et se sont fondus dans les
populations locales en une osmose exceptionnelle, historiquement sans
équivalent. Ils ont créé de nouvelles villes qui sont devenues des centres de
civilisation: Saragosse, Tolède et Cordoue en Andalousie; Fès
et Marrakech au Maroc; Béjaïa et Tlemcen en Algérie ; Kairouan en Tunisie ; Le Caire en Egypte; Damas
en Syrie; Bagdad en Irak; Maragha, Rayy
(l'actuelle Téhéran), Shiraz et Ispahan en Iran; Samarcande
en Ouzbékistan.
- Le mérite et l’ingéniosité des premiers docteurs de la loi
musulmane ont été incarnés par leur prodigieuse capacité à intégrer le monde
qui les entourait aux valeurs de la religion musulmane, pour en faire une force
redoutable. Leur mérite a été d’avoir su faire, avec les peuples et les nations
qui leur ont préexisté, une nation nouvelle, qui dominera pour de longs siècles
d’immenses étendues. S’ils ont réussi, c’est parce qu’ils ont su s’adapter à ce
qui leur a préexisté. En un mot, ils ont su faire du neuf avec de l’archaïque.
Ils ont su répondre aux besoins de leur temps par les solutions les plus
appropriées. C’est là le facteur déterminant à l’origine de l’éclosion de
toute grande civilisation.
- L'extension du monde arabo-islamique a mis en contact plusieurs civilisations
différentes. Pendant le règne du premier abbasside Abû al-Abbâs, la victoire de Talas (751) a été l'occasion
d'acquérir un certain nombre de techniques chinoises dont celle de la
fabrication du papier. Le papier a rapidement remplacé le parchemin dans le
monde musulman: des manufactures furent créées à Samarkand, Bagdad, Damas et Le Caire. Comme Internet aujourd’hui, et comme
l’imprimerie lors de la Renaissance européenne, le papier a été un facteur
déterminant pour la propagation du savoir. Le papier gagnera l’Europe au 12e
siècle.
-
Les dirigeants musulmans ont encouragé la recherche scientifique et la
diffusion du savoir: Harun ar-Rachid (786-809)
imposa l'usage du papier dans toutes les administrations de l'empire. Sous
l'administration de ses vizirs barmécides (baramika), Bagdad devint la
capitale intellectuelle de son époque. Le calife était le protecteur des savants
et des poètes, quelle que soit leur croyance. Les censeurs islamistes ne
pouvaient pas, comme de nos jours, les condamner pour «apostasie» ou pour
déviationnisme. Des écoles et des bibliothèques furent construites. Le calife Al-Maâmun (813-833)
avait réuni à Bagdad des savants de tous horizons, quelles que soient leurs
croyances. En 832 fut fondée la Maison de la sagesse
(Beït al-hikma). Al-Biruni y calcule le diamètre de la Terre, et affirme
que la Terre tourne sur elle-même, et cela bien avant Galilée.
La décadence des Arabes
1.
La décadence arabe va commencer puis s’accélérer pour deux raisons
essentielles. La première, et la plus importante, est relative aux dissensions internes (entre factions islamiques; entre
régions et entre pays, entre ethnies et races: Arabes, Persans, Turcs, Kurdes,
Berbères, etc.). C’est donc une raison endogène qui, entraînant
l’affaiblissement généralisé de la Umma, a ouvert la voie aux ennemis
extérieurs. Cet affaiblissement des royaumes et califats arabes aiguise
l’appétit des puissances étrangères (Mongols, Croisés francs et Catholiques
espagnols au Moyen Age, puissances coloniales ensuite, Israël et USA
aujourd’hui). C’est la seconde raison de notre décadence, qui est donc exogène.
Ces deux causes forment une sorte de cercle vicieux, l’une alimentant l’autre.
L’affaiblissement entraîne guerres, défaites et occupation étrangère. Les
défaites et l’occupation étrangère entraînent plus de raidissement religieux et
plus de sclérose intellectuelle, et ainsi de suite. Nous vivons actuellement
dans ce cercle vicieux: occupation de territoires arabes et musulmans par des
forces judéo-chrétiennes (Israël, les Etats-Unis), ce qui alimente résistance,
rancœur, et crée un terrain favorable au terrorisme islamiste (Al-Qaïda,
Talibans, etc.). Lequel terrorisme est utilisé comme prétexte à ces
occupations. Et ainsi de suite.
2.
Dès que des fondamentalistes musulmans de 11e siècle ont décrété
que la chariâ était devenue immuable, ils ont signé l’arrêt de mort de la
civilisation arabe. Car dès lors, des désaccords profonds et
inconciliables apparurent entre musulmans. Il s’opéra des réactions qui, sous
prétexte de régénérer l’islam, voulurent le ramener strictement à la lettre de
la chariaâ des débuts, alors qu’aux époques brillantes des califats de Bagdad
et de Cordoue, les musulmans savaient fort bien faire subir à cette chariâ les
modifications nécessitées par les besoins du peuple et de la société. Par exemple, l’époque des Almoravides et des Almohades en Espagne a été
marquée par la domination des fuqaha (juristes et hommes de religion)
dans les palais des émirs. Abu Yûsuf al Mansûr, connu par son alliance avec les
religieux, a été l’homme le plus hostile aux savants et aux philosophes. Il en
a expulsé un grand nombre d’Andalousie, notamment Ibn Roshd. Certains sont
partis en Europe et d’autres vers d’autres pays arabes. L’Andalousie et sa
brillante civilisation en mourront.
Ainsi donc, depuis mille ans, le monde
arabo-musulman est prisonnier d’un système intellectuel où la religion exerce
sur la pensée une tutelle générale et implacable, de sorte que ce qui se pense est toujours redevable de sa conformité ou de
sa non-conformité aux canons de la foi et de la loi religieuse. Les Arabes et
les musulmans sont donc empêchés de penser la démocratie et la liberté. C’est
une véritable révolution intellectuelle que celle qui consiste à poser la
possibilité d’une éthique indépendante de la religion. Cette révolution a eu
lieu en Turquie en 1920. Depuis cette date, aucun pays arabe, aucun pays
musulman, n’a fait cette révolution. En Tunisie, elle a failli réussir avec
Bourguiba. Celui-ci disparu, les dirigeants suivants et actuels ont tous voulu
démontrer qu’ils sont plus musulmans que les islamistes, de peur d’être taxés
de laïques par ces derniers. Pourtant, un laïque n’est autre qu’un citoyen qui,
en séparant le politique du religieux, aspire à vivre libre et en démocratie,
tout en protégeant la religion de certaines utilisations douteuses.
Depuis mille ans,
l’anéantissement du rationalisme islamique encourage la domination des imams, cheikhs, ayatollahs, et autres prétendus savants réactionnaires sur
nos sociétés et entretient notre déclin civilisationnel, tout en nourrissant le
terrorisme islamiste, passé, actuel et futur.
Les Arabes, précurseurs de l’ère numérique
Avec la civilisation numérique que nous
vivons, nous constatons que l’affirmation de Pythagore, le plus ancien
philosophe de l’humanité, énoncée il y 2500 ans, selon laquelle «tout est nombre» s’avère pertinente. En effet, tout
ce que nous échangeons sur Internet est numérique, la culture numérique a été et est encore le pivot du développement
technologique le plus pointu. Pythagore l'avait pressenti, les Arabes ont créé
la science des nombres, les Européens et les peuples développés en ont repris
le flambeau pour créer le monde moderne.
1.
Les Arabes avaient «la bosse des maths»
Nous avons vu que le rôle de la
civilisation arabe a été particulièrement novateur en mathématiques :
arithmétique, algèbre, analyse combinatoire et trigonométrie. Ils ont utilisé
les mathématiques comme auxiliaires d'autres disciplines telles que
l'astronomie, les techniques de constructions géométriques (mosaïques,
coupoles…) mais aussi à des fins purement
religieuses pour calculer les coordonnées géographiques et indiquer la
direction de La Mecque.
Dans le domaine de l’arithmétique, l’une
des branches les plus nobles et les plus difficiles des mathématiques, les
Arabes ont accompli une œuvre considérable en recueillant, en propageant et en
enseignant l’usage des chiffres et du calcul indiens,
et en poussant l’étude de certaines propriétés remarquables des nombres vers un
embryon de la théorie des nombres.
C’est que, dans le domaine numérique, l’esprit arabe «immatérialise le nombre et le personnalise». Le nombre n’est plus une nature douée
de propriétés mais un être actif doué d’un rôle opératoire, qui concourt avec
d’autres dans l’ensemble des opérations. Ainsi, ce qui intéresse les Arabes
dans la série des nombres, ce n’est pas la suite naturelle et chosifiée, c’est
le terme défini par sa place dans la série avec sa singularité. Ils ont
recherché l’ordinal, plutôt que le cardinal; ils ne se sont pas rebutés et
horrifiés par les nombres impairs ou les nombres irrationnels, comme l’avaient
été les Grecs. «On a même trouvé chez Ibn Qurra la notion cantorienne du
transfini» (L. Massignon et R. Arnaldez).
Comme l’explique A.P. Youschkevitch, «l’assimilation
de l’héritage classique a permis aux mathématiciens arabes d’atteindre, dans le
développement des algorithmes numériques et des problèmes correspondants, un
plus haut niveau que celui auquel pouvaient accéder les mathématiciens indiens
et chinois. Là où ces derniers se contentaient d’établir une règle de calcul
particulière, les mathématiciens de l’Islam réussissaient souvent à développer
toute une théorie».
2.
Introduction des chiffres indiens et du zéro
C'est d'Inde, tracés dans leur graphie nagari, que sont venus de nouveaux signes
permettant, grâce au zéro positionnel,
une plus grande souplesse d'emploi. Des astronomes musulmans, en apprenant
cette science des Indiens au 8e siècle, ont vraisemblablement importé dans un
même mouvement leurs chiffres. Al Khawarizmi serait le premier à avoir, au 9e siècle, travaillé sur les méthodes de calcul
indiennes. Rapidement adoptés, ces signes ont subi de nombreuses modifications
avant de prendre l'apparence des chiffres dits arabes utilisés de nos jours. Ce
sont les savants d'Afrique du nord (Kairouan) qui ont développé une nouvelle
graphie appelée maghrébine, ou ghobar, ou tout simplement arabe.
C’est celle qui est employée aujourd'hui par le monde entier, sauf au Moyen
Orient arabe et persan. Ils ont conservé jusqu'à nos jours la graphie
indo-persane des 9 chiffres, parce qu'ils considèrent que les Maghrébins ne
sont pas des Arabes (ce qui est vrai) et donc qu'ils refusent de considérer
"les chiffres arabes", créés à Kairouan, comme arabes !! Les seuls pays qui n'utilisent pas les chiffres arabes
sont les Arabes eux-mêmes. Ajoutons à cela qu'aucun Arabe, sans la vie courante, ne parle la langue
arabe, celle des livres et des médias, et nous voyons dans quel abîme
d'arriération et de sous développement végètent les pauvres Arabes
contemporains.
3.
Introduction du système sexagésimal babylonien
On pourrait se demander pourquoi
certaines mesures sont exprimées de nos jours en base 60, dite base
sexagésimale. On utilise ce système par exemple pour le temps (heures, minutes,
secondes), pour les coordonnées géographiques (latitude, longitude) et pour
mesurer les angles. Ce système, positionnel, a été créé en Irak, par les
Sumériens, ancêtres des Babyloniens, vers le 19è siècle avant J.C., il y a
presque 4000 ans !
Dans un système positionnel, la position
du chiffre indique son ordre de grandeur. Par exemple [3;4;2] signifie, dans
notre système positionnel décimal 3x102+4x10+2x1 soit 342. Pour les
Sumériens, il signifiait 3x602+4x60+2x1 soit 10800+240+2 soit encore
11042. Ce système disposait aussi du zéro.
Le système sexagésimal a l'avantage
d'avoir de nombreux diviseurs entiers (1, 2, 3, 4, 5, 6, 10, 12, 15, 20, 30,
60) qui facilitent le calcul des fractions. Les fractions ont toujours été le cauchemar des écoliers.
Il en était ainsi chez les comptables ou les arpenteurs d’il y a 4000 ans. Par
contre, si 60 est divisible par 1,2,3,4,5 et 6, il ne l’est pas par 7. C’est
pour cela que les Sumériens considéraient le chiffre 7 comme démoniaque, et
décidèrent qu’une semaine devait s’arrêter au 7e jour. Le sept est
devenu, dans beaucoup de croyances, un chiffre spécial, ayant parfois une
connotation divine.
Ce système, antérieur au système décimal
indien a exercé une grande influence depuis la plus haute antiquité à nos
jours. Depuis le 2e siècle avant J.C., les astronomes grecs
l’utilisèrent. Après les Grecs, les astronomes arabes l’ont utilisé pour leurs
tables astronomiques, d’autant plus que les Babyloniens avaient aussi un
calendrier lunaire. Et c’est ainsi que le système savant babylonien est parvenu
jusqu’à nous, et au monde entier, grâce aux Arabes.
4.
Transmission des chiffres arabes en Europe et au reste du monde
L’histoire de cette transmission est assez
édifiante.
Leonardo Fibonacci |
- Une première
tentative a été faite par le pape de l’an 1000, Sylvestre II. Premier pape français, Sylvestre II, né Gerbert
d’Aurillac, est aussi un grand savant et un acteur politique majeur. Né
vers 945 dans une famille de paysans, Gerbert est éduqué à l'abbaye
Saint-Géraud d'Aurillac, dans un esprit moderniste. Remarqué par le comte de
Barcelone, le garçon poursuit son instruction dans les abbayes catalanes. Il y
découvre le «quadrivium», c'est-à-dire les quatre sciences profanes de
son époque: l'arithmétique, la géométrie, la musique et l'astronomie, à travers
des manuscrits en latin traduits de l'arabe. Ce faisant, le moine précède de
plus d'un siècle les étudiants des universités de Paris, Montpellier et Oxford
qui vont au XIIe siècle traverser comme lui les Pyrénées pour compléter leurs
connaissances grâce aux maîtres et savants arabes. Devenu pape en 999, sous le
nom de Sylvestre II, il use de toute son autorité pour imposer les chiffres
arabes chez les chrétiens,, à la place des chiffres romains peu pratiques. Sa
tentative va échouer, à cause de la résistance des savants de l’Eglise, qui
considéraient que tout ce qui venait des Sarrasins (les Arabes) ne pouvait
qu’être diabolique. On accusa même ce pape d’être habité par le diable. Cette
légende a eu la vie tenace, à tel point qu’en 1648, six siècles plus tard,
l’autorité pontificale fit ouvrir le tombeau de Sylvestre II pour vérifier si
les diables de l’enfer ne l’habitaient point !
- Deux siècles plus tard, une deuxième
tentative va réussir.
Né à Pise en Italie, Leonardo Fibonacci (1175-1250), a été élevé et éduqué en grande partie à Béjaïa (Algérie), où
vivait son oncle Guilielmo Bonacci. Celui-ci était le représentant, auprès des
douanes maghrébines, des marchands toscans en Algérie, en Tunisie et au Maroc.
Le jeune Leonardo, formé dans les écoles algériennes, s’est vite passionné pour
les mathématiques arabes. À cette époque, Béjaïa était un grand centre
intellectuel, où résidaient des savants comme Abou Madyane (Sidi Boumediène),
Ibn Hamad, Abd al-Haqq al-Ishbili et Abu Hamid as-Saghir. La réputation de
science et de sainteté d’Abou Madyane était connue de tous. Il meurt près de
Tlemcen le 13 novembre 1198. C'est là que l'on édifia son mausolée devenu lieu
de pèlerinage des Tlemcéniens jusqu’à nos jours. Ibn al-Arabî a appelé Abou
Madyane «le professeur des professeurs». Fibonacci rapporta à Pise en 1198 les
chiffres arabes et la notation algébrique. Grâce à ses écrits et à sa
persévérance, Finobacci réussit là où le pape Sylvestre II échoua.
L’introduction du papier, des chiffres
arabes et de tout le savoir arabe en Europe va grandement faciliter la
Renaissance européenne à partir de l'Italie, pays vers lequel beaucoup d'Arabes andalous, dont les savants, vont émigrer lors de la Reconquista catholique et le génocide des musulmans andalous qui en a été le corollaire. Remarquons ici que, les "Arabes" andalous, ou Sarrasins, sont en réalité des Berbères islamisés et arabisés.
(* Note) :
Muhammad Al-Biruni (973-1048),
mathématicien, géologue, botaniste, astronome, historien, linguiste, a laissé
une œuvre considérable. Al-Biruni était un pionnier. Il a créé la première
mappemonde construite en Asie centrale. Il a suggéré que la Terre tourne autour
du Soleil. Avec l’aide d’un astrolabe, de la mer et d’une montagne avoisinante,
il a évalué la circonférence de la Terre. Il a calculé avec précision les
densités et les poids spécifiques de minéraux, travaillé sur la "règle de
trois", développé des équations inconnues, contribué à développer la
trigonométrie. Il a imaginé un canal reliant la mer Rouge et la Méditerranée
(actuel canal de Suez), a proposé de dessaler l’eau de mer pour approvisionner les contrées désertiques en eau douce.
Lorsque les écrits d'Al-Biruni
parviennent en Europe, son nom fut francisé en Aliboron (on francisait et
latinisait autrefois les noms provenant «des langues barbares imprononçables».
Exemples : Ibn Sina = Avicenne, Ibn Rushd = Averroès, Muhammad = Mahomet, Al-Quran = Alcoran, Kung-fu Tseu = Confucius, et Al-Biruni = Aliboron).
Pour
les Européens d’alors, ses œuvres apparaissent comme ardues, voire ésotériques. Au lieu de reconnaître leur
incompétence, ces savants européens se sont moqués du contenu de ses livres.
Par dérision, Al-Biruni, alias Aliboron, fut affublé du sobriquet de Maître Aliboron.
Au 14e siècle, Jean Buridan (1300-1358),
maître scolastique et philosophe aristotélicien, nomma Aliboron son célèbre âne
affamé et assoiffé qui, placé à égale distance d'un seau d'eau et d'une botte
de foin, mourut de faim et de soif, faute d'avoir su choisir dans quelle
direction aller en premier. Par la suite, d'autres ânes furent nommés Aliboron,
et "Maître Aliboron" devint une périphrase pour désigner l'âne, comme on le lit chez La Fontaine, qui n'est pas l’inventeur de ce mot,
puisque ce mot date du haut Moyen Âge, plusieurs siècles avant lui. Du reste,
je suis convaincu que La Fontaine n’aurait pas utilisé ce mot s’il savait
l’ânerie qui en a été l’origine. Autrement dit,
les ânes ne sont pas toujours ceux que l’on vous désigne !
Hannibal Genséric