L’“Ordre
Mondial” est visiblement en train de se dissoudre. Beaucoup blâment le
président Trump, et il ne fait aucun doute que le président américain agit
délibérément comme le “grand perturbateur”. C’est exactement ce qu'il avait
promis de faire : œuvrer dans le sens de la déstructuration de l’ordre
mondial de façon à développer de la façon la plus spécifique possible les
intérêts mercantilistes des USA. Il a développé l’idée de réduire à dessein les
exigences d’un ordre globalisé selon les normes étatsuniennes, justement pour
concentrer la globalisation sur les intérêts US, avec les bénéfices tangibles
pour le dollar, et pour renforcer l’emploi aux USA.
Mais la
responsabilité de cette “dissolution” doit-elle être entièrement portée par le
président Trump ? Peut-être est-elle aussi la conséquence d'autres
dynamiques dissolvantes à l’œuvre dans le monde moderne que l'accent mis sur
les tweets “perturbateurs” de Trump dissimule ?
C’est en 1996
que le concept d’un monde unipolaire dominé par les USA fut énoncé, par Robert
Kagan et Bill Kristol, dans l’article Towards
a neo-Reaganite Foreign Policy. Ce concept était principalement conditionné
par l’absence de la Russie des relations internationales, du fait de
l’effondrement de l’URSS, durant un temps suffisant pour que soit structuré ce
“Moment” unipolaire. David Wurmser et Paul Wolfowitz soulignèrent de leur côté
que la fenêtre d’opportunité (l’absence de la Russie) devait être
nécessairement temporaire, et limitée à quelques années.
Eh bien, voici
que la Russie est de retour. Avec l’intervention du président Poutine en Syrie,
le projet du président GW Bush concernant un Grand Nouveau Moyen-Orient a été
définitivement terminé. Le “moment” unipolaire de l’Amérique est effectivement
clos, même si des bases militaires US resteront en place dans le Golfe. Il
n’est pas surprenant qu’il y ait, du côté des partisans de l’hégémonie US, un profond
sentiment de colère contre Mr. Poutine.
En plus de délivrer le coup de
grâce au projet de Grand Nouveau Moyen-Orient, l’intervention russe en Syrie a
mis en place de nouvelles contiguïtés dans la région : la frontière entre l'Irak et l'Iran
est ouverte ; la frontière entre la Syrie et l'Irak s'ouvre ; la
route commerciale directe entre l'Irak et la Turquie s'ouvre ; et la
frontière entre la Syrie et le Liban est ouverte. Une masse politique
critique de configuration nouvelle apparaît. Non seulement c'est une masse
importante, c’est aussi une masse dynamique et mobilisée. Au contraire, les États du Golfe ont été
affaiblis et divisés – et le Wahhabisme conquérant qu’ils alimentaient
discrédité.
En ce sens, la
Russie a contribué à la déstructuration de l'ordre mondialisé des États-Unis,
mais elle ne peut être tenue entièrement comme la cause unique de la
vulnérabilité de ce système. L’extension effrénée du projet général de
l’urbanisation et du cosmopolitisme selon le modèle de la globalisation a été
conduite à partir d’une politique identitaire-sociétale (le choix dispose d’une
vaste gamme : votre propre sexe, l'appartenance ethnique qui convient, la
cause “minoritaire” que vous voulez faire progresser, votre propre
“spiritualité”, ou votre “anti-spiritualité”, etc.). Mais dans tous les cas et en tous lieux, la
politique d’identité-sociétale radicale a été utilisée pour fragmenter la
culture nationale. En Russie, les bolcheviks et les trotskystes avaient
lancé une attaque génocidaire contre tout ce qui pouvait apparaître comme
“russe” ou rappeler l’identité “russe” ; l'idée de la Russie, sur le plan
culturel, était intellectuellement et spirituellement un anathème valant
excommunication et liquidation. Cette guerre meurtrière contre une vision
nationale ne prit fin que lorsque Staline, après 1937, se décida à liquider les
liquidateurs.
Partout
désormais, on assiste à une réaction contre le déracinement des cultures
nationales pour la raison simple que le processus du pouvoir s’est trop éloigné
des simples citoyens et que les simples citoyens se sentent complètement
“dé-souverainisés”. Il y a un éveil général à l’idée que la souveraineté se
manifeste avec une façon souveraine de penser, une façon souveraine d’agir, et
que la pensée et l’action souveraines ne peuvent trouver leur accomplissement
que dans une culture nationale : ce que c’est que d’être Américain, Russe ou
Catalan…
Ce que nous
vivons aujourd’hui aux USA et en Europe de la part des pouvoirs en place, ce
sont les efforts pour repousser vers les profondeurs ces impulsions
“irritantes” pour une “re-souverainisation” culturelle. Mais les tensions
psychologiques ne cessent de se renforcer même si on croit parfois les avoir
contenues définitivement, et, comme il est arrivé à Shakespeare de nous en
avertir, si elles ne sont pas apaisées en temps voulu elles peuvent mener à la
tragédie (ou à la folie).
Dans la
politique étrangère américaine également, l'objectif est moins la recherche
d’un équilibre harmonieux que la volonté d’abaisser vers les profondeurs d’une
situation catastrophique ceux qui sont considérés comme des producteurs
d’“influence perturbatrices” (non conforme au modèle américain). Cela se fait
par le recours à la menace militaire, une politique faite d’imprévisibilité, et
une attitude de provocation. Inévitablement, cela ne fait que renforcer les
capacités des “autres” puissances dans le jeu.
Alors, quels
sont les nouveaux facteurs qui apparaissent ? Eh bien, tout d'abord
comment gérer le “vide” qui s’est ouvert entre l'éloignement entre les processus
du pouvoir et le sens de l’absence de toute proximité d’une souveraineté
disponible dans le chef des populations. Il s’agit d’une souveraineté qui peut
améliorer la vie des gens au jour le jour, – en particulier à ce moment de
la disparité économique et de détresse que Ray Dalio a bien mis en évidence
(voir ici
et ici).
Ces tensions
continueront à se manifester en termes de volatilité politique en Europe et en
Amérique. Mais cette dynamique “soluble” peut difficilement être attribuée au
seul Trump. Il ne l'a pas créée ; il la reflète plutôt et il l’aggrave.
Quoi qu’il en
soit, le tournant politique de Trump vers un programme plus mercantiliste, vers
un nationalisme économique, est bien la marque évidente de ses conceptions, et
cela aussi constitue un facteur d’érosion progressive de ce que l’on pourrait
appeler le Plaza Accord (l’accord implicite entre les
principales banques centrales et les ministères des Finances pour poursuivre
des politiques monétaires communes et consensuelles sous la direction de la
Réserve fédérale et du département du Trésor US). Avec les guerres tarifaires
s'ajoutant désormais aux guerres des monnaies ; avec les guerres des
sanctions et les menaces d'exclusion du système financier, la volatilité du
système financier est devenue un autre facteur de ce désordre alors que les
États mettent de plus en plus en avant leurs “intérêts d’abord”. Ce qui frappe
pourtant, c’est la dichotomie entre le calme sans précédent et une faible
volatilité relative sur les marchés américains et européens, et la perception
extérieure que les États-Unis sont polarisés dans une crise profonde ; que
les politiques monétaires et les politiques tout court suivent des progressions
erratiques et pleines de désordre, et cela pourrait constituer, en soi, un
présage menaçant pour une crise économique ou une crise du dollar.
L’échec de la
politique du “moment unipolaire” de l’Amérique au Moyen-Orient implique en plus
une perspective encore plus inquiétante, qui pourrait bien être le facteur
déterminant de l’ordre futur des relations internationales. Les États-Unis (et Israël) ont
été incapables de mettre en œuvre ou de favoriser une zone-tampon entre Israël
et l'Iran. Pour la première fois, Israël se
retrouve “seul” dans la région, confronté à une contiguïté de forces dynamiques
et mobilisées. Cela évoque des craintes terribles pour Israël (et
certains nourrissent intentionnellement ces craintes). Les deux parties mettent
en garde contre les conflits et construisent des structures de dissuasion. Les
officiels de la sécurité israéliennes et les responsables du renseignement sont
plus prudents, sachant que la capacité d'Israël à soutenir la guerre – tenant
compte de l’absence d’un soutien totale des USA, – est limitée à quelques
jours seulement ; ils sont désormais existentiellement incertains sur le
fait de savoir si les dirigeants israéliens disposent ou non d’un tel soutien.
La façon dont Israël peut
résoudre ce dilemme, la façon dont les USA peuvent résoudre leur propre dilemme
face à la Corée du Nord feront beaucoup pour façonner le concert de la
situation géopolitique qui va s’imposer. Mais peut-être la mesure dans
laquelle les États-Unis et l'Europe peuvent réussir à réprimer l'instabilité
politique et géo-financière – les enfermant et les verrouillant dans les
profondeurs psychiques, là aussi, – peut s’avérer être l'élément déterminant
de la puissance future des États-Unis. C’est quelque chose d’un défi similaire
auquel doit faire face la Chine.
Ce défi peut-il
relevé longtemps et partout, pour “le plus longtemps possible et au plus bas
niveau possible” de tension ? C’est là toute la question. Cette tendance à
l’instabilité peut-elle être vraiment reléguée dans les profondeurs
psychiques ?
Alastair
Crooke
Ce texte est intéressant non seulement directement par son contenu certes, mais
indirectement aussi à cause de la personnalité de l’auteur. Nous avons adapté
en français le Weekly
Comment du 27 octobre 2017, d’Alastair Crooke, directeur de Conflicts Forum. Nos
lecteurs connaissent Alastair Crooke, dont les commentaires ont été repris à
différentes reprises sur ce site.
Ancien
officier du MI6, Crooke est devenu conseiller du premier Haut Représentant
(ministre des affaires étrangères) de l’UE, Javier Solana, avant d’entreprendre
une carrière d’analyste indépendant au sein de l’organisation qu’il a créée (Conflicts Forum),
successivement au Liban et en Italie. Il a pu développer, hors des narrative
convenues des organisations officielles du Système, son incomparable culture de
spécialiste du Moyen-Orient, et notamment des arcanes et complexités sans
nombre qu’on retrouve dans l’Islam.
C’est à
partir de cette base de connaissance que son analyse est intéressante,
puisqu’elle embrasse la situation crisique générale avec la “dissolution de
l’‘Ordre Mondial’” américaniste. L’intérêt est effectivement que ce spécialiste
des questions stratégiques et théologiques du Moyen-Orient, tout en accordant
une place importante à sa région de prédilection, nous conforte dans une vision
de la crise mondiale où les facteurs que nous avons souvent identifiés, et
particulièrement la présidence Trump avec toutes ses surprises et son
imprévisibilité, tiennent une place considérable.
Enfin,
Crooke confirme pour notre chef l’importance fondamentale de la psychologie en
en faisant finalement le deus
ex machina de cette époque crisique décisive, cela en posant la
question de savoir si les crises et avatars divers, quasiment impossibles à
résoudre, seront “absorbées” dans les “profondeurs de la psyché” pour permettre
à un ordre du monde nouveau d’émerger. Ce n’est pas pour rien qu’il se réfère à
Shakespeare pour évoquer cette sorte de questions qui sont à mille lieues de la
rationalité de la stratégie et du rapport des forces. Nous vivons effectivement
une époque intensément psychologique, du fait de l’effilochage de l’observation
rationnelle jusqu’à la désintégration de la réalité, et la psychologie est
effectivement le premier domaine du comportement à intervenir dans le
déroulement et le dénouement de cette époque crisique.
dde.org