Au
Moyen âge, alors qu’en Europe, le transport des marchandises et de biens se
faisait par des engins à roues, l’usage de ces engins était très restreint,
pour ne pas dire inconnu, en terre musulmane, même dans le transport des
marchandises de ville à ville ou en milieu rural. Chercher des explications à
ce phénomène est d’autant plus intéressant que la charrette et d’autres
véhicules à roues avaient été utilisés au Maghreb et au Moyen-Orient depuis des
millénaires avant le début de l’Islam.
Toutefois, il
apparaît que les conquêtes arabes avaient entraîné la disparition quasi-totale
des véhicules à roues.
L’explication
la plus plausible peut être fournie par l’introduction du chameau, bientôt
prédominant comme animal de transport dans les sociétés musulmanes. Et surtout,
comme l’a démontré Bulliet (1975), le chameau – qui remplace la charrette
(surtout dans des sociétés situées dans des zones semi-désertiques) – constitue
un progrès technologique et non un recul. Par opposition à la charrette
traditionnelle (avant l’invention du collier d’attelage) tirée par des bœufs,
le chameau présente maints avantages : il peut porter au moins autant
qu’une charrette attelée à deux bœufs. Par jour, il peut parcourir en moyenne
25-30 kilomètres, contre 10-15 pour la charrette. Un homme suffit comme
conducteur pour 3-6 chameaux, alors qu’il ne peut s’occuper que d’une
charrette. En outre, et ce n’est pas marginal, la charrette a besoin de routes,
le chameau pas. Enfin, dans les régions semi-désertiques, le chameau est
capable de se nourrir d’une végétation impropre aux bovins, alors que toute
alimentation propre à ceux-ci est assimilable par le chameau.
De plus, la
fabrication de chars, charrettes et chariots exige un assez grand savoir
technique, leur emploi nécessite des conditions extérieures assez
contraignantes, comme un certain type de géographie, des routes, donc des
travaux publics, donc un appareil d’État relativement territorialisé et
centralisé.
Cependant, si l’adoption du chameau a constitué un progrès, elle a aussi
conduit à un discrédit de la roue qui a certainement eu des conséquences
extrêmement négatives pour un développement ultérieur de l’ensemble du monde
musulman, et a laissé des traces jusqu’à nos jours. C’est ça le
paradoxe : un
« progrès technologique » momentané va entraîner une catastrophe technologique
durable.
Le Maghreb avant les conquêtes arabes
La mise en
valeur du Maghreb par nos ancêtres, aux époques les plus anciennes (berbère,
carthaginoise et romaine), a été une œuvre longue, méthodique et tenace, et qui
avait porté de bons fruits. Aussi bien les Carthaginois que les rois numides
avaient peu à peu développé l'agriculture, faisant passer des tribus de la vie
nomade de pasteurs à la vie sédentaire de laboureurs sédentaires.
La culture du
blé, et particulièrement en Tunisie, était exceptionnellement favorisée par un
climat favorable, une terre fertile (naturellement phosphatée), et des paysans
travailleurs et sédentaires. Le blé était très lourd, et les rendements
obtenus dans les plaines tunisiennes, (vallée de la Medjerda, plaines à l'Ouest
de Sousse), étaient extraordinaires. Sur de
vastes étendues maghrébines, des photos aériennes, de recherche archéologique,
montrent l'existence de petits barrages, disposés dans les ravins, retenaient
les eaux; des digues les conduisaient vers la plaine, où des systèmes d'épis,
de rigoles et de vannes les répartissaient à travers les champs. Les
pentes des montagnes étaient boisées, ce qui contribuait à la préservation des
sols et des écosystèmes. Un peu partout on rencontre des citernes et des
puits, qui alimentaient les fermes et les habitations isolées; les villes
avaient des aqueducs.
Monnaie romaine représentant l'Arabie |
Dans l'ensemble
des régions soumises à son autorité, Rome a organisé la production et les
échanges en assurant l'ordre, en créant des routes, en favorisant le trafic
maritime. Les voies romaines, véritables autoroutes d’alors, sillonnaient le
Maghreb en reliant les principales villes. Les échanges entre les villes et les
régions y étaient faits à l’aide de charrettes à deux ou à quatre roues,
tractées par des mules, des chevaux ou des bœufs.
Dans le Maghreb
romanisé, le dromadaire est utilisé comme monture, comme animal de trait et
comme bête de somme, notamment dans l'armée.
Les
Arabes et le chameau
A
la même époque, les Arabes nomadisaient en Arabie et aux confins des empires
romain et perse. Nous savons qu’ils pratiquaient aussi le commerce. Pline
l'Ancien, écrivain et naturaliste romain du premier
siècle, écrivait (dans Histoire Naturelle) : "Les Arabes portent la mitre ou les cheveux longs; ils
se rasent la barbe, excepté à la lèvre supérieure; d'autres ne se la coupent
pas du tout. ...Une moitié vit dans le commerce, et l'autre dans le brigandage".
Nomadisme
et commerce étaient possibles grâce au chameau.
L'importance
de cet animal pour les habitants du désert est évidente, et l'on peut même
affirmer que le nomadisme permanent dans les déserts d'Arabie était
pratiquement impossible avant la domestication du chameau. Cela étant, il
est clair qu'après la domestication du chameau, le Moyen-Orient devint le
théâtre d'une véritable compétition, qui s'affirma d'abord graduellement, pour
se développer par la suite avec une extrême rapidité. Deux modes de transport entraient
en concurrence, le chameau, utilisé comme bête de somme, et la roue en usage
chez les Romains et les Perses, deux empires voisins de l'Arabie. Néanmoins,
aussi longtemps que ces deux empires défendirent solidement leurs frontières
contre les bédouins du désert, la compétition chameau-roue demeura confinée aux
zones périphériques. A cette époque donc, l'ampleur et la portée de la
concurrence que les chameaux pouvaient faire au transport sur roues restaient
très limitées.
Les conquêtes arabes du Maghreb amènent la
désertification
« A beau chameau, vaste
désert » [Achille Chavée, poète belge, 1906-1969]
Dès
de leur installation dans un territoire conquis, les Arabes démantèlent les
routes (inutiles, voire néfastes pour les chameaux) pour récupérer les pierres
et construire des mosquées ou des fortifications.
Fidèles
à leur tradition bédouine, ils coupent les arbres pour monter leurs
tentes, faire cuire leur nourriture, et pour d'autres usages. Partout où des
bédouins arabes passent, les arbres trépassent. Les sols, à découvert,
sont ravinés, la steppe remplace les champs cultivés, le désert gagne sur la
steppe, d'autant plus que l'insécurité générale pousse les paysans berbères à
quitter les campagnes pour s'installer en ville ou se réfugier dans les
montagnes.
Ainsi,
un cycle infernal est enclenché : en coupant les arbres, il n'y a plus de bois
pour construire des charrettes. Les plaines verdoyantes ayant disparu de la
plupart des régions, on ne peut plus élever et entretenir des bœufs. Dans le
Maghreb arabisé et islamisé, la compétition chameau contre roue est terminée au
détriment de la roue. Il en sera de même partout ailleurs dans les pays
conquis.
Exemple :
cas de la brouette
À
dater des conquêtes arabes, le système technique de transport en pays musulman
se caractérise donc par la marginalisation (jusqu’au milieu du XXe siècle) du
transport par roulage au profit du transport par animaux de bât et par portage
humain. Nous examinons cette question à la lumière d’un cas concret qui
confirme cette marginalisation des véhicules à roues, en prenant l’exemple de
la brouette.
Il
ne s’agit pas là d’un instrument secondaire. Elle a facilité, et très
largement, l’agriculture et les grands travaux d’utilité publique. Bien plus,
elle est restée, jusqu’à nos jours, beaucoup plus que d’autres, un instrument
indispensable que l’on voit dans toutes les campagnes, que l’on rencontre dans
tous les chantiers, et dans les jardins des maisons.
L’apparition
de la brouette est attestée en Chine entre le Ier siècle et le IIIe siècle.
Elle apparaît dans l’iconographie de l’Europe occidentale au cours du XIIIe
siècle.
L’introduction
et la découverte de la brouette dans le monde arabe semblent remonter à la
toute fin du XVIIIe siècle, plus particulièrement au moment de l’expédition
française en Égypte, dont l’écrivain égyptien Abd al-Rahmân al-Jabarti a été le
témoin et l’observateur ; il écrit à ce sujet : « Ils [les Français] recouraient à
des instruments faciles à manier et épargnant la peine, ce qui permettait une
exécution rapide des travaux. Ainsi, au lieu de paniers ou de récipients, ils
utilisaient de petites charrettes [brouettes] qui avaient deux bras allongés
par-derrière ; on les remplissait de terre, d’argile ou de pierres par-devant
avec grande facilité, l’équivalent de cinq paniers ; ensuite on prenait en
main les deux bras [de la brouette], on poussait devant soi et la charrette
roulait sur sa roue avec moindre peine jusqu’au chantier ; on les vidait
enfin, en la penchant d’une main, sans aucune fatigue ».
Comment
comprendre cette absence de la brouette chez les musulmans avant le XXe siècle,
dans la mesure où ce n’est pas un objet technique des plus complexes ?
Comment comprendre que les Arabes, qui ont ramené de Chine l’invention du
papier et de la poudre, ainsi qu’une multitude de plantes agricoles, aient
« oublié » la brouette ?
On
rapporte cela, justement, au privilège donné au transport par animaux de bât
(mulets, ânes, chevaux et surtout chameaux) ou au portage humain, par rapport
aux véhicules à roues (char, chariot, charrette, et donc brouette). Ce
privilège serait essentiellement lié aux avantages économiques du transport
animalier et humain (esclaves) et par voie de conséquences, au développement
d’une « mentalité » de sociétés sans roue et esclavagistes. En effet,
nous avons vu que les Arabes, jusqu’à une époque récente, pratiquaient
l’esclavage sur une vaste échelle,
et les esclaves servaient, autant que les animaux, au transport des
marchandises.
Organisation urbaine
Le
touriste occidental remarque aujourd'hui les rues étroites, sinueuses et de
largeur variable, les culs-de-sacs qui caractérisent les médinas du Monde Arabe
contemporain. Antérieurement à la conquête islamique, des villes de conception
punique ou romaine, avaient un tracé plus rectiligne, permettant le passage des
charrettes. Le fait est simplement qu'une société qui ne possède pas de trafic
sur roues n'a pas un besoin vital de rues droites et d'une largeur constante,
ni de ces larges ronds-points qui devaient permettre aux véhicules de tourner.
Les piétons, les ânes et les chameaux peuvent en effet parfaitement se
contenter d'un type de rue moins « rationnel », mais plus intimement lié à la
vie de la collectivité, et à la réduction de l'espace et des distances pour ne
pas trop fatiguer les piétons et les animaux. La largeur d'une rue devait
permettre le passage de deux chameaux ou deux mulets qui se croisent.
Argument linguistique
En effet, il n'existe pas, en arabe, un mot
spécifique pour charrette. Le mot 'araba (عربة) désigne indistinctement n'importe quelle sorte de
véhicule à roues. Ce mot, d'origine turque, et on ne le rencontre guère, en
arabe, avant le XIVe siècle. Le mot sémitique "merkebeh" (le
même mot existe en punique et en hébreu) مركبة désignait, à l’origine, une char, et
aujourd’hui, désigne un car, une voiture, ou un taxi. De même, il n'existe
qu'un seul mot en persan médiéval pour désigner tout ce qui a plus ou moins
figure de chariot : gardun. Ceci démontre à l'évidence que le
transport sur roues n'a pas survécu longtemps à la conquête arabe du VIIe
siècle. S'il en avait été autrement, il est probable qu'un certain nombre
de vocables étrangers ou dialectaux, désignant soit la charrette, soit le
véhicule en usage dans les territoires conquis, seraient passés dans la langue
arabe et auraient laissé des traces dans la littérature ancienne. Ainsi, en
langue maghrébia, une charrette se dit « carroussa » ou bien
« carrita », les deux termes pourraient bien dériver du latin
« currus » qui signifie « véhicule ». Il n'existe,
par ailleurs, aucun mot particulier pour désigner le charron (Le charron
est un spécialiste du bois, maître de tout ce qui tourne et roule, de la
brouette à la charrette), et rien n'indique même que ce métier ait existé au
Moyen Age arabe. Enfin, le vocabulaire commercial ne comporte aucun
mot désignant le contenu ou le chargement de la charrette, la charretée.
Les mots les plus usuels pour désigner le chargement, ‘Ib
et himl (عبء et
حمل) , se réfèrent tous deux, initialement, au fardeau porté à dos
de chameau.
Argument iconographique
Il n'existe pratiquement aucune représentation de
véhicules à roues dans l'art musulman. Nous pouvons donc considérer comme
établi qu'au Moyen-Orient et au Maghreb, le transport sur roues, si courant
durant l'Antiquité, était au contraire extrêmement rare au Moyen Age. Avec la pénétration
des Turcs à partir du XIIe siècle, les véhicules à roues qui n'avaient cessé
d'être en usage parmi les peuplades turques d'Asie centrale, furent
réintroduits dans la région arabe, mais, néanmoins sur une échelle assez
réduite. L'usage généralisé des véhicules à roues ne s'est pratiquement
réinstauré que sous l'influence des contacts avec l'Europe.
Les musulmans ratent un saut technologique
décisif
Lors
de l'avènement du transport motorisé, les sociétés musulmanes se sont trouvées
particulièrement désavantagées par (1) l'absence de réseau routier et (2) la
marginalisation de la technologie de la roue et des divers mécanismes qui ont
joué un rôle si important dans la révolution industrielle. La notion même de
mécanisme avait été presque évacuée de l'esprit des populations musulmanes.
L'abandon de la roue a ainsi précipité leur déclin technologique, qui se
perpétue et s'aggrave de jour en jour.
Au-delà
de sa portée symbolique et mystique, la
roue reste surtout une invention d'une fécondité extraordinaire qui marque
l'avènement d'une ère nouvelle : elle révolutionne les transports et les
communications ; elle ouvre la voie au machinisme moderne ; elle permet de
capter de nouvelles sources d'énergie ; elle transforme les techniques de
production agricole et artisanale. En somme, elle inaugure une série
d'inventions, qui sont presque toutes capitales.
Contemporaine
de l’invention de l’écriture, 3500 ans avant J.C., communément admise comme
point de départ de l’Histoire et de fin de la Préhistoire, l’invention de la
roue est intimement liée au développement de l’être humain. Si les
civilisations occidentales et asiatiques ont développé les utilisations
techniques de la roue, la civilisation islamique a raté à ce bond
technologique, vieux de 5.500 ans.
Avec
le formidable « bond en arrière » que représentent les islamistes au
pouvoir, le monde musulman replonge à pieds joints dans la Préhistoire.
La
durée de cette traversée du désert est laissée à l'initiative des chameaux qui
nous gouvernent , du Maroc à l'Indonésie.
Hannibal Genséric