Dans
le combat contre les totalitarismes et la lutte pour les libertés et la
dignité humaine, nous pensons que la ligne de démarcation ne passe pas
obligatoirement entre l'Occident et l'Orient, entre le Nord et le Sud,
mais plutôt entre intégristes de toute obédience et rationnels de tous
les pays. Entre autoritarisme et démocratie. Entre ceux qui possèdent la
Vérité et ceux qui savent douter.
Les
discours islamistes dans le monde musulman ont émergé dans des
contextes politiques et économiques très différents. Malgré leur
ressemblance manifeste, il serait toutefois erroné de considérer ce
phénomène comme un mouvement unique et homogène. Les conflits locaux,
leur médiatisation, les transformation sociales, les crises économiques,
les références étrangères façonnent des mouvements islamistes
polymorphes et diversifiés. Cependant, malgré ces dissemblances, les
fondamentalistes musulmans sont consensuels sur deux questions
étroitement liées : la quête de l'identité et le statut de la femme.
En
effet, incapables de définir et de promouvoir une politique et une
économie alternative qui soient spécifiquement islamiques, les
intégrismes musulmans n'ont identifié qu'un seul domaine porteur de
l'essence de l'identité islamique : la question de la femme. La
revendication du port du voile islamique pour les femmes est le point
pivot de toute leur politique à l'égard des femmes et même de toute leur
idéologie. Un déchiffrage rapide de leurs discours nous montre que le hijab cristallise tout le système anthropologique, juridique, culturel et politique de l'islamisme.
Un discours du refus
Au
regard de cette lecture, nous comprenons que ce vêtement n'est que la
partie apparente de l'iceberg. La signification du voile islamique,
indépendamment des variantes socioculturelles qu'il adopte, transcende
largement celle d'être un simple uniforme, supposé protéger le corps
féminin de la convoitise des hommes. Derrière le voile, il y a toute
l'interprétation rétrograde de la chariaâ. Il y a les trois inégalités essentialistes qui caractérisent cette interprétation :
L'inégalité
entre homme et femme, l'inégalité musulman et non-musulman et
l'inégalité entre homme libre et esclave. Ainsi, le voile devient un
message religieux qui nécessite une interprétation. Il révèle des
conceptions rétrogrades occultées par la dissimulation tactique «taquiyya»
prônée dans les propos officiels politiquement corrects : comme la
supériorité du musulman sur l'infidèle, l'interdiction de la liberté de
conscience, l'intolérance, la polygamie, la répudiation et la
lapidation. Le discours que véhicule le voile islamique est donc un
discours de refus, refus du sujet de son autonomie, de sa liberté, de
l'égalité homme-femme, de la mixité, de la laïcité de l'espace public,
des droits de l'homme, des valeurs démocratiques.
Les
intellectuels qui défendent le voile islamique et le considèrent comme
un symbole impartial en cultivant le doute relativiste et en sacralisant
la recherche de l'altérité et le culte de la différence doivent tenir
compte des faits suivants :
- Sur le plan étymologique, le terme «voile» en français est utilisé comme traduction du mot arabe «hijab». Or du point de vue linguistique, cette traduction est un glissement de sens. Le mot «voile» devrait traduire «nikab» ou «khimar», car le nikab et le khimar sont, comme le voile, une pièce d'étoffe servant à cacher le visage. Par ailleurs, la traduction du mot arabe «hijab»,
qui est apparu dans le Coran, par «voile» n'est pas exacte, car le
terme adéquat est «store», «draperie», «paravent» ou «rideau». En effet,
le mot hijab dérive du verge hajaba : «dérober aux
regards, cacher». En médecine, c'est une membrane qui sépare les unes
des autres certaines parties de l'organisme.
C'est ainsi qu'on parle de hijab al djawf (diaphragme) ou de hijab al bukuriyya (hymen). Aux yeux des mystiques, le hijab est tout ce qui voile le but, tout ce qui rend l'homme imperméable à la réalité divine. Le hijab est
également le talisman écrit par un cheikh qui permet à son porteur une
séparation mystique, une protection contre les aléas du réel.
Par ailleurs, le thème du hijab est
abordé huit fois dans le Coran dans les sourates 7, 17, 19, 38, 41, 42,
83 et 33. Et pas une seule fois pour désigner l'habit dont la femme
devrait se couvrir la tête. Les seuls versets qui contiennent des
recommandations vestimentaires et de pudeur sont les versets 30 et 31 de
la sourate 24 ou sourate «Al Nour». Egalement, dans le verset 59 de la
sourate 33 ou sourate «Al Ahzab», Allah conseille aux femmes du Prophète
de se faire reconnaître en dépliant sur elles leurs jalabib
(manteau ou cape). Il ne s'agit pas donc d'un nouvel élément
vestimentaire, mais d'une nouvelle façon de porter l'ancien, de se
distinguer au niveau des gestuelles.
En
outre, ce verset concerne effectivement les femmes, mais pas n'importe
quelles femmes. Il vise clairement les mères des croyants qui ne sont
autres que les femmes du Prophète, auxquelles on doit respect, et que
l'on ne peut prendre pour épouses, veuves ou divorcées, puisque le Coran
leur a octroyé le titre de Mères de tous les croyants. Certains
exégètes rappellent que la différence de traitement en ce qui concerne
leur impossibilité de se remarier, citée dans le même verset que le hijab,
et le double châtiment ou la double récompense qui ne s'adressaient
qu'à elles souligne bien qu'il ne s'agit pas d'une règle universelle
mais d'une spécifique et contextuelle s'appliquant exclusivement aux
épouses du Prophète.
La
décision arbitraire de certains exégètes de considérer ce verset comme
ayant une portée générale, c'est-à-dire intemporelle, universelle,
valable pour toutes les situations, est contraire aux exigences
orthodoxes de l'exégèse qui prescrit de tenir compte des causalités, «asbab annuzul».
Cette supercherie constitue le principal fonds de commerce des
positions rétrogrades de l'islamisme et des milieux conservateurs en
niant l'historicité et la relativité du texte sacré.
Les oulémas musulmans affirment que le voile islamique est obligatoire uniquement pour la femme libre. Pour les fuqahas
des quatre écoles de la jurisprudence musulmane, l'école malékite,
hanafite, chaféite, hanbalite, la femme esclave qui est écartée des
circuits de la circulation des épouses et éloignées de la filiation
généalogique ne doit pas se voiler, sa awra (zone corporelle
qui doit être cachée) est assimilée à celle de l'homme afin de favoriser
la traite des esclaves et protéger les intérêts commerciaux. Le calife
Omar Ibn Khattab punissait sévèrement la femme esclave qui osait se
voiler car elle mettait en danger la distinction de classe entre femme
libre et femme esclave.
Déni de la différence
- A toutes les époques, le port du voile a été réfuté au sein même du monde musulman. A commencer par l'arrière-petite
fille du Prophète Mohamed, Sukaïna Bint El Hussein, qui refusait
obstinément de porter le voile. Aïcha Bent Talha, la petite-fille du
premier calife de l'Islam et compagnon du Prophète, Aboubakr, affirmait
quant à elle que «si Dieu lui avait fait don de sa beauté, elle ne voyait pas pourquoi elle devrait la cacher sous un voile». Depuis ce temps, les mouvements progressistes et féministes l'ont toujours contesté.
- Dans
certains pays musulmans, le voile est imposé également aux femmes non
musulmanes, ce qui révèle ses véritables enjeux : phobie de la féminité,
déni de la différence de sexe, déni de la différence elle-même qui
remet en cause la parole univoque !
Aujourd'hui, on comprend aisément que le voile islamique nous apparaît comme un signe politique et comme un marqueur religieux. Il cristallise une série d'exigences imposées à la femme musulmane : l'abdication d'être un esprit libre dans un corps réapproprié. Vu que lorsque la norme disciplinaire réussit à pénétrer le quotidien pour quadriller et stériliser le corps, le désir, la sensibilité esthétique, bref la disposition innée de l'homme au plaisir, cela permet toutes les dérives totalitaires. Et dans le combat contre les totalitarismes et la lutte pour les libertés et la dignité humaine, nous pensons que la ligne de démarcation ne passe pas obligatoirement entre l'Occident et l'Orient, entre le Nord et le Sud, mais plutôt entre intégristes de toute obédience et rationnels de tous les pays. Entre autoritarisme et démocratie. Entre ceux qui possèdent la Vérité et ceux qui savent douter. Dans cette perspective, le voile ne sera plus évalué en termes de modernisme ou de spécificité culturelle, mais plutôt jugé par le seul critère normatif qui vaille : l'humanité de l'homme.
Pr. Iqbal AL GHARBI (Université Zeïtouna)
"La Presse de Tunisie" (21 octobre 2006)
"La Presse de Tunisie" (21 octobre 2006)
Voir aussi : le voile n'est ni arabe ni islamique