Kaïs Saïed, vice-président de l'Association
tunisienne de droit constitutionnel et professeur universitaire, se
prononce en homme libre et sans concessions sur la nouvelle
Constitution tunisienne, promulguée le 26 janvier.
Jeune Afrique : Quels sont les apports de la nouvelle Constitution ?
Kaïs Saïed : Par rapport à la constitution de 1959,
c’est certainement au niveau de certains droits et libertés qu’on
distingue une différence. Tout un chapitre leur est consacré, de ce
point de vue l’apport est certain mais il serait extrêmement exagéré
d’en faire un texte révolutionnaire. L’innovation est d’avoir
constitutionnalisé ces droits et libertés ; beaucoup existaient déjà en
droit interne de l’État et c’est d’ailleurs ce qui a permis à la Tunisie
de ratifier de nombreux accords de droit internationaux tel que le
pacte de 1966 [sur les droits civils et politiques, NDLR], ceux sur les
droits des femmes ou ceux concernant les enfants. L’autre innovation est
d’avoir consacré dans ce texte des institutions telles que l’Instance
supérieure indépendante des élections (Isie), la Haute autorité
indépendante pour la communication audiovisuelle (Haica) et celle dédiée
au développement durable. En ce sens, c’est une constitution du 21e
siècle et non du siècle dernier.
Vous avez déclaré que les constituants ont repris les erreurs et répété les échecs de la Constitution de 1959, sans pour autant se préoccuper de l'intérêt général, qu’entendez-vous par là ?
L’absence de volonté politique pour une réelle révision du système et créer un nouveau régime en rupture avec le passé est patente.
Le texte de 1959 avait été taillé sur mesure pour un parti et un
homme. Aujourd’hui les constituants ont adopté la même démarche mais ont
taillé plusieurs costumes de tailles différentes, c’est toujours du sur
mesure en respectant les équilibres issus du scrutin du 23 octobre 2011.
Dans ce contexte, des tiraillements sont à prévoir pour les prochaines
élections au vu des changements d’équilibres politiques intervenus entre
temps. L’absence de volonté politique pour une réelle révision du
système et créer un nouveau régime en rupture avec le passé est patente.
Le scénario de 1959 se répète aujourd’hui puisque les demandes de la
révolution n’ont pas été entendues et consacrées. Les élus n’ont pas
perçu que les causes de l’échec de l’ancien régime n’étaient pas liées à
la Constitution mais aux revendications formulées avec insistance
depuis 2010 par les régions intérieures. La même erreur a donc été
reproduite. Schématiquement, c’est l’apoplexie au centre et la paralysie
en périphérie. On aurait dû partir du local pour remonter vers le
national, inverser la démarche qui est la cause de cinquante années
d’échec. Le pilier de la démocratie est la démocratie locale, alors que
celle qui a été mise en place est celle des partis. Cela est confirmé
par le projet de code électoral qui reprend le système de liste qui
favorise les formations politiques.
Quels sont les défauts de cette constitution ?
Le texte est sans défaut, l’erreur c'est la Constitution elle-même.
Elle est faite pour légitimer le pouvoir et est entre les mains des
gouvernants, or une véritable loi fondamentale doit être entre les mains
des gouvernés. Elle n’est donc pas intériorisée par les citoyens qui ne
se sentent pas concernés.
Dans les démocraties, il s’agit de dépasser l’État de droit pour
aller vers une société de droit. Tant que l’idée de Constitution n’est
pas intériorisée, elle sera un instrument du pouvoir pour se légitimer
et nous aurons un État de droit de façade. Il faut des moyens d’actions
pour éviter cette instrumentalisation.
Maintenant que le texte est promulgué, il faut penser à le réformer autour d’un concept participatif pour que le citoyen se sente citoyen.
Comment composer avec ce texte qui fonde la deuxième république tunisienne ?
Cette formulation n’est pas adéquate car elle se réfère à un autre
régime et un autre temps. Maintenant que le texte est promulgué, il faut
penser à le réformer autour d’un concept participatif pour que le
citoyen se sente citoyen. Il s’agit de continuer de lutter pour une
nouvelle organisation politico administrative. Nous verrons quels sont
les moyens qui vont être mis en œuvre par le pouvoir. J’espère qu’il n’y
aura pas de retour en arrière.
__________
Propos recueillis par Frida Dahmani
http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAWEB20140131084823/tunisie-constitution-tunisienne-kais-saied-constitution-tunisienne-tunisie-l-erreur-c-est-la-constitution-elle-meme.html
Et si la Constitution tunisienne n'était qu'un cheval de Troie?
Quasi-unanimement, les médias ont accueilli la nouvelle Constitution tunisienne comme
une révolution copernicienne en matière de démocratie, de liberté et de
respect des droits de l'homme. À croire que cette Constitution a été
faite beaucoup plus pour susciter ce genre d'unanimisme que pour
répondre aux revendications réelles du peuple tunisien, qui ne s'est pas
insurgé pour avoir une nouvelle Constitution, ni même une assemblée
constituante, mais pour conquérir la justice sociale et obtenir le droit
au travail, condition sine qua non de la dignité et de la liberté.
Les
Tunisiens aspiraient à des "droits objectifs", mais ont leur a offert des "droits subjectifs", pour emprunter ces catégories à la terminologie marxiste.
Dans cette nouvelle euphorie médiatique, après celle du "printemps
arabe" qui a tourné au cauchemar islamiste, ce n'est plus la Turquie
d'Erdogan qui est le modèle archétypal de l'islamisme "modéré", mais la
Tunisie de Ghannouchi. Ternie par la vague de répression et par la
corruption qui gangrène son système politique et économique, la Turquie
aux ambitions néo-ottomanes a été déclassée au profit de l'idéal-type
tunisien, qu'on a érigé en modèle idoine sans prendre la peine d'établir
le bilan social, politique, économique et sécuritaire des trois années
écoulées, ni même d'analyser dans leur clair-obscur les 149 articles de
cette Constitution interminable et bien trop syncrétique et hétérogène
pour être authentiquement libérale. De l'État qui soutient le sport
(article 43) à l'écologie (article 45), en passant par le dialogue des
civilisations (article 42), le développement durable (article 12) ou
l'obligation de l'État à "enraciner l'identité arabo-musulmane" (article
39), tout y est dans cette ratatouille constitutionnelle afin que tout
le monde puisse s'y retrouver, y compris nos partenaires occidentaux.
Tout y est sauf l'essentiel qui fonde un État de droit civilisé et
sécularisé, à l'éthique et à la normativité sinon résolument laïques, du
moins compatibles avec le positivisme juridique et l'humanisme
universaliste. Cet essentiel se résume à trois mesures qui auraient
alors justifié l'unanimisme médiatique: l'inscription de la Charte
universelle des droits de l'homme dans le préambule de la Constitution,
l'abolition de la peine de mort, et la distinction, pour ne pas dire la
séparation, du religieux et du politique, impératif de la
sécularisation, signe de la modernité et condition nécessaire d'une
démocratie saine, fiable et à l'abri des tentations théocratiques.
Certes, la nouvelle Constitution aurait pu être bien pire. Galvanisé
par une victoire électorale qui n'a pas encore livré tous ses secrets,
le chef des Frères musulmans tunisiens avait déclaré dès 2011 que la
charia sera l'une des sources de la Constitution. Il a dû par la suite
revoir à la baisse son inclination théocratique, non guère parce que les
islamistes tunisiens sont pour le monde arabe ce que les démocrates
chrétiens sont pour l'Europe, ou que l'islamisme est soluble dans la
démocratie, comme l'affirme une certaine légende médiatique, mais parce
que la société civile, principalement sa composante féministe, s'est
mobilisée pour défendre ses acquis hérités de l'ère Bourguiba, que son
successeur a eu le mérite de maintenir et de consolider.
D'où mon étonnement et ma consternation de lire dans certains grands
quotidiens parisiens que la nouvelle Constitution tunisienne est un chef
d'œuvre démocratique et une avancée exceptionnelle au sein du monde
arabe, parce qu'elle stipule que "Les citoyens et les citoyennes sont
égaux en droits et en devoirs" (article 21). On feint d'ignorer ainsi,
ou on oublie que la Tunisie était, en effet, une exception arabe et
islamique depuis 1956, année de la proclamation par décret beylical de
l'égalité entre l'homme et la femme et de l'abolition de la polygamie.
On occulte le fait indéniable que c'est à l'aube de l'indépendance et
grâce au génie réformateur de Bourguiba, qui n'était alors que Premier
ministre, que cette égalité s'est imposée à une société soumise, par
atavisme culturel et ignorance, aux injonctions d'une chaste religieuse
réactionnaire et polygame. Bourguiba avait eu la clairvoyance et
l'audace politique de traduire en acte les aspirations des réformistes
tunisiens, notamment Tahar haddad qui, dès 1930, publiait son célèbre
essai "Notre femme dans la charia et dans la société".
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On a également magnifié cette Constitution parce qu'elle "garantit la
liberté de croyance, de conscience et le libre exercice des cultes"
(article 6). On oublie là aussi que dans son article 5, la Constitution
du 1er juin 1959 stipulait que "La République tunisienne garantit
l'inviolabilité de la personne humaine et la liberté de conscience et
protège le libre exercice des cultes". Mieux encore, si les zélotes de
l'islamisme "modéré" avaient pris la peine de consulter l'histoire d'un
pays dont ils se disent spécialistes, ils auraient appris que la liberté
de conscience et de culte était déjà inscrite dans la Constitution du
26 avril 1861!
Ce qui a en revanche échappé aux zélateurs de cette Constitution
"exceptionnelle", c'est l'article premier qui laisse planer l'ambigüité
sur l'islam comme religion du pays ou de l'État. C'est aussi la première
phrase de l'article 6, à savoir que "L'État est gardien de la
religion", mission sacerdotale qui n'existait point dans la Constitution
de 1959 et qui est en parfaite contradiction avec le préambule de la
nouvelle Constitution qui indique que "l'État est civil"! Est-ce la
vocation d'un État civil de protéger la religion, qui plus est s'engage
"à protéger les sacrés et à interdire d'y porter atteinte"? Et que les
essentialistes et les culturalistes ne justifient pas ce paradoxe criant
en invoquant hypocritement la sacro-sainte spécificité identitaire
tunisienne. Non, l'islam n'a pas besoin de gardien, que celui-ci soit un
individu, un parti, une institution religieuse ou, encore moins, un
État. Et ce n'est pas un philosophe égaré dans les Lumières qui le dit
mais Allah lui-même: "Nous avons fait descendre le Coran et Nous en
sommes les gardiens exclusifs" (sourate 9)! Toute alliance du religieux
et du politique, du spirituel et du temporel, du sacré et du profane,
mène à moyen et long termes à la disparition du religieux et la
destruction du politique. Comme l'avait si justement écrit Tocqueville,
"En s'unissant aux différentes puissances politiques, la religion ne
saurait contracter qu'une alliance onéreuse. Elle n'a pas besoin de leur
secours pour vivre, et en les servant elle peut mourir".
Nonobstant tous ses artifices libéraux et ses oxymores progressistes,
tout indique que la nouvelle Constitution tunisienne a été faite pour
anesthésier les Tunisiens et séduire les occidentaux. Le plus troublant
dans cette Constitution, c'est son inclination à la perfection. Or, en
politique comme en philosophie, ce qui est parfait est intrinsèquement
totalitaire ! Le Coran aussi est un corpus parfait et cette perfection
est même considérée comme un dogme islamique. Et pourtant, certains
obscurantistes ont fait du Coran un manuel de barbarie et un guide pour
terroristes ; alors que d'autres, depuis l'aube de l'islam, en avaient
extrait un hymne à la tolérance, à la haute spiritualité et à
l'humanisme. Tout est donc question d'interprétation et de praxis, et
cela vaut aussi bien pour le Coran que pour la nouvelle Constitution
tunisienne.
"Notre Constitution est le Coran", telle est la devise fondatrice et
l'essence même de l'idéologie des Frères musulmans dès leur création en
1928, une idéologie fondamentalement théocratique et totalitaire. Son
représentant tunisien le sait si bien que lors d'une rencontre en
octobre 2012 avec ses partisans salafistes, qui redoutaient une
Constitution non conforme à la charia, il a eu cette phrase
symptomatique pour leur expliquer sa stratégie: "Quand est-ce que les
textes constitutionnels ont-ils ligoté les États"? En d'autres termes,
faisons aux laïcs et aux femmes toutes les concessions, répondons à
toutes les attentes de l'Occident, et lorsque nous serons suffisamment
forts et à l'abri d'un retournement de situation à l'égyptienne, nous
réaliserons notre projet islamiste. Une stratégie que l'on pourrait
confondre avec le gradualisme gramscien ou la politique des étapes chère
à Bourguiba, mais qui est en fait une tactique propre à la secte des
Frères musulmans et qui s'articule autour de la duplicité, du secret et
de la taquiyya.
Comme le dit si bien Ghannouchi, les textes constitutionnels n'ont
jamais ligoté les États. Les dérives autoritaires ou totalitaires des
États n'étaient pas des dérives de leurs constitutions, qui étaient
d'ailleurs souvent parfaites, mais des déviations des hommes au pouvoir.
Les constitutions ne sont que l'énonciation de principes généraux et
fondamentaux qui sont censés se traduire par la suite en lois, en règles
de droit et en actions politiques. Selon Carl Schmitt, l'éminent
juriste allemand dont la "Théorie de la Constitution" offrait une
doctrine systématique de l'État de droit démocratique et parlementaire
et dont la théorisation de l'inviolabilité de la Constitution n'a pas
empêché de se fourvoyer par la suite dans l'apologie de l'État
hitlérien, "la constitution de Weimar fut belle, presque parfaite
juridiquement, mais trop belle encore pour être politique". C'est cette
Constitution là qui a permis la transition graduelle de la République de
Weimar au Troisième Reich et qui a fourni à un malade mental l'occasion
d'usurper démocratiquement le pouvoir.
http://www.huffingtonpost.fr/mezri-haddad/constiution-tunisie-nouvelle-printemps-arabes_b_4693244.html?utm_hp_ref=fb&src=sp&comm_ref=false#sb=3202751b=facebookAbdelwahab Meddeb: Les fondements théoriques du soutien américain à l'islamisme
Un débat dense a animé Tunis ces derniers jours autour de
la figure de Noah Feldman. Sa présence au sein du siège de l’ANC a été
dénoncée en pleine séance de discussion sur l’un des articles de la
constitution. Certains y ont vu la preuve de la connivence des
islamistes avec le milieu sioniste-américain. D’autres ont été confortés
par cette preuve dans le délire qui saisit ceux qui voient des complots
partout. Ainsi ont été invoquées ses origines juive et américaine et
son implication, non seulement théorique mais aussi pratique, dans la
rédaction des constitutions afghane et irakienne sous veille et
protection proconsulaire américaine. Aussi a-t-on inféré qu’il est le
conseiller sinon l’inspirateur de nos islamistes pour la rédaction de la
constitution en cours d’élaboration, d’autant plus qu’il fréquente
personnellement Rachid Ghannouchi, perçu par lui comme l’exemple de
l’islamiste démocrate.
Pour esquisser les contours de la personne et de la pensée de Noah Feldman, je m’éloigne d’abord de la « complotite », ce symptôme de la maladie nationaliste et antisémite dont je me sens immunisé. Et je m’approche de ce qu’il a écrit et de ce qu’il a entrepris car nous avons affaire à un « académique » qui agit au sein de sa cité et de par le monde. Outre ses activités professorales et de chercheur, il assure aussi la fonction de conseiller du prince. Juriste, formé à la School of Law de Yale University, il a enseigné d’abord à NYU avant de rejoindre Harvard. Il a donc fréquenté trois des universités les plus prestigieuses d’Amérique où se forme l’élite universelle qui gère la mondialisation libérale et financière. Très jeune, à peine trentenaire, il a intégré l’influent Concil on Foreign Relations. Et il a joué, en effet, un rôle majeur dans l’encadrement théorique des constitutions afghane et irakienne pendant que les deux pays se trouvaient sous protectorat américain.
C’est probablement sa spécialité centrée sur le rapport entre religion et droit qui l’a conduit à s’orienter vers l’Islam. Dans son approche de cet espace, il a été le disciple de John Esposito, islamologue, enseignant à Georgetown University, qui a été l’initiateur de l’orientation pro-islamiste que devrait prendre le département d’Etat et la Maison Blanche. L’Amérique a le devoir de retirer son soutien aux « autocraties séculières » dans le monde arabe pour le donner aux islamistes, particulièrement à la mouvance internationale des Frères Musulmans.
Et cette tendance de la défense académique occidentale de l’islamisme sera internationale. Ses représentants français, bien connus chez nous, se déploient sur trois classes d’âge : citons parmi les sexagénaires, François Burgat (qui a codirigé avec John Esposito un ouvrage qui rassemble des experts s’inscrivant dans leur ligne idéologique ; nous avons été réunis, lui et moi, en un duo qui s’est livré à un âpre débat contradictoire dans un des amphithéâtres à l’université de Santiago au Chili) ; parmi les quadragénaires, Vincent Geisser (immergé dans le milieu islamiste international qui vit en France et dont l’élément tunisien est central ; il lui arrive de publier sur leur site oumma.com ; malgré tout ce qui nous sépare, je lui ai apporté mon soutien lorsqu’il a subi une attaque féroce qui cherchait à l’éjecter du CNRS pour avoir confondu investigation scientifique et engagement politique en faveur de l’idéologie islamiste ; même si telle accusation peut être fondée, j’ai fait partie de ceux qui ont placé la liberté du chercheur au-dessus de tout autre critère ) ; parmi les trentenaires, Stéphane Lacroix (que j’ai rencontré ou croisé à Paris, au Caire, à Tunis ; à Stanford University en avril 2009, il me laissa entendre combien mes thèses critiques qui démontent l’intégrisme sont dépassées et comment je vais connaître le naufrage dans le futur immédiat annonciateur d’un islamisme ascendant renforcé par le soutien américain dont l’explicitation agissante serait imminente).
Mais revenons à Noah Feldman. Le 13 novembre 2003, il publie un article dans le New York Time où il réagit positivement au discours qu’avait prononcé une semaine avant le président G.W. Bush en lequel il annonce l’adaptation de la politique américaine au tropisme islamiste. L’Amérique reconnaît soixante ans d’erreurs. La nouvelle politique prône le soutien à une démocratie islamique et le rejet des dictatures séculières. Ainsi, dans cet article, l’alternative a été limitée entre ces deux lignes : le sécularisme arabe et des pays d’islam est assimilé à la dictature et la démocratie à l’islamisme. Tel est le premier défaut qui sera érigé en dogme dans cette vision académique qui trouvera son application politique.
La troisième voie que trace le combat pour le sécularisme (qui a commencé au XIXe sur les terres d’islam) se trouve selon cette approche définitivement obstruée. Nous verrons à travers quelle construction théorique telle disqualification sera justifiée dans le grand oeuvre de Noah Feldman. Or constatons tout de suite que la résistance des sociétés civiles pendant ces trois dernières années à la déferlante islamiste et en Tunisie et en Egypte s’est délibérément inscrite dans cette longue histoire séculière qui a été textuellement soutenue en langue arabe par les écrits de Tahtawi, de Khayr Eddine, du shaykh Muhammad ‘Abduh, de Jamâl ed-Dîn Afghânî, de Qâsim Amîn, du shaykh ‘Abderrâziq, de Tâhir Haddâd, d’Aboul Qâcim Chebbi, de Taha Hussayn et de tant d’autres. Cet immense corpus est tout simplement déconsidéré par ces experts. Pas seulement en langue arabe mais aussi dans les autres langues d’islam où il a été profus comme en langues turque, persane, ourdou, sans oublier ce que des musulmans ont écrit dans le même sens en utilisant les langues européennes qu’ils maîtrisent, notamment l’anglais et le français.
Mais revenons à l’article de Noah Feldman où l’auteur nous dit combien il a été réconforté par cet infléchissement politique qu’il appelait de ses vœux, lui qui n’a cessé d’estimer que l’avenir est à des régimes tournés vers l’islam et non séculiers. Et il s’auto-congratule en donnant en exemple la constitution afghane qui vient d’être votée et dont il est l’inspirateur. Il est éclairant de vous rapporter ce qu’il en dit dans cet article car, nous le verrons, son intenable est du même acabit que l’intenable qu’entretient le texte « miné » (selon l’expression d’Ali Mezghani) de la constitution qui continue d’être discutée à Tunis.
Selon Noah Feldman, la constitution afghane « intègre les valeurs islamiques tout en garantissant les libertés fondamentales ». Ainsi se trouve réalisée la compatibilité de l’islam avec la démocratie et les droits de l’homme. Cette constitution énonce une « république islamique » dont « la religion officielle est l’islam » ; elle appelle à la création d’une cour suprême veillant à « la compatibilité des lois avec les valeurs islamiques » ; il y est aussi écrit que « l’école a pour vocation d’écarter les traditions contraires à l’islam ». Dans le même temps, insiste Noah Feldman, cette constitution est démocratique puisqu’elle garantit les droits des citoyens et s’engage à respecter les droits assurés par les traités internationaux dont l’Afghanistan est signataire. Notamment la convention concernant l’élimination de toute forme de discrimination à l’encontre des femmes.
Cherchez à voir comment le législateur va démêler cet imbroglio où chaque chose et son contraire logent sous le même toit. Comment, dans le contexte afghan, vont être jugées par la cour suprême les lois qui invoqueraient la liberté de conscience, l’égalité juridique des femmes (incluant la succession, le passage de la répudiation au divorce), la polygamie, l’égalité pour l’étranger à la croyance, l’abolition de la peine de mort ? Ces dispositions seront-elles jugées compatibles avec des valeurs islamiques, qui, en situation afghane, restent anthropologiquement arrimées à la réalité tribale et à la perpétuation du patriarcat ? Faire semblant de l’ignorer, ou envisager la chose in abstracto, c’est témoigner soit d’une désarmante naïveté, soit d’un surprenant cynisme tant il s’exhibe à nu sans chercher à avancer masqué.
Et c’est probablement cet esprit qui entretient délibérément la confusion qui anime les constituants islamistes tunisiens. Car le texte qui nous est proposé est truffé non pas d’ambivalence, mais de cohabitation des contraires qui ne peuvent que constituer des irrésolus. Prenons l’exemple de l’article 6 universellement loué en raison de cette première islamique qui fait de la liberté de conscience une disposition constitutionnelle. Or cette disposition se trouve annulée par la phrase qui la précède : « l’Etat est le gardien de la religion » : l’expression en arabe ne porte pas l’ombre d’un doute : hâris ad-Dîn signifie en toute conscience arabophone « gardien de l’islam » car ad-Dîn (« religion » au singulier) n’est autre que l’islam, lequel, selon le dogme islamique, est la religion par excellence. Ainsi appliquons cet enchaînement au cas précis de Mejri, l’un des deux athées de Mahdia qui croupit dans les geôles islamistes, et ce, pour sept ans et demi : au nom de la liberté de conscience, il doit être libéré ; mais si l’Etat est le gardien de l’islam, son incarcération (sinon son exécution) s’avère en cohérence avec l’esprit du prétendu droit divin qui a été forgé par des humains dogmatiques d’un autre âge qui ont encore des adeptes, ô combien, dans le siècle.
D’évidence, vous aurez remarqué que l’article 38 de la constitution dont débattent nos constituants dégage la même odeur que la disposition de la constitution afghane qui demande à l’école de chasser toute référence contraire à l’islam : cette disposition, exprimée dans la constitution afghane, sur le mode négatif, appelant la purge des manuels, se retrouve dans la constitution tunisienne en cours d’élaboration sur un mode affirmatif puisque l’article 38 stipule que l’enseignement doit s’inspirer des valeurs arabo-islamiques et les promouvoir à travers le processus linguistique de l’arabisation. Au-delà de son inscription dans le sillage de la polémique identitaire qui trouble la sérénité du texte, cette disposition partage la même source d’inspiration que celle qui a été à l’origine de la constitution afghane. Là se repère un des effets émanant de l’influence de Noah Feldman sur les constituants islamistes tunisiens. C’est le même trait d’esprit qui se retrouve, certes adapté au contexte tunisien qui, anthropologiquement n’a rien à voir avec la réalité afghane. Et c’est probablement cette même ligne d’influence qui se croise avec le souci qu’aurait Rached Ghannouchi en personne pour que la constitution tunisienne comporte la disposition qui appelle à la création d’une instance suprême qui aurait pour tâche de juger de la compatibilité des lois avec les valeurs de l’islam.
Ce même Rached Ghannouchi envisage une œuvre à long terme destinée à transformer la conscience tunisienne par une éducation islamique formatée destinée à engendrer une nouvelle génération prête à interpréter l’article premier de notre constitution dans le sens de l’islam religion de l’Etat alors que tel article (qui reprend à la lettre la formulation de 1959 sortie de la main même de Bourguiba) dit que l’islam est la religion du pays, non de l’Etat. Mais le langage le plus clair comporte assez d’ambiguïté pour que le glissement interprétatif opère et qu’on passe du descriptif (l’islam est la religion de la Tunisie) au prescriptif (l’islam est la religion de l’Etat tunisien). Ce qui nous rapprocherait de quelques empans de la lettre de la constitution afghane inspirée par Noah Feldman, conseiller de Ghannouchi et consort.
Noah Feldman finit son article par un appel à soutenir la constitution afghane (son œuvre !) qui crée une « démocratie inscrite dans la foi » car « les régimes autocratiques séculiers ne doivent plus être soutenus aux dépens des démocraties islamiques. Il ne faut imposer la sécularisation ni en Afghanistan ni en Irak… » Mais qu’en est-il de cette sécularisation lorsqu’elle émane d’un long processus historique et qu’elle constitue un acquis de la nation et du peuple comme en Egypte et surtout en Tunisie ? Les islamistes se sont d’ailleurs rendus compte pendant ces trois dernières années que dans ces deux contextes, ils ne passaient pas dans du beurre ; chaque fois qu’ils ont voulu passer en force, ils ont découvert que l’obstacle était d’acier.
Et en quoi la pensée de Noah Feldman les aide-t-elle à se penser dans la positivité de l’histoire même si à l’épreuve du pouvoir, ils n’ont rencontré que des déboires ? Si l’article que nous avons évoqué plus haut date de novembre 2003, son grand œuvre (The Fall and Rise of Islamic State, « La Chute et la Restauration de l’Etat islamique ») est paru précisément le 11 avril 2008 à Princeton University Press. Dans cet ouvrage, il propose aux islamistes une lecture historique qui fait d’eux les hommes de l’heure.
Pour esquisser les contours de la personne et de la pensée de Noah Feldman, je m’éloigne d’abord de la « complotite », ce symptôme de la maladie nationaliste et antisémite dont je me sens immunisé. Et je m’approche de ce qu’il a écrit et de ce qu’il a entrepris car nous avons affaire à un « académique » qui agit au sein de sa cité et de par le monde. Outre ses activités professorales et de chercheur, il assure aussi la fonction de conseiller du prince. Juriste, formé à la School of Law de Yale University, il a enseigné d’abord à NYU avant de rejoindre Harvard. Il a donc fréquenté trois des universités les plus prestigieuses d’Amérique où se forme l’élite universelle qui gère la mondialisation libérale et financière. Très jeune, à peine trentenaire, il a intégré l’influent Concil on Foreign Relations. Et il a joué, en effet, un rôle majeur dans l’encadrement théorique des constitutions afghane et irakienne pendant que les deux pays se trouvaient sous protectorat américain.
C’est probablement sa spécialité centrée sur le rapport entre religion et droit qui l’a conduit à s’orienter vers l’Islam. Dans son approche de cet espace, il a été le disciple de John Esposito, islamologue, enseignant à Georgetown University, qui a été l’initiateur de l’orientation pro-islamiste que devrait prendre le département d’Etat et la Maison Blanche. L’Amérique a le devoir de retirer son soutien aux « autocraties séculières » dans le monde arabe pour le donner aux islamistes, particulièrement à la mouvance internationale des Frères Musulmans.
Et cette tendance de la défense académique occidentale de l’islamisme sera internationale. Ses représentants français, bien connus chez nous, se déploient sur trois classes d’âge : citons parmi les sexagénaires, François Burgat (qui a codirigé avec John Esposito un ouvrage qui rassemble des experts s’inscrivant dans leur ligne idéologique ; nous avons été réunis, lui et moi, en un duo qui s’est livré à un âpre débat contradictoire dans un des amphithéâtres à l’université de Santiago au Chili) ; parmi les quadragénaires, Vincent Geisser (immergé dans le milieu islamiste international qui vit en France et dont l’élément tunisien est central ; il lui arrive de publier sur leur site oumma.com ; malgré tout ce qui nous sépare, je lui ai apporté mon soutien lorsqu’il a subi une attaque féroce qui cherchait à l’éjecter du CNRS pour avoir confondu investigation scientifique et engagement politique en faveur de l’idéologie islamiste ; même si telle accusation peut être fondée, j’ai fait partie de ceux qui ont placé la liberté du chercheur au-dessus de tout autre critère ) ; parmi les trentenaires, Stéphane Lacroix (que j’ai rencontré ou croisé à Paris, au Caire, à Tunis ; à Stanford University en avril 2009, il me laissa entendre combien mes thèses critiques qui démontent l’intégrisme sont dépassées et comment je vais connaître le naufrage dans le futur immédiat annonciateur d’un islamisme ascendant renforcé par le soutien américain dont l’explicitation agissante serait imminente).
Mais revenons à Noah Feldman. Le 13 novembre 2003, il publie un article dans le New York Time où il réagit positivement au discours qu’avait prononcé une semaine avant le président G.W. Bush en lequel il annonce l’adaptation de la politique américaine au tropisme islamiste. L’Amérique reconnaît soixante ans d’erreurs. La nouvelle politique prône le soutien à une démocratie islamique et le rejet des dictatures séculières. Ainsi, dans cet article, l’alternative a été limitée entre ces deux lignes : le sécularisme arabe et des pays d’islam est assimilé à la dictature et la démocratie à l’islamisme. Tel est le premier défaut qui sera érigé en dogme dans cette vision académique qui trouvera son application politique.
La troisième voie que trace le combat pour le sécularisme (qui a commencé au XIXe sur les terres d’islam) se trouve selon cette approche définitivement obstruée. Nous verrons à travers quelle construction théorique telle disqualification sera justifiée dans le grand oeuvre de Noah Feldman. Or constatons tout de suite que la résistance des sociétés civiles pendant ces trois dernières années à la déferlante islamiste et en Tunisie et en Egypte s’est délibérément inscrite dans cette longue histoire séculière qui a été textuellement soutenue en langue arabe par les écrits de Tahtawi, de Khayr Eddine, du shaykh Muhammad ‘Abduh, de Jamâl ed-Dîn Afghânî, de Qâsim Amîn, du shaykh ‘Abderrâziq, de Tâhir Haddâd, d’Aboul Qâcim Chebbi, de Taha Hussayn et de tant d’autres. Cet immense corpus est tout simplement déconsidéré par ces experts. Pas seulement en langue arabe mais aussi dans les autres langues d’islam où il a été profus comme en langues turque, persane, ourdou, sans oublier ce que des musulmans ont écrit dans le même sens en utilisant les langues européennes qu’ils maîtrisent, notamment l’anglais et le français.
Mais revenons à l’article de Noah Feldman où l’auteur nous dit combien il a été réconforté par cet infléchissement politique qu’il appelait de ses vœux, lui qui n’a cessé d’estimer que l’avenir est à des régimes tournés vers l’islam et non séculiers. Et il s’auto-congratule en donnant en exemple la constitution afghane qui vient d’être votée et dont il est l’inspirateur. Il est éclairant de vous rapporter ce qu’il en dit dans cet article car, nous le verrons, son intenable est du même acabit que l’intenable qu’entretient le texte « miné » (selon l’expression d’Ali Mezghani) de la constitution qui continue d’être discutée à Tunis.
Selon Noah Feldman, la constitution afghane « intègre les valeurs islamiques tout en garantissant les libertés fondamentales ». Ainsi se trouve réalisée la compatibilité de l’islam avec la démocratie et les droits de l’homme. Cette constitution énonce une « république islamique » dont « la religion officielle est l’islam » ; elle appelle à la création d’une cour suprême veillant à « la compatibilité des lois avec les valeurs islamiques » ; il y est aussi écrit que « l’école a pour vocation d’écarter les traditions contraires à l’islam ». Dans le même temps, insiste Noah Feldman, cette constitution est démocratique puisqu’elle garantit les droits des citoyens et s’engage à respecter les droits assurés par les traités internationaux dont l’Afghanistan est signataire. Notamment la convention concernant l’élimination de toute forme de discrimination à l’encontre des femmes.
Cherchez à voir comment le législateur va démêler cet imbroglio où chaque chose et son contraire logent sous le même toit. Comment, dans le contexte afghan, vont être jugées par la cour suprême les lois qui invoqueraient la liberté de conscience, l’égalité juridique des femmes (incluant la succession, le passage de la répudiation au divorce), la polygamie, l’égalité pour l’étranger à la croyance, l’abolition de la peine de mort ? Ces dispositions seront-elles jugées compatibles avec des valeurs islamiques, qui, en situation afghane, restent anthropologiquement arrimées à la réalité tribale et à la perpétuation du patriarcat ? Faire semblant de l’ignorer, ou envisager la chose in abstracto, c’est témoigner soit d’une désarmante naïveté, soit d’un surprenant cynisme tant il s’exhibe à nu sans chercher à avancer masqué.
Et c’est probablement cet esprit qui entretient délibérément la confusion qui anime les constituants islamistes tunisiens. Car le texte qui nous est proposé est truffé non pas d’ambivalence, mais de cohabitation des contraires qui ne peuvent que constituer des irrésolus. Prenons l’exemple de l’article 6 universellement loué en raison de cette première islamique qui fait de la liberté de conscience une disposition constitutionnelle. Or cette disposition se trouve annulée par la phrase qui la précède : « l’Etat est le gardien de la religion » : l’expression en arabe ne porte pas l’ombre d’un doute : hâris ad-Dîn signifie en toute conscience arabophone « gardien de l’islam » car ad-Dîn (« religion » au singulier) n’est autre que l’islam, lequel, selon le dogme islamique, est la religion par excellence. Ainsi appliquons cet enchaînement au cas précis de Mejri, l’un des deux athées de Mahdia qui croupit dans les geôles islamistes, et ce, pour sept ans et demi : au nom de la liberté de conscience, il doit être libéré ; mais si l’Etat est le gardien de l’islam, son incarcération (sinon son exécution) s’avère en cohérence avec l’esprit du prétendu droit divin qui a été forgé par des humains dogmatiques d’un autre âge qui ont encore des adeptes, ô combien, dans le siècle.
D’évidence, vous aurez remarqué que l’article 38 de la constitution dont débattent nos constituants dégage la même odeur que la disposition de la constitution afghane qui demande à l’école de chasser toute référence contraire à l’islam : cette disposition, exprimée dans la constitution afghane, sur le mode négatif, appelant la purge des manuels, se retrouve dans la constitution tunisienne en cours d’élaboration sur un mode affirmatif puisque l’article 38 stipule que l’enseignement doit s’inspirer des valeurs arabo-islamiques et les promouvoir à travers le processus linguistique de l’arabisation. Au-delà de son inscription dans le sillage de la polémique identitaire qui trouble la sérénité du texte, cette disposition partage la même source d’inspiration que celle qui a été à l’origine de la constitution afghane. Là se repère un des effets émanant de l’influence de Noah Feldman sur les constituants islamistes tunisiens. C’est le même trait d’esprit qui se retrouve, certes adapté au contexte tunisien qui, anthropologiquement n’a rien à voir avec la réalité afghane. Et c’est probablement cette même ligne d’influence qui se croise avec le souci qu’aurait Rached Ghannouchi en personne pour que la constitution tunisienne comporte la disposition qui appelle à la création d’une instance suprême qui aurait pour tâche de juger de la compatibilité des lois avec les valeurs de l’islam.
Ce même Rached Ghannouchi envisage une œuvre à long terme destinée à transformer la conscience tunisienne par une éducation islamique formatée destinée à engendrer une nouvelle génération prête à interpréter l’article premier de notre constitution dans le sens de l’islam religion de l’Etat alors que tel article (qui reprend à la lettre la formulation de 1959 sortie de la main même de Bourguiba) dit que l’islam est la religion du pays, non de l’Etat. Mais le langage le plus clair comporte assez d’ambiguïté pour que le glissement interprétatif opère et qu’on passe du descriptif (l’islam est la religion de la Tunisie) au prescriptif (l’islam est la religion de l’Etat tunisien). Ce qui nous rapprocherait de quelques empans de la lettre de la constitution afghane inspirée par Noah Feldman, conseiller de Ghannouchi et consort.
Noah Feldman finit son article par un appel à soutenir la constitution afghane (son œuvre !) qui crée une « démocratie inscrite dans la foi » car « les régimes autocratiques séculiers ne doivent plus être soutenus aux dépens des démocraties islamiques. Il ne faut imposer la sécularisation ni en Afghanistan ni en Irak… » Mais qu’en est-il de cette sécularisation lorsqu’elle émane d’un long processus historique et qu’elle constitue un acquis de la nation et du peuple comme en Egypte et surtout en Tunisie ? Les islamistes se sont d’ailleurs rendus compte pendant ces trois dernières années que dans ces deux contextes, ils ne passaient pas dans du beurre ; chaque fois qu’ils ont voulu passer en force, ils ont découvert que l’obstacle était d’acier.
Et en quoi la pensée de Noah Feldman les aide-t-elle à se penser dans la positivité de l’histoire même si à l’épreuve du pouvoir, ils n’ont rencontré que des déboires ? Si l’article que nous avons évoqué plus haut date de novembre 2003, son grand œuvre (The Fall and Rise of Islamic State, « La Chute et la Restauration de l’Etat islamique ») est paru précisément le 11 avril 2008 à Princeton University Press. Dans cet ouvrage, il propose aux islamistes une lecture historique qui fait d’eux les hommes de l’heure.
Le livre dessine un parcours en trois étapes.
- A l’instar de la religion juive, l’islam est une religion de la
Loi. Elle est fondée sur la justice et traite le croyant en sujet
juridique. L’islam classique a même connu l’Etat de droit (rule of law).
Le monarque ne disposait pas de la décision juridique. C’est le corps
des oulémas qui est le gardien de la loi. Ce corps constitue la
médiation entre la société et le pouvoir exécutif, lequel s’avère
tempéré par le fait que celui qui l’incarne n’est pas maître de la
machine qui fabrique les lois et les applique. Tel est l’exposé fort
schématisé de la première thèse. Pour ne pas perturber la construction
de son objet, Noah Feldman n’insiste pas sur l’aspect théorique de cette
analyse constamment démentie au cours de l’histoire par la pratique
despotique de haute antiquité (comme elle a été décrite dans la tragédie
des Perses d’Eschyle), laquelle s’est perpétrée et a même crû et
prospéré à l’horizon de l’islam, non pas pour des raisons dogmatiques ou
religieuses, mais simplement dans une continuité qui a donné très tôt
au Califat les attributs du mulk, cette séculaire royauté dont la
structure a été héritée des peuples conquis.
- L’Etat de droit, toujours selon Noah Feldman, a disparu en islam
lors de la dernière séquence de l’Empire Ottoman, au XIXe siècle dans
le sillage du train de réformes des Tanzimet. Selon notre auteur, les
musulmans ont procédé à une analyse erronée lorsqu’ils ont voulu
attraper leur retard historique en cherchant à imiter les Occidentaux
dans un processus qui a confondu la modernisation à l’occidentalisation.
Ainsi ont-ils décidé d’abattre le corps des oulémas, de s’écarter de la
loi divine pour adopter la loi positive mais sans lui donner le temps
de l’assimilation et de l’enracinement. C’est ainsi que la constitution
de 1876 n’a vécu qu’un an. D’un revers de main, le sultan Abdulhamid la
suspend et dirige l’empire dans l’arbitraire de l’autocrate. Ainsi prend
fin l’Etat de droit classique qui sera remplacé par l’autocratie
séculière à laquelle ne résistera que l’Arabie Saoudite car tous les
autres Etats musulmans adopteront cette structure pour mener leur
modernité/occidentalisation forcée. Il en sera ainsi pour l’ensemble des
Etats post-coloniaux. Certes, l’auteur dit son admiration pour le
libéralisme fondé sur le droit moderne qui a émergé en Egypte dans la
mouvance du Parti Wafd pendant l’entre-deux-guerres. Il reconnaît que
parmi ses leaders et partisans nombreux étaient les juristes qui
maîtrisaient la common law. Mais ce fut un échec sur lequel prospérera
l’autocratie séculière, qui perpétuera un Etat de non-droit avec un
exécutif qui n’est pas contenu par des contre-pouvoirs.
- Le retour à l’Etat de droit se fera par la restauration de l’Etat islamique et son développement selon une nouvelle version (« the rise of the new islamic state ») qui ne revivifiera pas le corps des oulémas dont nous n’avons plus besoin. L’invocation de la sharî’a dans ce contexte ne doit pas nous faire peur. Il ne s’agit pas du retour à sa lettre mais dans son esprit tels qu’il se manifeste à travers ses maqâçîd (ses visées heuristiques). Ainsi cessera l’Etat de non-droit et émergera de nouveau l’Etat de droit qui saura s’ouvrir aux dispositions démocratiques et représentatives qui nous sont chères. C’est ainsi qu’en s’inspirant de l’esprit de la sharî’a, le sujet juridique « constitutionnalise ».
Tel est l’objet construit par Noah Feldman qui estime que ce sont les
Frères Musulmans qui sont à même de mener cette opération qui refonde
et réoriente l’Etat islamique comme Etat de droit. Ce sont eux qui vont
moderniser cet Etat et le renouveler. Et les Occidentaux doivent en
finir avec la phobie que suscite en eux la sharî’a. Sa mention par les
Frères Musulmans n’est destinée qu’à acclimater l’Etat de droit (que
tout Occidental défend) aux moyens locaux, à la tradition propre. Donc,
ce sont eux qui seront nos alliés, non pas les autocrates séculiers.
Vous constatez dès lors que le soutien américain aux islamistes est mûrement réfléchi. Il est argumenté par le recours à un objet bricolé en puisant dans l’histoire et en interprétant sur mesure sa matière. La modernisation de l’islam n’est pas perçue comme ayant été contrariée par la rémanence du despotisme qui a été une constante tout le long de l’histoire islamique. En déclarant l’Etat islamique Etat de droit s’étant perpétué jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en situant la fin de cet Etat de droit avec le processus des réformes initié au XIXe siècle, le tour de passe-passe est joué. Et le beau rôle est donné aux islamistes en tant que restaurateurs de la chose perdue qui sera par eux renouvelée et adaptée aux valeurs du siècle.
Il est heureux que les sociétés civiles aient réussi à infliger un démenti à cette construction qui aboutit à une fiction. Ces sociétés civiles sont le produit de ruptures historiques qui ont transformé nos communautés, qui les ont fait muté par la substitution du droit positif à la shari’a. Et c’est cette substitution qui est la condition préalable à l’avènement de l’Etat de droit. Toutefois, la rémanence despotique a empêché l’avènement de l’Etat de droit au sens plein du terme. C’est ce que développe le juriste Ali Mezghani dans son essai L’Etat inachevé (Gallimard, 2011). Et les événements révolutionnaires que nous sommes en train de vivre accélèrent le mouvement en cette allée vers l’Etat de droit, lequel, faut-il le rappeler, même là où il s’exerce à plein régime, reste toujours marqué d’insuffisance, reste toujours à venir.
Cependant, il nous faut revenir au cas de Noah Feldman qui estime par exemple que le prédicateur hystérique Qaradhâwî est un parangon de démocratie, ce Feldman qui, non seulement pense pour les islamistes mais aussi milite en faveur de l’émergence du nouvel Etat islamique avec la bénédiction de l’Emirat de Qatar, laquelle finance les séminaires, colloques, rencontres et études co-organisés par le Saban Center for Middle East Policy et la Brookings Institution.
Nous situons le juif orthodoxe Noah Feldman dans la descendance du philosophe Leo Strauss. Juif allemand réfugié en Amérique pour cause de nazisme, il a officié à Chicago et deviendra le maître à penser du mouvement néo-conservateur qui s’est bruyamment manifesté autour de G. W. Bush pendant les guerres d’Afghanistan et d’Irak. Aussi n’est-il pas surprenant que le premier écrit de Noah Feldman que nous avons commenté ici ait été publié dans le contexte bushien post nine eleven. Leo Strauss est le philosophe qui fustige les Lumières. Il voit en ce mouvement de pensée une illusion qui a conduit les juifs à la catastrophe. Y ayant cru, ils se sont considérés intégrés ; ils ont baissé la garde, ne se sont plus perçus comme sujets visés et menacés au point d’avoir été surpris par la Shoah devant laquelle ils se sont trouvés démunis et sans défense. Pour éviter de nouveau le péril, il convient de revenir à sa tradition, de la revivifier, de voir en un Maïmonide, non pas une trace qu’on peut revisiter pour fertiliser une condition nouvelle, mais la référence cardinale par laquelle la tradition se perpétue, gage de survie de la communauté. Cette approche conservatrice va jusqu’à fustiger le grand libérateur de l’esprit qu’est Baruch Spinoza traité par lui de « mauvais juif ». D’ailleurs, cette expression a suscité en moi le désir de créer le cercle des mauvais : peut-être est-ce la solidarité entre les mauvais juifs, les mauvais musulmans, les mauvais chrétiens, d’autres mauvais encore, qui saura limiter la malignité du mal qui corrompt le monde avec les humains qui l’habitent.
Vous constatez dès lors que le soutien américain aux islamistes est mûrement réfléchi. Il est argumenté par le recours à un objet bricolé en puisant dans l’histoire et en interprétant sur mesure sa matière. La modernisation de l’islam n’est pas perçue comme ayant été contrariée par la rémanence du despotisme qui a été une constante tout le long de l’histoire islamique. En déclarant l’Etat islamique Etat de droit s’étant perpétué jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en situant la fin de cet Etat de droit avec le processus des réformes initié au XIXe siècle, le tour de passe-passe est joué. Et le beau rôle est donné aux islamistes en tant que restaurateurs de la chose perdue qui sera par eux renouvelée et adaptée aux valeurs du siècle.
Il est heureux que les sociétés civiles aient réussi à infliger un démenti à cette construction qui aboutit à une fiction. Ces sociétés civiles sont le produit de ruptures historiques qui ont transformé nos communautés, qui les ont fait muté par la substitution du droit positif à la shari’a. Et c’est cette substitution qui est la condition préalable à l’avènement de l’Etat de droit. Toutefois, la rémanence despotique a empêché l’avènement de l’Etat de droit au sens plein du terme. C’est ce que développe le juriste Ali Mezghani dans son essai L’Etat inachevé (Gallimard, 2011). Et les événements révolutionnaires que nous sommes en train de vivre accélèrent le mouvement en cette allée vers l’Etat de droit, lequel, faut-il le rappeler, même là où il s’exerce à plein régime, reste toujours marqué d’insuffisance, reste toujours à venir.
Cependant, il nous faut revenir au cas de Noah Feldman qui estime par exemple que le prédicateur hystérique Qaradhâwî est un parangon de démocratie, ce Feldman qui, non seulement pense pour les islamistes mais aussi milite en faveur de l’émergence du nouvel Etat islamique avec la bénédiction de l’Emirat de Qatar, laquelle finance les séminaires, colloques, rencontres et études co-organisés par le Saban Center for Middle East Policy et la Brookings Institution.
Nous situons le juif orthodoxe Noah Feldman dans la descendance du philosophe Leo Strauss. Juif allemand réfugié en Amérique pour cause de nazisme, il a officié à Chicago et deviendra le maître à penser du mouvement néo-conservateur qui s’est bruyamment manifesté autour de G. W. Bush pendant les guerres d’Afghanistan et d’Irak. Aussi n’est-il pas surprenant que le premier écrit de Noah Feldman que nous avons commenté ici ait été publié dans le contexte bushien post nine eleven. Leo Strauss est le philosophe qui fustige les Lumières. Il voit en ce mouvement de pensée une illusion qui a conduit les juifs à la catastrophe. Y ayant cru, ils se sont considérés intégrés ; ils ont baissé la garde, ne se sont plus perçus comme sujets visés et menacés au point d’avoir été surpris par la Shoah devant laquelle ils se sont trouvés démunis et sans défense. Pour éviter de nouveau le péril, il convient de revenir à sa tradition, de la revivifier, de voir en un Maïmonide, non pas une trace qu’on peut revisiter pour fertiliser une condition nouvelle, mais la référence cardinale par laquelle la tradition se perpétue, gage de survie de la communauté. Cette approche conservatrice va jusqu’à fustiger le grand libérateur de l’esprit qu’est Baruch Spinoza traité par lui de « mauvais juif ». D’ailleurs, cette expression a suscité en moi le désir de créer le cercle des mauvais : peut-être est-ce la solidarité entre les mauvais juifs, les mauvais musulmans, les mauvais chrétiens, d’autres mauvais encore, qui saura limiter la malignité du mal qui corrompt le monde avec les humains qui l’habitent.