Essayons de cerner cet élément temps. En quoi consiste-t-il? Je crois qu’ici, il faut faire intervenir une acquisition essentielle de la culture et qui est la condition même de cette totalisation du savoir et de cette utilisation des expériences passées dont nous sentons, de façon plus ou moins intuitive, qu’elle a été à l’origine de notre civilisation. Et cette acquisition culturelle, cette conquête, qu’est-ce que c’est? C’est l’écriture.
Alors là, nous avons un petit point à quoi nous accrocher parce que l’invention de l’écriture est quelque chose que nous pouvons étudier. Nous savons que ça s’est produit, dans la Méditerranée orientale, entre le troisième et le quatrième millénaire et qu’il y avait là quelque chose d’indistant. […] Pourquoi ici? Alors je vais avoir l’air de contredire ce que je suggérais il y a un instant. Mais il me semble qu’à ce point, il faut que nous introduisions une nouvelle réflexion. C’est que l’écriture est apparue dans l’histoire de l’humanité, entre le troisième et le quatrième millénaire avant notre ère, je le disais il y a un instant, c’est-à-dire à un moment où l’humanité avait déjà accompli ses découvertes les plus essentielles et les plus fondamentales, c’est-à-dire non pas avant mais au lendemain de ce qu’on a appelé la révolution néolithique. La révolution néolithique qui a consisté dans la découverte de ces arts de la civilisation qui sont toujours à la base de notre existence, tels que l’agriculture, la domestication des animaux, la céramique, le tissage, et, d’une façon générale, de tout un ensemble de procédés qui permettent aux sociétés humaines, non plus comme aux temps paléolithiques, de vivre au jour le jour, au hasard de la chasse et de la collecte quotidienne, mais d’accumuler… d’avoir un volant. Or, nous aurions tort de penser que des découvertes aussi essentielles ont pu surgir d’un seul coup, comme l’effet du hasard. L’agriculture, pour ne prendre que cet exemple, représente une somme de savoirs, d’expériences accumulés pendant des générations et des générations, transmise de l’une à l’autre, avant qu’elle devienne vraiment quelque chose d’utilisable. On a souvent remarqué que les animaux domestiques ne sont pas du tout simplement des espèces sauvages qui ont passé à l’état de la vie domestique, que ce sont des espèces sauvages qui ont été complètement transformées par l’homme et que cette transformation, qui était la condition même de leur utilisation comme animaux domestiques, a dû demander des périodes de temps et une persistance, une application dans l’expérimentation extrêmement longue. Or, tout ça a été possible, sans écriture. Donc, si l’écriture se trouve, ou nous est apparue il y a un instant, comme une condition du progrès, néanmoins nous devons prendre garde que certains progrès essentiels, et peut-être les progrès les plus essentiels que l’humanité ait jamais accomplis, l’ont été sans l’intervention de l’écriture. […]
Il n’est nullement certain que les grandes conquêtes du néolithique se soient produites en un seul endroit, et en un seul moment. Il est même vraisemblable que, dans certaines conditions, qu’on a d’ailleurs essayé de déterminer, l’isolement relatif de groupes humains dans des petites vallées montagneuses, bénéficiant d’une irrigation naturelle, protégées par cet isolement contre les invasions de populations étrangères… Mais il semble que dans diverses régions du monde, les conquêtes du néolithique aient pu apparaitre indépendamment. Tandis que pour ce qui est de l’écriture, alors là, semble-t-il, c’est beaucoup plus net. L’apparition de l’écriture, pour ce qui est de notre civilisation, était moins bien localisée. Et alors il faut se demander à quoi est-ce qu’elle est liée? Qu’est-ce qui s’est produit, en même temps que l’invention de l’écriture? Qu’est-ce qui a accompagné? Qu’est-ce qui, peut-être, l’a conditionnée? À cet égard, il faut faire une constatation qui me semble assez frappante, c’est que le seul phénomène qui semble toujours et partout lié à l’apparition de l’écriture, non pas seulement dans la Méditerranée orientale mais dans la Chine protohistorique et même dans ces régions de l’Amérique où des ébauches d’écritures étaient apparues avant la conquête, l’écriture semble partout liée à la constitution de sociétés hiérarchisées, de sociétés… simplifions beaucoup… composées de maitres et d’esclaves, et de sociétés utilisant une certaine partie de leur effectif pour travailler au profit de l’autre partie. Et quand nous regardons quels ont été les premiers usages de l’écriture, bien il semble bien que ces usages aient été essentiellement des usages de pouvoir. Il n’y a que quelques années qu’on est arrivé à déchiffrer certaines de ces tablettes mycéniennes qui étaient restées très énigmatiques et qui représentent sinon la première au moins une des plus anciennes manifestations de l’écriture, dans le bassin méditerranéen. Il est frappant que ces tablettes soient presque entièrement consacrées à des inventaires de richesses. Ce sont des catalogues d’objets précieux. Que les textes les plus anciens que nous possédions se rangent assez facilement dans différents groupes. Ce sont des lois. Ce sont des ordres de missions. C’est-à-dire, dans tous les cas, qu’il s’agisse de la commande des biens matériels ou de la commande des êtres humains, en tout cas, la manifestation de puissance de certains hommes sur d’autres hommes et sur les biens matériels. […]
Contrôle de la puissance et moyens de ce contrôle. Et, en fin de compte… voyez nous avons suivi un itinéraire assez tortueux. Nous sommes partis de ce problème du progrès. Nous l’avons ramené à celui de la capitalisation ou de la totalisation du savoir. Cela même ne nous est paru possible qu’à partir du moment où l’écriture existe. Et l’écriture elle-même ne nous parait associée de façon permanente, dans ses origines, qu’à l’institution des sociétés qui sont fondées sur l’exploitation de l’homme par l’homme.
Claude Lévi-Strauss,
fragment d'un entretien radiophonique sur RTF, émission
de Georges Charbonnier, 1959
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Rappel historique
L'écriture, apparue il y a à peine plus de 5000 ans, est née plusieurs fois, et s’est élaborée progressivement. Elle est attestée en Mésopotamie 3300 ans avant J.-C. et se répand entre le Tigre et l'Euphrate à partir de 3100 avant J.-C. Les plus anciens documents égyptiens portant des traces d'écriture datent à peu près de la même époque. L’écriture apparaît également, entre 2600 et 1900 ans avant J.-C. dans le sous-continent indien, sur les bords de la vallée de l'Indus, et entre 2000 et 1500 ans avant notre ère, en Méso-Amérique, avant d’apparaître en Chine, 1500 ans avant notre ère.
Les signes les plus anciens sont des pictogrammes. Ils désignent les objets de manière simplifiée et symbolique. Pour noter les idées abstraites, on peut aussi combiner deux pictogrammes. Ce type de notation nécessite la création d'autant de caractères ou combinaisons de caractères qu'il y a de mots avec tous les problèmes d'apprentissage que cela suppose. Aussi les hommes ont-ils imaginé, en utilisant un procédé assimilable à celui du rébus, de retranscrire les sons. Les égyptiens continuèrent d’utiliser leurs signes idéographiques, en les combinant avec ces signes phonétiques. Après de premiers tâtonnements, les phéniciens, suivis bientôt par les araméens, les grecs, les romains, les hébreux, et plus tard par les arabes, n'utilisèrent que la vingtaine de caractères de leurs alphabets, alors que l'Inde adopte un système phonographique original. Certaines traditions d'écriture, tout en intégrant des éléments phonographiques sont restées attachées à la force idéographique de leurs caractères.
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Hannibal Genséric
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