Avant-propos
Un jour qu’Ibn
Khaldoun est face à un auditoire d'étudiants, l'un d'entre eux pose cette
longue question :
« Vous
avez écrit que, dans l'univers de la Création, le règne minéral, le règne
végétal, et le règne animal sont admirablement liés… Vous avez ensuite, je vous
cite, ajouté qu'au sommet de cette création le règne animal se développe alors,
ses espèces augmentent et, dans le progrès graduel de la Création, il se
termine par l'Homme — doué de pensée et de réflexion. Le plan humain est atteint
à partir du monde des singes… où se rencontrent sagacité et perception, mais
qui n'est pas encore arrivé au stade de la réflexion et de la pensée. À ce
point de vue, le premier niveau humain vient après le monde des singes :
notre observation s'arrête là… Vous dites donc, maître, que l'Homme est un
singe ? Que le Tout-Puissant a créé l'Homme et le singe à partir du même
moule ? Que cette possibilité d'évolution réciproque, à chaque niveau de
la Création, constitue ce qu'on appelle le continuum des êtres vivants ? Vous avez donc
affirmé que le singe est au voisinage de l'Homme. Dieu aurait donc fait du
singe… un parent de l'Homme ? »
À ce
long discours, visiblement prémédité, Ibn Khaldoun aurait répondu
calmement : « J'ai écrit ce qu'une
observation attentive permet de découvrir. Dieu seul, qu'Il soit glorifié,
dispose du cours des événements, connaît l'explication des choses cachées ».
Mille ans avant Ibn Khaldoun, un autre génie maghrébin (cela a existe), Saint
Augustin, avait pensé à l’évolution des espèces.
Le Darwinisme
Charles
Robert Darwin (1809 - 1882) est un naturaliste
anglais
dont les travaux sur l'évolution des espèces vivantes ont révolutionné la biologie.
Célèbre au sein de la communauté scientifique de son époque pour son travail
sur le terrain et ses recherches en géologie,
il a formulé l'hypothèse selon laquelle toutes les espèces vivantes ont évolué
au cours du temps à partir d'un seul ou quelques ancêtres communs grâce au
processus connu sous le nom de « sélection naturelle ». Le darwinisme est une
théorie selon laquelle
l’évolution biologique favorise les gènes les plus aptes pour la survie de
l’espèce. Mais l’évolutionnisme des
espèces date de l’Antiquité et du Moyen âge,
bien avant Darwin.
Rappel historique de l’évolutionnisme
Plusieurs philosophes grecs réfléchirent à
l'idée de changements dans les organismes vivants. Anaximandre
(610-546 av. J.-C.) proposa que les premiers animaux vivaient dans l'eau et que
les animaux terrestres en étaient issus. Aristote
(384–322 av. J.-C.) est le premier naturaliste à classer, dans Historia
animalium, les organismes en relation sous la forme d'une « chaine des
êtres » hiérarchique selon la complexité de leurs structures.
Les philosophes chinois de l'antiquité comme Tchouang-tseu
(IVe siècle av. J.-C.)
exprimèrent leurs idées sur les changements biologiques des espèces vivantes.
D'après Joseph Needham, le taoïsme
rejette explicitement la fixité des espèces biologiques et les philosophes
taoïstes supposaient que les espèces avaient développé différents attributs en
réponse aux divers environnements. Le taoïsme considère l'homme, la nature et
les cieux comme existant dans un état de « transformation constante »
connu sous le nom de Tao,
en opposition avec la vision statique de la nature typique
de la pensée occidentale.
Le
philosophe et atomiste
romain Lucrèce
(Ier siècle av. J.-C.), écrivit le
poème De rerum natura (De la nature) qui
fournit le meilleur témoignage existant de la pensée des philosophes grecs épicuriens.
Il décrit le développement du cosmos, de la Terre, des formes vivantes et des
sociétés humaines à travers des mécanismes purement naturels sans intervention
divine.
En
accord avec la pensée des grecs anciens, l'évêque et théologien maghrébin, Augustin d'Hippone (IVe siècle après J.-C.), dit Saint
Augustin, écrivit que l'histoire de la création issue du Livre de la
Genèse ne devait pas être comprise de manière trop littérale. Dans
son livre De Genesi ad litteram (De la Genèse au sens littéral),
il établit que dans certains cas, les créatures nouvelles pouvaient apparaitre
à travers la « décomposition » des formes de vie plus anciennes. Pour
Augustin, « les plantes et les animaux ne sont pas parfaits mais ont été
créés dans un état de potentialité » à la différence de la perfection des anges, du firmament et
de l'âme humaine.
L'idée d'Augustin selon laquelle les formes de vie ont été transformées
« lentement au cours du temps » amena le Père Giuseppe
Tanzella-Nitti, professeur de théologie à l'Université pontificale de la
Sainte-Croix à Rome à déclarer qu'Augustin avait imaginé le concept
d'évolution.
Les savants musulmans et l’évolutionnisme
Après la
chute de l'Empire romain, les idées évolutionnistes continuèrent à être
exposées par les savants et philosophes musulmans au Moyen Âge durant l'âge
d'or de la civilisation islamique, alors que les théories anciennes de
l'évolution et de la sélection naturelle étaient
largement enseignés dans écoles islamiques. Le savant, historien et philosophe John William Draper a parlé au XIXe siècle de la théorie mahométane de
l'évolution.
Le
premier naturaliste et philosophe musulman à développer une théorie de
l'évolution fut le zoologiste Al-Jahiz (776-868) au IXe siècle.
Dans son Livre des Animaux, il dresse une anthologie animalière où est
évoquée une évolution articulée selon trois mécanismes principaux : la
lutte pour l’existence, la transformation d’espèces vivantes et l’influence de
l’environnement naturel. Il marque ainsi l’unité de la nature et les rapports
entre divers groupes d’êtres vivants.
À sa suite, pendant le Xe siècle, plusieurs penseurs musulmans reprennent ses idées sur l'évolution des êtres vivants, comme Ali ibn Abbas al-Majusi ou Nasir ad-Din at-Tusi. Selon Sigrid Hunke (1913-1999), Ali ibn Abbas al-Majusi (982 ou 994) a expliqué l'origine des espèces par la voie de la sélection naturelle neuf siècles avant Darwin. D'après Réda Benkirane, cette pensée naturaliste décrivant une évolution globale impliquant le minéral, le végétal et l’animal se retrouve entre autres chez le philosophe et historien iranien Yohanna Ibn Miskawayh (932-1030).
Au Xe siècle, les Frères de la
pureté (Ikhwan al-Safa) décrivent dans une section de l'Épître
des frères de la pureté la création des mondes et l'évolution par strates
de la vie avec des détails qui auraient impressionné Darwin. On y trouve l'idée
d'évolution à partir de la matière, laquelle se transforme en vapeur, puis en
eau, en minéraux, en plantes, en animaux, en singes et enfin en hommes. Ainsi
les groupes d’êtres parcourent dans l’engendrement de leurs formes définitives
une évolution qui va du simple au complexe, passant par les quatre éléments (feu, terre, air, eau), les
quatre natures (chaud, froid, sec, humide) et leurs combinaisons poursuivent
encore la différenciation en règnes minéral, végétal et animal et précisent
indéfiniment la spéciation du vivant. L'épitre explique comment se déroule la
manifestation par couches successives, ou stratifiées à partir du royaume
minéral. Selon eux, les entités minérales les plus développées vivent plus bas
dans le royaume minéral jusqu'à ses plus hautes strates pour se mélanger
imperceptiblement dans la strate supérieure du règne végétal. Ils expliquent
aussi l'existence de contacts entre les règnes animal et végétal ; et
jusqu'au plus haut niveau du règne animal, dont le point culminant serait
l'Homme. Les plus évolués seraient les hommes placés dans les hautes sphères,
debout entre les anges et les animaux, pour servir sur la Terre comme
lieutenants de Dieu.
Par la
suite, Nasir ad-Din at-Tusi (1201-1274) suggère
la sélection des meilleurs et l'adaptation des espèces pour l'évolution environ
six siècles avant Charles Darwin. Il utilise pour expliquer les
transformations des espèces, le mot takâmul, qui signifie en arabe « perfectionnement ».
Selon Tusi, ce sont les transformations de l'environnement qui poussent les
espèces à évoluer ; ainsi ce seraient les espèces dont les individus sont
les plus diversifiés en formes qui s'adapteraient le mieux aux changements. Tusi
écrira ainsi : « « ...l'équilibre
(originel) a été endommagé, et les contrastes essentiels ont commencé à apparaître
à l'intérieur de ce monde très tôt. Par conséquent, quelques substances ont
commencé à se développer plus rapidement et à s'améliorer plus que les
autres. » » et encore : « « Les
organismes qui peuvent gagner les nouveaux dispositifs plus rapidement sont
plus variables. En conséquence, elles gagnent des avantages par rapport à
d'autres créatures. » »
Enfin,
l’historien maghrébin Ibn Khaldoun
(1338-1405)
recourt aux notions d’ordre, de structure, de plan, de rapports entre les êtres
et des permutations réciproques, de progrès graduel de la création et de
continuum des êtres vivants. Il suggère également la transformation progressive
et organisée du minéral vers le végétal,
l'animal,
le singe
et finalement l'Homme.
Ibn Khaldoun et la génération des êtres vivants
Ibn Khaldoun (1332-1406), est un de ces acteurs de la pensée
arabo-islamique, qui aura marqué de son empreinte le XIVe siècle
musulman. Il se distinguera par sa pensée politique, sociale, anthropologique à
travers son œuvre majeure La Muqaddima. Il s’est intéressé aussi, dans
une logique inspirée de ses prédécesseurs, au monde vivant et à sa
classification dans un bref et discret passage de sa monumentale œuvre
sociologique et historique.
Le passage qui nous intéresse se situe dans les derniers
chapitres qui clôturent la première section de l’œuvre, section consacrée à la
civilisation [ ‘umrân] en général.
Nous pouvons retenir de ce passage trois grandes idées
directrices correspondant à trois mots-clefs de la pensée
« naturaliste » Khaldounienne qui sont les suivantes :
- Un monde ordonné, hiérarchisé
- Une continuité des mondes (ou des genres)
- Une transformation éventuelle d’êtres en autres
« ordre », « continuité » et
« transformation », sont les trois
termes clefs, récurrents tout au long de l’exposé. En effet, dès le début du
passage, Ibn Khaldoun révèle en une phrase l’essentiel de sa pensée qui sera
étayée par la suite : dans ce monde, il y a « ordre »,
« continuité entre les mondes créés », et « transformation de
certains êtres en d’autres.»
Un monde
ordonné, hiérarchisé
Toutes les composantes de ce monde, qu’elles soient
essences, éléments ou êtres vivants, sont, d’après Ibn Khaldoun, ordonnées,
rangées, disposées selon un ordre naturel.
En effet, le terme « mawjûdât » renvoie à tout
ce qui « est », existe ou préexiste : aussi bien cieux, terre,
mers, montagnes, que minéraux et êtres vivants Certains pourraient facilement
imaginer qu’il s’agisse d’un ordre préétabli, émanant d’une volonté divine.
Cependant il n’insiste pas beaucoup sur l’intervention divine. Bien qu’on
puisse supposer, avec le mot « créatures » [makhlûqât] utilisé
au début du passage, qui, étymologiquement en arabe souligne l’acte de création,
qu’il y ait dessein divin dans l’ordre naturel, on remarque toutefois par la suite,
que le terme créatures s’efface au profit des termes comme « êtres
existants »(êtres au sens philosophique) [mawjûdât],
« composantes » [mukawwanât] du monde et que ce monde
n’est pas le « monde de la Création » comme il a été souvent traduit,
mais bien celui de la « génération » [takwin], terme
soulignant la formation par génération.
Ibn Khaldoun nous présente donc un monde organisé, ordonné,
hiérarchisé du plus bas vers le plus haut, où les composantes de ce monde,
qu’elles soient éléments naturels tels l’eau, le feu, la terre, et
l’air ou les êtres vivants, sont toutes disposées, rangées selon un même
ordre précis. Nous retrouvons ici la « chaîne des êtres » préconisée
par Aristote, adoptée par Miskawayh et Ikhwan al-Safâ’ et très répandue
chez beaucoup de naturalistes occidentaux fixistes, et qui a continué d’exister
plus tard notamment chez des penseurs comme Buffon (1707-1788) et ses
partisans. De même, la gradation, corollaire d’une organisation hiérarchisée,
traduisant une schématique du « simple vers le complexe »
est le schéma classique rencontré chez tous les penseurs naturalistes de
l’Antiquité et se retrouve jusque chez Lamarck (1744-1829).
Une
continuité des mondes
La conséquence directe de la disposition en chaîne, est que
les composantes de cette chaîne sont reliées les unes aux autres comme une
sorte de collier, avec, au fur et à mesure, un attribut nouveau qui leur donne
une place plus haute dans l’échelle des êtres. Les minéraux sont reliés aux
végétaux, eux-mêmes reliés aux animaux, eux-mêmes reliés à l’Homme qui possède
toutes les caractéristiques de ces prédécesseurs dans la chaîne avec en plus,
la pensée et la réflexion.
Par conséquent, on peut percevoir dans cette continuité des
règnes, une unicité du monde vivant et une parenté entre les êtres vivants.
La
transformation
Tous ces règnes sont liés entre eux, et le dernier
représentant de chaque règne est prêt à devenir le premier du règne
suivant ; lorsqu’Ibn Khaldoun parle d’une prédisposition [isti‘dâd]
pour un être placé à un certain niveau de l’échelle de devenir un être du
niveau suivant, signifie-t-il qu’il y ait transformation ? La réponse peut
être ambiguë mais elle est suggérée par le texte. Si nous considérons que
lorsqu’il dit « le dernier niveau de chaque groupe est parfaitement
préparé à devenir [li’an yassira] le premier du suivant », il
implique la transformation, alors nous pouvons l’affirmer. En outre, cette
possibilité de transformation est confirmée à deux reprises : au début du
premier passage, Ibn Khaldoun parle de la transformation des éléments en
d’autres éléments (qui les suivent ou qui les précèdent) et aussi de la
transformation [istihâla] d’êtres en d’autre ; et dans le deuxième
passage, il utilise le terme « tanqalibu » qui signifie
littéralement « transformer » lorsqu’il parle du lien étroit entre
les limites supérieures et inférieures des différents règnes, et il prend
notamment l’exemple de la vigne et du palmier –représentants du dernier
« horizon » des végétaux- susceptibles de se transformer en
mollusques –représentants selon lui, du premier horizon des animaux ; et
celui des singes susceptibles de la même manière de se transformer en êtres
humains, eux-mêmes à la limite du monde des anges. C’est à dire que pour lui,
un être situé dans la limite supérieure ou inférieure d’un règne quelconque
peut se transformer en celui qui le suit ou celui qui le précède.
Place de
l’Homme dans la Nature au cœur de la pensée naturaliste d’Ibn Khaldoun
Ibn Khaldoun place l’Homme
dans le règne animal. En effet, l’Homme est selon lui, l’aboutissement du règne
animal : à travers le processus graduel de la « génération », le
monde animal aboutit à celui de L’Homme. De plus, celui-ci a pour proches
« voisins », des êtres semblables que sont les singes. L’Homme n’a de
plus qu’eux que la pensée et la réflexion. Son acceptation en tant que réalité
scientifique date du XVIIIe siècle.
La postérité n’a pas retenu d’Ibn Khaldoun sa
remarque sur la parenté « hommes-singes », parenté déjà évoquée au
demeurant par nombre de ses prédécesseurs qu’ils soient grecs, occidentaux ou
musulmans. Cette phrase, qu’on pourrait qualifier de surprenante pour l’époque
et pour le contexte religieux fort, est restée controversée et même occultée
dans les pays arabo-musulmans jusqu’au XIX-XXe siècle où dans
certaines éditions, orientales notamment, le terme qirada [singes] a été
pudiquement substitué par qudra [destin], faillant ainsi au sens la
phrase pour éviter tout débat scientifico-religieux.
Ibn Khaldoun est croyant, mais lucide et pragmatique. Il
observe le monde qui l’entoure en partant de l’évidence que c’est Dieu le
responsable de l’organisation, de la continuité et de la transformation
de ses composantes sans pour autant réduire la réflexion à la simple volonté de
Dieu, mais en essayant d’analyser de manière rationnelle une réalité. On
pourrait qualifier ce mode de conception du monde en termes modernes de
« créationnisme évolutionniste ».