Origines et naissance du wahhabisme
Durant la célèbre inquisition – mihna –
inaugurée à Bagdad par le calife abbasside Al-Ma'mun en 833, et dirigée contre
les jurisconsultes hostiles à l'exercice de la raison dans l'élaboration du
droit musulman – fiqh – , le fondateur de l'école hanbalite, Ahmad ibn
Hanbal, avait été emprisonné et flagellé en raison de son attitude
intransigeante. Son fidéisme intégral s'expliquait toutefois peut-être par le
fait que son école était moins une école de droit qu'une école
religieuse ; certains la considéraient comme le rite musulman dans son
aspect juridique. D'ailleurs, elle n'avait pas réussi, contrairement aux autres
écoles, à imposer son influence sur un territoire déterminé.
Tout changea pour le hanbalisme au XVIIIe siècle,
avec Muhammad ibn Abd al-Wahhâb, un Arabe de la tribu des Tamim, originaire du
Nejd, le cœur de l'Arabie désertique. Il était né en 1703 dans l'oasis de
Uyayna, dans une famille de juristes ; son père était un cadi,
« un juge », très attaché à la rigueur hanbalite. Sur ses conseils,
le futur cheikh s'était rendu, à Médine, pour parfaire sa formation et là, il
avait eu pour maître un théologien gagné aux idées d'Ibn Taymiyya, ce fameux
jurisconsulte de Damas du XIVe siècle, qui était à l'origine
d'un néo-hanbalisme plus rigoureux encore que le hanbalisme d'Ibn Hanbal. Ibn
Abd al-Wahhâb avait ensuite voyagé hors de l'Arabie, en Irak, en Iran, en
Syrie, en Égypte. Il était revenu dans sa ville natale vers l'âge de trente-six
ans et avait composé un premier grand traité sur l'unicité de Dieu – ki-tâb
al-tawhîd – qui lui avait attiré de nombreux disciples.
Cependant, la rencontre décisive est celle qui allait
avoir lieu dans la ville de Dariyya, avec un seigneur du désert, Muhammad ibn
Sa'ud – Saoud – en 1744. Un pacte – bay'a – était conclu entre l'émir et
le théologien qui se juraient une fidélité réciproque pour établir le règne d'Allah
sur terre, même par les armes. Ce pacte fondait l'État wahhabite, même si
celui-ci se réduisait alors à une petite principauté bédouine du Nejd.
Désormais, la destinée du cheikh et celle du prince étaient liées pour le
meilleur et pour le pire. Le wahhabisme, doctrine d'Al-Wahhâb, était né.
La doctrine wahhabite
La doctrine wahhabite n'était pas originale. Elle
reprenait les idées de l'école hanbalite dont le fondateur, Ibn Hanbal,
affirmait que le califat devait appartenir aux Quraychites. Elle s'inspirait
aussi d'autres docteurs hanbalites, surtout d'Ibn Taymiyya dont toute l'œuvre
était reprise, en particulier les professions de foi et surtout la Siyâsa
char'iyya ou « Politique conforme à la Loi révélée ». La vie
du jurisconsulte de Damas était citée en exemple. Ibn Taymiyya était né en 1263
à Harran mais sa famille avait fui l'invasion mongole et s'était réfugiée en
Syrie. Très rapidement, le jeune juriste s'était distingué par son
intransigeance. En 1294 il intervenait pour réclamer violemment contre un
chrétien, accusé d'avoir insulté le prophète de l'islam, la peine de mort
prescrite par la loi islamique. Il ne cessait d'inciter le sultan mamelouk
du Caire, dont dépendait la Syrie, à se montrer très ferme à l'égard des
gens du Livre. Il écrivait dans une de ses trois célèbres professions de
foi : « Les gens du Livre ne sont autorisés à séjourner en territoire
musulman contre le paiement de l'impôt de capitation, que dans la mesure où les
musulmans ont besoin de leurs services. Mais le jour où ce besoin ne se fera
plus sentir l'Imam est autorisé à les exiler, comme le Prophète avait déjà
exilé les juifs de Khaybar ». Inlassablement, il prêchait le djihâd,
« la guerre religieuse », contre l'envahisseur mongol qu'il
soupçonnait de favoriser les chrétiens. En même temps il s'attaquait à
l'hérésie que constituait à ses yeux le soufisme. Il avait condamné avec force
la doctrine du célèbre mystique Ibn Arabi. Plusieurs fois emprisonné, il ne
cessait de dénoncer les chiites et de dresser les musulmans contre les
chrétiens et les juifs : « Les musulmans doivent se garder de tout ce
qui pourrait les faire ressembler aux gens du Livre. Ils ne doivent jamais
s'associer à leurs fêtes ». Il stigmatisait le culte des saints, comme
innovation blâmable, se référant à la parole du prophète : « Dieu a
maudit les Juifs et les Chrétiens qui ont fait des tombes de leurs prophètes
des lieux de prière ».
Or, si Abd al-Wahhâb avait été convaincu par les idées
d'Ibn Taymiyya, c'est qu'il voyait une étrange similitude entre l'Arabie du
XVIIIe siècle, soumise au pouvoir turc ottoman dont les mœurs
laxistes et la tolérance à l'égard des chrétiens et des juifs scandalisaient
les austères musulmans d'Arabie, et la Syrie du XIVe siècle qui
devait affronter les Mongols aux mœurs barbares. Contre Ibn Taymiyya, avait été
portée l'accusation d'anthropomorphisme grossier car il soutenait que Dieu se
tient réellement sur son trône et qu'il parle en proférant des paroles et des
sons. Abd al-Wahhâb allait toutefois encore plus loin dans l'interprétation
littérale du Coran. Il haïssait les philosophes, comme les mu'tazilites, qui
entendaient concilier raison et vérité révélée. Avec une violence beaucoup plus
rude qu'Ibn Taymiyya, il s'attaquait au culte des saints, à la visite de leurs
tombes et à toutes les superstitions qui n'avaient pas cessé dans les milieux
bédouins encore mal islamisés. Ce qui le séduisait toutefois le plus chez ce
maître hanbalite, était son insistance sur l'importance de la communauté des
musulmans et sur le rôle des martyrs. « Les vrais sunnites »,
écrivait le jurisconsulte de Damas « sont ceux qui suivent le
véritable islam pur de toute altération [...]. Parmi eux sont les martyrs.
C'est d'eux que le Prophète a dit : « Une fraction de ma communauté
ne cessera de proclamer la vérité. Aucun de ceux qui la combattront ou
refuseront de la secourir ne pourra lui nuire et il en sera ainsi jusqu'au jour
de la Résurrection ».
Un État wahhabite
Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb en passant son pacte avec
Muhammad Ibn Sa'ud espérait donner une portée pratique à sa doctrine. Si son
espoir se trouva rapidement réalisé, c'est que le Nejd était la patrie des
bédouins nomades, pillards mais guerriers intrépides. Ce sont eux qui allaient
contribuer au succès de Muhammad Ibn Sa'ud. À sa mort en 1765, une grande
partie du Nejd se trouvait conquise et convertie au wahhabisme. Muhammad Ibn
Abd al-Wahhâb mourait, lui, en 1792 après avoir assisté aux premières grandes
conquêtes de son allié Sa'ud. Il allait demeurer le fondateur par excellence du
mouvement wahhabite et nul ne songerait jamais à le remplacer. Au début du XIXe siècle,
le royaume des Sa'ud s'étendait sur la plus grande partie de la péninsule arabique
et constituait le premier État wahhabite. Il était dirigé par Sa'ud Ibn Abd
al-Azîz.
Cependant, les Turcs ottomans, inquiets de la
piraterie wahhabite, s'étaient alliés à l'Égypte et les wahhabites furent
chassés du Hedjaz et pourchassés jusque dans leur fief du Nejd. Dariyya, la
ville des Sa'ud, tombait en 1818 aux mains des Turcs qui la faisaient raser. Le
roi Abdallah Ibn Sa'ud, fait prisonnier, était promené trois jours durant dans
les rues d'Istanbul puis décapité sur ordre du sultan. L'épopée saoudite allait
néanmoins se poursuivre. Un deuxième État wahhabite devait voir le jour, entre
1821 et 1880, avec une branche cadette des Sa'ud qui prenaient Riyad comme
fief. Les Turcs ne s'étaient toutefois pas résignés et les Sa'ud, obligés de
fuir, avaient dû se réfugier au Koweït. Cependant, en 1902, Abd al-Azîz Ibn Abd
al-Rahman entreprenait la reconquête de l'ensemble de la région, fondant ainsi
le troisième État wahhabite et redonnant à l'idéologie hanbalite tout son
prestige. En 1910 il rassemblait les Bédouins au sein d'une fraternité conforme
à la communauté prônée par Abd al-Wahhâb : les frères – ikhwân –
étaient regroupés dans des grandes colonies à la fois militaires et agricoles.
Enflammés par les prédicateurs, ils multipliaient les conquêtes entre 1912
et 1932, sans souci des frontières, notion contraire aux valeurs
bédouines.
Jusqu'en 1939, Ibn Sa'ud revendiquerait la plus grande
partie du Qatar qui fit naguère partie des conquêtes saoudiennes et qui, depuis
1809, était wahhabite comme son royaume. Une tribu du Nejd s'était en effet
installée à la fin du XVIIIe siècle dans ce pays qui devenait
ainsi la deuxième monarchie wahhabite de la péninsule arabe. Les guerriers
bédouins, même s'ils s'appelaient « frères » avaient toutefois
conservé leur mentalité tribale. Le roi avait fini par leur interdire de se
livrer à la razzia perpétuelle et d'en conserver le butin. C'est alors, à
partir de 1926, qu'ils avaient commencé à se rebeller. Ces Bédouins de choc,
devenus un danger pour la monarchie saoudienne, allaient être écrasés sans
pitié avec l'appui militaire des Britanniques.
État wahhabite et royaume saoudien
Le 18 septembre 1932, Abd al-Azîz proclamait que
le royaume du Nejd, du Hedjaz, d'Assir, du Hassa et de leurs dépendances
devenait le « royaume d'Arabie Saoudite ». C'était le seul État dans
le monde à porter le nom de la famille qui le dirigeait et à être bâti à la
fois à partir d'une doctrine religieuse et d'un pacte d'alliance entre un chef
tribal et un théologien. L'union avait d'ailleurs été scellée par le mariage
entre un fils de Muhammad Ibn Sa'ud et une fille de Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb,
le premier d'une longue série d'alliances matrimoniales entre les Al-Sa'ud et
les Al-Cheikh, les descendants du Cheikh Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb. Depuis
cette époque, le pouvoir saoudien n'a jamais songé à remettre en cause
l'idéologie wahhabite. Le roi Faysal, dans un discours à Médine le 1er avril
1963, déclarait en effet : « Notre constitution est le Coran, notre
loi est celle de Mahomet, et notre nationalisme est arabe ». L'Arabie
Saoudite a placé tout son système politique, social, économique et judiciaire
sous l'influence wahhabite. Le drapeau saoudien, vert, comportant la profession
de foi musulmane en lettres arabes blanches, avec un sabre au dessous, rappelle
l'importance de la conquête guerrière pour l'islam wahhabite. Ce drapeau ne
peut en aucun cas être mis en berne car, s'il l'était, le symbole même de
l'islam le serait. En tant que pays ayant vu naître le prophète, l'Arabie
Saoudite interdit la pratique des autres religions.
Le pays tout entier est considéré comme « une
grande mosquée ». Dés les premières années du wahhabisme, l'expansion de
l'islam, à l'intérieur du pays, a requis l'aide d'une milice de soldats
volontaires, véritable police des mœurs, les muttawwi ‘în, « pour
prévenir le vice et protéger la vertu ». Ils étaient chargés aussi bien de
détruire les idoles que de briser les amulettes. Ils réprimaient les pratiques
religieuses fautives. Aujourd'hui encore ces muttawwi'in barbus
circulent un bâton à la main et n'hésitent pas à s'en servir contre les
« délinquants religieux ». Veiller aux bonnes mœurs est leur
objectif. Ils sont donc particulièrement attentifs à s'assurer que les femmes
sont couvertes de la tête aux pieds, y compris le visage, par l'abbaya,
cette grande pièce de tissu noir, qu'elles ne conduisent pas de voiture –
décret royal pris en 1957 par le roi Sa'ud –, qu'elles ne sortent pas seules
mais accompagnées d'un parent mâle de leur famille. Ils font fermer les
restaurants où se produisent des musiciens, ils interviennent dans les lieux où
ils soupçonnent que l'on boit de l'alcool ou que l'on joue de la musique. Ils
interdisent les sapins de Noël considérés comme des objets de pratique
idolâtre, ainsi que les bibles et les objets en forme de croix. Ils pénètrent
sans autorisation dans les domiciles suspects à leurs yeux et importunent les
passants pris en faute, même s'ils sont étrangers. Le zèle de ces inquisiteurs
musulmans peut se révéler extrêmement dangereux pour les Séoudiens pris en
infraction. Les peines prononcées par la justice wahhabite sont celles de la
loi islamique selon la stricte interprétation wahhabite de l'école hanbalite.
Les exécutions capitales se font en public par décapitation au sabre,
généralement le vendredi après la prière du matin. La flagellation et
l'amputation figurent parmi les peines prononcées par les tribunaux islamiques.
La lapidation pour adultère fait toujours partie de l'arsenal juridique. On ne
saurait oublier l'exécution pour adultère en 1978 de la princesse Michad, âgée
de dix-neuf ans et mariée d'autorité.
En politique extérieure, la da'wa, « appel
islamique », a toujours été la raison même de l'existence de 1'État
wahhabite saoudien. Cela l'oblige à se livrer au prosélytisme religieux et à
financer l'islamisme.
De ce fait il y a eu « wahhabisation » de
l'islam mondial.
Aujourd'hui, cependant, l'islamisme constitue un danger pour
le royaume car il émane de religieux qui dénoncent la corruption de la famille
royale. L'État wahhabite n'est-il pas menacé par le pouvoir séoudien qui serait
en contradiction avec ses propres fondements religieux ? En politique
intérieure, la monarchie est soumise à un double assaut : celui des
islamistes qui voudraient revenir à la pureté de la doctrine wahhabite et celui
des modernistes qui désireraient plus de souplesse dans l'application de la loi
islamique. Une contestation féministe a même eu lieu le 6 novembre
1990 : quarante-sept femmes saoudiennes, pour la plupart des
universitaires, ont bravé l'interdit de conduire une voiture.
En politique internationale, la monarchie a joué un
jeu ambigu, ayant toléré sur son sol, en 1990, des milliers de soldats non
musulmans – y compris des femmes soldats américaines – mais n'ayant pas hésité
à destituer, en avril 1994, Oussama ben Laden de sa nationalité
saoudienne, coupable d'activités islamiques terroristes. Pourtant on peut
considérer l'ancien leader des « Afghans » saoudiens comme un pur
produit de l'islam wahhabite. Pour un homme du désert d'Arabie, les
exhortations au djihâd contenues dans le Coran, sont facilement
comprises comme des appels à la violence guerrière.
Anne-Marie
Delcambre
Février 2002
Voir aussi : Islamisme, maladie sénile de l'islam ?
Origines de la connivence islamisme-sionisme