dimanche 23 juin 2013

Il y a mille ans, des Arabes inventent le premier état socialiste et laïque



Le monde musulman n’a pas attendu le « Printemps Arabe » - devenu rapidement « le Goulag Islamiste » - pour produire des mouvements égalitaristes radicaux, et ce, dès le VIIIe siècle après J.C. Esclaves et parias de toutes sortes se soulèvent contre la misère et l’exploitation et réussissent même à créer un Etat égalitaire, de type socialiste : c’est l’Etat des Qarmates , au Bahreïn.

L'essentiel de cet article provient de l'article publié par Raymond Debord et intitulé "Le mouvement Qarmate, apogée des révoltes "communistes" aux premiers temps de l'Islam".

Déjà, au Ve siècle, de vieilles tendances égalitaristes se sont incarnées dans le mouvement mazdékite, lié l'essor urbain en Iran. Aux VIIIe et IXe siècles, de nombreuses révoltes ont lieu un peu partout : en Arménie, sur les rives de la mer Caspienne, en Azerbaïdjan, au Maghreb, en Basse-Mésopotamie (révolte des Zendjs  زنج «nègres » (2)) et ailleurs. Le Xe siècle va fondre ces mouvements désordonnés, aberrants, hétérogènes, en un vaste mouvement homogène : le Qarmatisme, qui se confondra à ses débuts, avec le mouvement fatimide (2) et s'étendra de l'Iran et du Golfe persique, jusqu'à l'Égypte et à l'Afrique du Nord, avec des ramifications jusqu'en Espagne. Tout le monde musulman s'en trouvera secoué


Sous le Califat : les riches s'enrichissent, les pauvres s'appauvrissent

Avec la période du califat abbasside (750‑1258), le sunnisme a entamé, la période de son organisation définitive. Dès le IXe siècle, il déclare "closes les portes de l'ijtihâd" (effort d'interprétation et d'élaboration de la loi) et on fait "de l'imitation fidèle (taqlîd) des anciens et des docteurs la base même de la foi". Dès lors, le sunnisme tend à devenir une religion conservatrice, rigide, réactionnaire, bref salafiste, alors que le chiisme dans sa version ismaélienne, devient la religion des « damnés de la terre », celle de l'espoir et de la contestation, une idéologie apte à servir les intérêts des classes dominées.

Sous les Abbâssides les grands bénéficiaires de l'essor économique et social sont la classe des marchands et les milieux de la Cour califale. Les marchands profitent de l'essor commercial dû au développement de grandes métropoles, de l'afflux d'or, de l'augmentation du crédit et de la hausse des prix. Les palatins ponctionnent les richesses par l'impôt et par leurs liens avec les banques. Mais alors que les villes voient se déployer des fastes inouïs, les masses populaires s'appauvrissent et les salaires sont loin de suivre la hausse des prix. Les écarts de revenus étaient considérables. Si on considère qu'au IXe siècle une somme de 360 dinars par an suffisait à faire vivre une famille, un soldat en touchait 500, un dignitaire religieux quelques milliers et un vizir plusieurs centaines de milliers. Mais au delà de cette inégalité, nombreux étaient ceux qui n'arrivaient pas à accéder au strict minimum. Les simples ouvriers ou employés en tous cas étaient loin de toucher toujours pareilles sommes, quant aux esclaves, ils n’ont strictement aucun droit ni aucun revenu.

Jusqu'au Xe siècle, les corporations d'artisans sont étroitement contrôlées par l'État, poursuivant le modèle instauré par l'Empire byzantin (le ministerium, ou collegium). Mais peu à peu les corporations se détachent du pouvoir des gouverneurs et de leurs agents. Elles deviennent de véritables confréries disposant de leur propre organisation et tendent à s'opposer de plus en plus au pouvoir. Ces confréries ont des rites d'initiation, des serments secrets, des chefs élus (que l'on nomme "maîtres"), des conseils composés de ces chefs et une doctrine, aussi bien mystique que sociale.

Le chiisme des Qarmates

"Les Qarmates  (al-qarāmiṭa القرامطة) sont un courant dissident du chiisme ismaélien refusant de reconnaître le fatimide Ubayd Allah al-Mahdî comme imam, actifs surtout au Xe siècle en Iraq, Syrie, Palestine et dans la région de Bahreïn où ils fondèrent un état (~903-1077) aux prétentions égalitaires - mais néanmoins esclavagiste - parfois qualifié de communiste, qui contrôla pendant un siècle la côte d’Oman. Il y eut des Qarmates dans toutes les régions atteintes par les missions ismaélites : Yémen, Sind, Khorasan, Transoxiane, Afrique." http://fr.wikipedia.org/wiki/Qarmates

Pour comprendre l'émergence du mouvement Qarmate, il faut donc le situer sur le plan religieux, ici étroitement entremêlé au plan social. Les qarmates étant des chiites d'obédience ismaélienne, ils  ont une lecture non littérale du Coran et considèrent que celui-ci a un sens caché qui ne peut être approché que par de longues études sous la tutelle d'un maître. Ils croient également à l'existence d'un imam caché (mahdi). La venue de celui-ci doit annoncer la fin des temps et l'avènement du royaume de Dieu sur terre.

Dès 875, une propagande messianique annonçant la venue prochaine du mahdi se répand dans les milieux ruraux et bédouins. Le trait dominant de la propagande colportée par les missionnaires est la revendication de l'égalité sociale ‑ encore qu'on en exclut les esclaves ‑ et de la communauté des biens. En 899, une crise doctrinale éclate chez les ismaéliens, dont certains refusent d'admettre les prétentions de Ubayd Allah al-Mahdî  (873- 934) à l’imamat : ainsi naquit le mouvement qarmate, dont le chef sera Hamdân Qarmat.  
Rassemblant les tendances protestataires de ces Ixe-Xe siècles qui correspondent à un moment d'extrême développement commercial, industriel et urbain, regroupant en un mouvement d'ensemble les grèves, les crises sociales et les révoltes, le qarmatisme développe une doctrine originale, insistant sur la liberté individuelle, le rejet de la loi formelle de l'Islam et l'affirmation du caractère relatif de tout système de relations humaines. Il se distingue aussi par son aspect moderne et novateur. Non seulement les idées qu'il défend sont contradictoires avec celles de la classe dirigeante mais elles se distinguent également d'une simple nostalgie d'un passé prétendument plus heureux.

La conception de la religion des ismaéliens met en avant la dimension rationaliste de l'Islam


Par sa volonté, Dieu s'est manifesté sous la forme de la « Raison universelle » véritable divinité des ismaéliens, dont l'attribut principal est "la Science". Dès lors, l'âme s'efforce sans cesse d'acquérir la Science, afin de s'élever à la nature de la Raison. Sa transcription dans le champ politique par les Qarmates et la rencontre avec les luttes des paysans et des artisans ont donné lieu à la première idéologie socialiste. Quelques siècles plus tard, la fusion du matérialisme et des mouvements du prolétariat moderne offrira une résonance à cette première tentative audacieuse.

La vitalité économique de cet État qarmate était assurée par les butins des campagnes militaires, par les droits de douane perçus sur tous les navires qui empruntaient les routes maritimes du golfe arabo-persique, ainsi que par les droits de protection payés par les caravanes du Pèlerinage. L’excédent qui était dégagé de ces diverses opérations, ainsi que l’achat de plusieurs milliers d’esclaves noirs, permit l’épanouissement de cette société dont l’ordre et la justice suscitèrent l’admiration d’observateurs non qarmates. Les habitants, en effet, ne payaient ni impôts ni dîme, et toute personne qui s’était appauvrie ou endettée pouvait obtenir un prêt qu’elle pouvait rembourser lorsque sa situation s’était rétablie. Les prêts n’étaient jamais productifs d’intérêts, et toutes les transactions commerciales locales se faisaient au moyen d’une monnaie de plomb purement symbolique. La réparation des maisons était faite gratuitement par les esclaves des dirigeants, et des moulins étaient entretenus par le gouvernement pour moudre gratuitement le blé pour les habitants.

Paradoxe à l’état pur, l’organisation sociale des Qarmates du Bahreïn était donc, pour résumer, un sorte de « Welfare State » esclavagiste,  pratiquant une forme de communisme, le tout sous les ordres d’une dynastie dont la doctrine religieuse avait pour conséquence la laïcisation de la société.

Ils semblent être allés loin dans l’abolition des rituels, montrent peu de respect pour le hadj. Les rites comme la prière du vendredi et les jeûnes n'étaient pas pratiqués dans leur capitale al-Hasa, et toutes les mosquées avaient été fermées.

Les Qarmates : des oubliés de l’Histoire officielle


Les ouvrages dans lesquels on peut trouver des informations sur les Qarmates ne sont pas toujours bien disposés à l’égard de ces « hérétiques » ou les confondent avec d’autres groupes. Plus tard, certains historiens européens leur ont attribué une influence sur les Assassins, voire sur le catharisme ou les rites de franc-maçonnerie ; d’autres en ont fait des proto-communistes
D'après Louis Massignon, l'ouvrage clandestin contre les religions officielles Traité des trois imposteurs, qui jouissait d'une grande popularité dans l'Europe du XVIIIe siècle, aurait des origines qarmates, alors que d'autres chercheurs l'attribuent à Ibn Roshd, Averroès (1126-1198). D'autres chercheurs européens considèrent ce grand savant cordouan comme l'un des pères fondateurs de la pensée laïque en Europe de l'Ouest. Son ouverture d'esprit et sa modernité déplaisaient aux autorités musulmanes de l'époque, il fut exilé  comme hérétique, et ses livres furent brûlés. 
Le Traité des trois imposteurs est un exposé systématique d’irréligion, d’inspiration déiste. Il fait d’abord l’étiologie de la religion, énumérant tous les motifs qui poussent les hommes à s’écarter de la « droite raison » et dénonçant « ceux à qui il importait que le peuple fût contenu et arrêté par de semblables rêveries. ». Cela nous rappelle Karl Marx : « la religion est l’opium du peuple ». Ensuite, il s’attaque aux trois « supposés prophètes » et aux textes sacrés : « En ce monde, trois individus ont corrompu les hommes, un berger, un médecin et un chamelier». La Bible y est critiquée comme un « tissu de fragments cousus ensemble en divers temps, ramassés par diverses personnes et publiés de l’aveu des rabbins, qui ont décidé, suivant leur fantaisie, de ce qui devait être approuvé ou rejeté, selon qu’ils l’ont trouvé conforme ou opposé à la loi de Moïse. ».

L'État qarmate du Bahreïn restera indépendant jusqu'en 1075. La durée exceptionnelle de l'épisode qarmate montre qu'il n'était pas inéluctable que les classes dominantes l'emportent toujours. Il montre aussi que les aspirations égalitaires et la volonté révolutionnaire ne sauraient être considérées comme des produits spécifiques à l’Europe des Lumières, mais qu'ils sont constitutifs de l'histoire des peuples et présents dans toutes les civilisations. Les Qarmates ont eu un programme social révolutionnaire et utopiste qui prônait la redistribution des terres et la mise en commun des biens, répondant aux attentes de populations souffrant de l’inégalité économique. Le mouvement lui-même ne disparaîtra qu'au XIIe siècle. 
Hannibal GENSERIC


(1) Les esclaves noirs se révoltent en Irak

Le 7 septembre 869, se déclenche dans les marais du bas Irak la grande révolte des Zendj. Sous la conduite d'un meneur persan, Ali ben Mohamed, ces esclaves originaires d'Afrique noire vont mettre en péril le prestigieux empire arabo-persan de Bagdad, fondé par Abdullah Abou-el-Abbas , dit Essaffah (le sanguinaire) un siècle plus tôt. C'est ce sanguinaire qui a créé le drapeau noir, emblème des islamistes. 
Au huitième siècle, la civilisation arabe est la plus brillante de son temps. Cependant, c’était une civilisation dévoreuse de main d’oeuvre d’esclaves. Dès le début du IXe siècle, dans les dernières années du règne du calife Haroun al-Rachid, l'empire abasside décline sous l'effet de l'incurie administrative, des injustices sociales, des révoltes d'esclaves et des tensions religieuses entre chiites et sunnites. Nous avons vu que les bédouinsarabes ne s’adonnaient pas aux travaux agricoles, jugés dégradants. Pour cultiver leurs domaines, ils s'approvisionnent en esclaves. N'en pouvant plus d'être maltraités, les Zendj s'insurgent à l'appel d'un agitateur chiite venu de Perse, un certain Ali ben Mohammed surnommé «Sahib al-Zandj» (le maître des esclaves). Sous sa conduite, les esclaves s'emparent des villes de la région et mettent en déroute plusieurs armées. Les vainqueurs en arrivent à fonder un embryon d'État avec ses tribunaux et sa monnaie. La révolte des Zendj aura en définitive coûté 500.000 à 2,5 millions de victimes. Elle va ébranler les fondations de l'empire arabo-persan et marquer le début de son déclin. Ces révoltes d’esclaves noirs auront un effet durable sur le monde arabo-musulman : on n’achètera plus d’esclave noir non castré, de peur que ces noirs ne fassent souche et ne créent de nouvelles révoltes. Alors que les esclaves noirs ont une forte descendance dans les Amériques, ils en ont très peu dans le monde arabe.


(2)   La dynastie Fâtimide fut fondée en Afrique du Nord par des prédicateurs chiites. A la fin du Xe siècle, les Fatimides gouverneront un empire incluant les Iles de la Méditerrannée, le Maghreb, l'Égypte et la Syrie. A la différence des Qarmates, ils semblent avoir assez rapidement abandonné leur discours égalitaire pour une classique politique de puissance et d'exploitation de l'homme par l'homme.