jeudi 10 juin 2021

L’ « Intifada des missiles » marque l’effondrement d’une époque

Alors que Gaza se calme pour l’instant, la prochaine phase de cette guerre sera probablement centrée sur Al-Aqsa, Jérusalem et les communautés palestiniennes de 1948 au sein d’Israël.
Le célèbre roman Birdsong raconte l’histoire de l’intérieur de l’exténuante guerre des tranchées de 1914-18. Les tranchées – de simples couloirs boueux et détrempés par la pluie – étaient séparées des lignes allemandes par l’enfer de désolation du « no man’s land » – une étendue sauvage indescriptible de boue, de boue et encore de boue, jonchée de morceaux d’hommes brisés dont personne n’osait récupérer les restes, et de fils de fer barbelés à lames de rasoirs tordus dans toutes les formes et tous les angles imaginables.

Dans ce paysage à la Jérôme Bosch, les Allemands déversent vague après vague des obus d’artillerie hautement explosifs qui projettent des panaches de terre dans le ciel. Pourtant, en contrepoint de cette toile de fond sombre et démoniaque, Birdsong déroule une histoire de lutte humaine, de mort imminente et de profonde compassion pour les monstres blessés. Mais au fond, c’est une histoire de tunnels – ceux qui les ont creusés, ceux qui y ont été enterrés en tombant et ceux qui en sont sortis – comme des vers de terre qui surgissent – pour surprendre et tuer l’ennemi.

Les tunnels étaient l’arme secrète de la Première Guerre mondiale. Ils étaient la réponse au bombardement aérien impitoyable déclenché par la masse écrasante d’une machine militaire supérieure. Les bataillons entraient dans les tranchées avec 800 hommes, et en ressortaient après le bombardement, avec seulement 100 à 200 hommes vivants. Et pourtant, ils continuaient – des volontaires creusant des tunnels dans la boue pour surgir, tels des fantômes, sur un ennemi endormi.

La doctrine occidentale de la puissance de feu écrasante est née là. Lors de la guerre suivante (la Seconde Guerre mondiale), il s’agissait de bombarder (sans discernement) les populations civiles (en Allemagne et au Japon) afin de briser – psychologiquement – leur volonté de se battre. Cette approche s’est imposée. Elle est devenue le principal outil de la boîte à outils occidentale. Churchill a utilisé la puissance de feu aérienne au Moyen-Orient entre les deux guerres, et la supériorité aérienne absolue reste le cœur de la stratégie actuelle des États-Unis et de l’OTAN.

Où veut-on en venir ? C’est que toute cette tradition de stratégie militaire ancrée dans les bombardements aériens massifs – qui remonte aux années 1920 et se poursuit jusqu’à aujourd’hui à Gaza – est en train d’expirer. Elle est devenue obsolète (du moins au Moyen-Orient), tout comme la guerre des tranchées au lendemain de 1918.

Les tunnels (aujourd’hui beaucoup plus sophistiqués) ont connu un regain de vie en tant que réponse aux bombardements aériens massifs sur des terrains civils et en tant que principal outil psychologique de guerre. Ils marquent la fin d’une stratégie. Les missiles en essaim et les faisceaux de drones intelligents sont les points de rupture de notre époque : la « nouvelle » guerre, qui change tout autant la donne que l’avènement de l’arc long (dans les années 1300). Ils sont devenus, en quelque sorte, la force aérienne « alternative » du Hamas, du Hezbollah, des Houthis et de l’Iran.

Il est clair que le lancement des roquettes du Hamas a pris Israël (et Washington) par surprise. Cela n’a peut-être pas encore été complètement compris, mais le conflit israélo-palestinien ne sera plus jamais le même. Pourquoi ?

Pour être très clair, ce qui s’est passé, c’est que, tout comme les troupes de la Première Guerre mondiale ont trouvé une réponse partielle aux bombardements de l’artillerie allemande sur leurs positions grâce à leurs tunnels peu profonds et susceptibles de s’effondrer, l’Iran, le Hezbollah, la résistance irakienne et les Houthis ont amélioré leur stratégie en adoptant des positions souterraines profondes (30 mètres) et fortifiées, dans le but d’émasculer la puissance aérienne d’Israël et, au contraire, de retourner la puissance aérienne israélienne contre elle-même, ce qui nuit à l’image d’Israël tout en rehaussant celle des Palestiniens.

Deuxièmement, l’attaque d’Israël à Gaza, qui a tué 230 Palestiniens, dont 65 enfants, a précisément retourné le monde extérieur contre ce pays. Et, pour la première fois, il y a un débat sérieux aux États-Unis sur le soutien au système de contrôle bien établi d’Israël sur les territoires palestiniens, et son annexion progressive des terres palestiniennes – non contrôlée pendant des années par des États-Unis complaisants.

Mais pourquoi cette fois-ci serait-elle différente des épisodes précédents ? Qu’est-ce qui a changé ? En un mot : la révolution de « l’Éveil » – une « nouvelle normalité démocratique » . L’Amérique et certaines parties de l’Europe considérant désormais leurs propres histoires de colonisation, de nettoyage ethnique et de colonialisme comme des aberrations toxiques qui doivent être rachetées, il est devenu possible de dire aujourd’hui aux États-Unis des choses sur Israël auxquelles on pensait depuis longtemps, mais qui étaient jusqu’à présent in pectore, et qui, auparavant, auraient fait tomber le ciel et la terre sur la carrière de quiconque les aurait prononcées. Ce n’est plus le cas.

Troisièmement, un nombre croissant de politiciens qui ont misé leur carrière sur la construction de la solution d’Oslo  à deux États, finissent par reconnaître que les faits sur le terrain font d’Oslo un fantasme. « Le cadre d’Oslo est terminé, c’est fini », a déclaré Marwan Muasher, un ancien diplomate et homme politique jordanien qui a joué un rôle de premier plan dans l’initiative de paix arabe il y a deux décennies : « En théorie, je prône les deux États. Dans les faits, je défends l’État unique » . 

Les piliers clés d’Oslo ont été considérés comme des chimères : que la démographie seule contraindrait Israël à mettre en œuvre une solution à deux États ; que la coopération palestinienne en matière de sécurité apaiserait les hésitations israéliennes à approuver un État palestinien ; et enfin qu’un État palestinien mettrait fin à l’occupation. Toutes ces hypothèses clés se sont avérées fausses.

Les États-Unis et les Européens n’ont cependant aucune idée de ce qu’il convient de faire face à la situation, si ce n’est d’appeler à un retour à la « normalité », qui permette aux Israéliens de « retourner à la plage » et aux Palestiniens de « retourner dans leur cage », comme l’a fait remarquer un commentateur, d’un ton caustique, à propos de la signification du mot « normal ».

Il est possible que la confusion des Occidentaux quant à la conduite à tenir explique en partie leur surprise face aux événements de Gaza. Alors que l’Occident cherchait sa solution libérale et laïque, l’Iran, le Hamas et le Hezbollah étaient tranquillement en train de forger une réponse tout à fait différente – une réponse qui changerait tout le paradigme. En pratique, la guerre du Liban de 2006 a été une « répétition générale ». Elle a marqué la « fin du début » de ce nouveau mode de guerre par essaims de drones et de missiles ; et la dernière guerre de Gaza (ainsi que les missiles et drones intelligents plus sophistiqués qui encerclent maintenant Israël) représente son arrivée à maturité. Il s’agit d’une action concertée et étroitement coordonnée. Le Hamas a toutefois préféré faire de ses débuts à Gaza une action entièrement palestinienne.

En 2006, Israël a également été pris par surprise. Amos Harel se souvient que toute personne présente dans la salle lorsque « Dan Halutz, le fier chef d’état-major des forces de défense israéliennes (FDI) au début de la deuxième guerre du Liban, n’oubliera jamais son briefing à la presse la veille du vendredi 14 juillet 2006. Halutz a énuméré la liste des réalisations de Tsahal, avec en tête une frappe massive sur le système de missiles à moyenne portée du Hezbollah (dont on savait peu de choses à l’époque). Il tentait de convaincre les journalistes que l’armée avait réagi de manière appropriée à l’enlèvement de deux soldats de réserve deux jours plus tôt. Soudain, on lui a apporté une note lui annonçant que le [missile de croisière du Hezbollah] avait frappé le navire de la marine israélienne INS Hanit en face des côtes de Beyrouth. Dans une guerre, les surprises ne s’accumulent pas que dans une seule direction ».

En fait, en 2006, les FDI bombardaient un leurre. Le Hezbollah avait construit ces tunnels pour tromper les FDI. Ils ont divulgué de faux renseignements qu’Israël a intégrés. Les véritables silos à missiles étaient sûrs et intacts – et les envois de missiles ont continué pendant près d’un mois. Est-il probable que le Hezbollah ait transmis de tels conseils stratégiques au Hamas ? Bien sûr que oui.

Aujourd’hui, l’histoire est similaire. Israël fait miroiter la victoire (grâce à la destruction des tunnels du Hamas), mais se heurte à l’échec, comme en 2006. Des rapports crédibles suggèrent que la stratégie des FDI reposait sur la certitude d’avoir cartographié les tunnels de Gaza. Ainsi, lorsque l’armée a délibérément lancé la rumeur d’une invasion terrestre imminente de Gaza, elle a calculé que les dirigeants du Hamas se rendraient immédiatement dans les tunnels, que l’armée de l’air israélienne bombarderait ensuite, enterrant ainsi vivant le mouvement. Mais cela ne s’est pas produit – les dirigeants du Hamas n’étaient pas dans ces tunnels, et les missiles n’ont pas cessé.

Aluf Benn résume la situation, dans Haaretz (où il est rédacteur en chef) :

« Vous pouvez nourrir le public avec des bulletins d’information parlant avec arrogance des « coups douloureux que nous avons portés au Hamas » et présenter le pilote qui a tué un commandant du Djihad islamique – tout en omettant qu’il s’agissait d’un avion de combat avancé doté d’armements de précision attaquant un immeuble d’habitation – comme une version moderne de Judas Maccabée ou de Meir Har-Zion 1. Mais toutes ces couches de maquillage ne peuvent dissimuler la vérité : l’armée n’a aucune idée de la manière de paralyser les forces du Hamas et de le déséquilibrer. La destruction de ses tunnels à l’aide de bombes puissantes a révélé les capacités stratégiques d’Israël sans causer de dommages substantiels aux capacités de combat de l’ennemi.

En supposant que 100, 200 ou même 300 combattants soient tués, cela renverserait-il le pouvoir du Hamas ? Ou ses systèmes de commande et de contrôle ? Ou sa capacité à tirer des roquettes sur Israël ? La diminution du nombre de cibles de qualité est évidente dans le nombre croissant de victimes civiles à mesure que la campagne se poursuit… ».

Eh bien, il y avait un Israélien anticonformiste qui n’était pas enfermé dans la mentalité dominante : « Le critique le plus acerbe de l’état-major de l’armée ces dernières années a averti que la prochaine guerre se déroulerait sur le front intérieur – [et] qu’Israël n’avait aucune réponse à des attaques impliquant des milliers de missiles – et que ses forces terrestres n’étaient pas en mesure de combattre ». C’était l’avertissement du général de division Yitzhak Brik, mais comme souvent avec les opposants, il a été ostracisé et ignoré.

La longue tradition de la stratégie de bombardement des zones civiles (justifiée par le fait que des terroristes s’y cachent) est peut-être en train d’atteindre sa date limite d’utilisation, les droits de l’homme devenant la pierre de touche de la politique étrangère (ainsi que de la politique intérieure des États-Unis).

Cela a des implications pour les États-Unis et l’OTAN, ainsi que pour Israël. Le bombardement de Belgrade par l’OTAN en toute impunité pendant 78 jours serait-il à nouveau envisageable dans le climat de « valeurs » actuel ?

Un cessez-le-feu a été « convenu » (bien que, comme c’est souvent le cas avec la « médiation » égyptienne, les parties contestent déjà ce qui est censé avoir été convenu entre elles). Un cessez-le-feu peut marquer une pause dans la bataille de Gaza, mais en aucun cas la fin d’une guerre.

La dernière raison pour laquelle le conflit israélo-palestinien ne sera plus le même est que l’éruption collective à travers la Palestine historique a unifié et mobilisé le peuple palestinien – sous la direction militaire du Hamas. Ce dernier est perçu comme la seule force capable de protéger la mosquée Al-Aqsa – menacée par les tentatives des colons de s’en emparer ou de la brûler – une menace réelle susceptible d’enflammer les musulmans du monde entier.

Alors que Gaza se calme pour l’instant, la prochaine phase de cette guerre sera probablement centrée sur Al-Aqsa, Jérusalem et les communautés palestiniennes de 1948 en Israël. Les Israéliens sont confrontés à une nouvelle réalité : le Hamas n’est pas « là-bas », mais partout autour d’eux ; et en outre, ils savent aussi que la possibilité que la coalition de droite (probable) à venir en Israël accepte ce nouveau paradigme est nulle.

Par Alastair Crooke − Le 24 Mai 2021 − Source Strategic Culture

Via le Saker Francophone

Notes

Héros de guerre, membre de l’unité spéciale 101 commandée par Ariel Sharon entre 1954 et 1956.

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