Préambule
La toponymie (étude des noms de
lieux) maghrébine apparaît
aujourd'hui comme un outil de mémoire collective et d'identité, de
repère et d'orientation, de symbole et
de signification réelle ou imaginaire.
"La toponymie, conjuguée
avec l'histoire, indique ou précise les mouvements anciens des peuples, les migrations, les aires de colonisation, les
régions où tel ou tel groupe
linguistique a laissé ses traces"
(Dauzat, 1957).
C'est ainsi que chaque nom de lieu est porteur de messages précieux
qu'il est important de connaître et de
conserver par respect pour le passé et pour la continuité historique.
Un peu d’histoire
Les Libyens (ou Libyques) étaient un ensemble de
peuples habitant le nord de l'Afrique avant l'arrivée des Phéniciens (entre
Atlantique et Tripolitaine). Les populations libyques se sont maintenues durant
la présence punique. On parle d'ailleurs parfois de Libophéniciens
pour désigner ces populations qui se sont mélangées. Ce sont, en outre, les
ancêtres des actuels peuples berbères, c'est-à-dire des Maghrébins dans leur
immense majorité.
Selon certains chercheurs, le terme Libyen semble avoir été le
terme local par lequel s'identifiaient elles-mêmes les populations maghrébines
de l'Antiquité, en témoigne la mention fréquente du terme "LBY" ou
"LBM" sur les stèles à épigraphie punique.
Il semble probable que du terme amazigh libyque "IFRI" (la
grotte) se soit formé le nom de la tribu des FRINI IFREN dans le bassin de
Carthage, et ultérieurement, la dénomination romaine « Africa » et
arabe « Ifriqya ». Près de Dar Chaâbane, gouvernorat de Nabeul, nous
avons une région et un village appelés Frinine. Nous avons vu, par ailleurs,
que l’héritage génétique berbère est très fort au Cap-Bon.
La langue libyque (parfois appelé paléo-berbère)
était un ensemble de langues, déclinées en plusieurs dialectes, parlées par les
populations libyques, et dont dériverait la langue berbère. Le libyque
utilisait un alphabet strictement consonantique dérivé de l'alphabet punique,
le libyco-berbère (ancêtre du tifinagh
actuel, écriture touareg). On a attesté son existence dès le IIIe siècle av. J.-C. , c'est-à-dire 850
ans avant l’écriture arabe. La seule certitude nous vient d'une inscription qui porte une date : celle du temple du roi berbère Massinissa qui attribue la construction du temple à l'an 10 du règne de ce roi ; c.-à-d. 193 ans avant J.C. Les inscriptions libyques qui
sont parvenues jusqu'à nous sont principalement funéraires et privées mais il
existe quelques inscriptions publiques bilingue punico-libyques (comme à Dougga),
voire libyco-latines.
Le nom de TUNIS
La quasi totalité des noms de villes et villages en Tunisie, du nord au
sud, et d'est en ouest, ont gardé une racine berbère. Nous remarquons aussi que
de nombreux lieux en Numidie portent le nom de Ténès (Tunis -
Thinissut). Il est fort probable que le toponyme Tunis soit antérieur à
l’arrivée des Phéniciens. On constate en effet que ce toponyme est présent dans
d'autres régions de la Berbérie, y compris dans l'Ahaggar (Hoggar) où "TNS"
signifie "campement, lieu de halte".
Dans la toponymie antique de l’Africa romaine, on note également les
noms proches des localités de Tuniza (actuelle El Kala), Thunusuda (actuelle
Sidi Meskine), Thinissut (actuelle Bir Bouregba), Thunisa (actuelle Ras Jebel)
ou Cartennae (actuelle Ténès en Algérie). Toutes ces localités berbères se
situaient sur des voies romaines et ont sans doute servi de relais ou de halte.
Au lieu d'arabiser les noms de villes et de villages, l'administration
bourguibienne à la recherche d'une authenticité tunisienne puisera dans les
traditions locales et communautaires. C'est l'époque où le passé punique
et amazigh a été mise à contribution. Ainsi, plusieurs noms de complexes
hôteliers font sortir des livres d'Histoire, Amilcar, Jugurtha, Hannibal,
Massinissa, etc. tandis que les nouveaux secteurs de 1966 officialisent Haïdra,
Telpete, Utique, Chemtou, Bulla Regia souvent oubliées par les populations
locales.
Étude d’un cas : Maxula Radès
Il y a quelques années, le conseil municipal de la commune de Radès
(ainsi appelée couramment et, aujourd’hui, officiellement) a décidé de réduire
le nom initial, composé de Maxula Radès à sa seule deuxième partie, Radès. Le
prétexte ? Le pauvre conseil municipal ignorait tout simplement l’histoire de
sa ville. Il a prétendu que l’appellation Maxula Radès a été instituée par le
colonialisme français. Ce qui est faux.
Les historiens savent que, dans l’Antiquité, la localité s’appelait
Maxula. Quand les Romains ont conquis les territoires carthaginois, ils se sont
employés à y développer les voies de communication. En particulier, ils ont
établi entre la rive nord de l’isthme de La Goulette et la berge sud une
liaison par radeau pour éviter aux voyageurs le détour par Tunis (tout comme cela
se faisait encore récemment). On a donc ainsi pu relier les faubourgs sud de
Carthage à Maxula, de l’autre côté de l’isthme, par radeau, sorte de bac à
l’ancienne : per rates, en latin. Une altération dans la
prononciation a, par la suite, donné radès.
Et Maxula ? C’est un mot berbère qui devait se prononcer makhoûla
(Les Latins avaient pris l’habitude de transcrire le son kh en X). Nous
avons encore aujourd’hui une survivance de cette appellation en plein cœur du
site archéologique de Dougga, où une crypte aménagée dans les citernes antiques
perpétue le culte d’Oumma Makhoula (prononcer Oummakhoula). Une fois par an,
les gens de Dougga et des alentours viennent y célébrer le culte de cette
vierge et lui sacrifier une vache noire.
Ainsi, par une perverse gymnastique de l’esprit, par bêtise et par
ignorance, le conseil municipal de Maxula Radès a répudié une appellation
authentiquement locale et plus de trois fois millénaire par une appellation
«étrangère», si l’on considère que la colonisation romaine a été une occupation
étrangère.
Conclusion
Demandez à tel Tunisien de quelle région il est originaire. Il vous dira
: de Zarzis ou de Zarzouna. Demandez-lui de l’écrire ou de le répéter devant un
micro, il répondra : Jarjis ou Jarzouna. Parce qu’ainsi en ont décidé les
doctrinaires de l’orthodoxie linguistique arabe.
Or, nous avons affaire à des mots de toute évidence berbères.
Le premier possède une terminaison en is comme nombre d’autres toponymes
antiques ou actuels : Aspis (Kélibia), Carpis (El Mraïssa), Thagis, Turris,
Gightis (Bou Ghrara) et bien d’autres encore. D’autre part, l’amorce zar semble
bien indiquer, elle aussi, une origine berbère (Zarzis, Zarzouna, etc.)
Les travaux d'Evelyne BEN JAAFAR(1) sur les noms de lieux en
Tunisie parus en 1985 nous éclairent sur les toponymes anciens
libyco-berbères qui sont d'après elle le substrat de la plupart des
régions de la Tunisie. Ses analyses associent étroitement l'archéologie,
l'histoire et la linguistique. La présence de noms de lieux en tamazight (berbère)
est attestée sur l'ensemble du territoire tunisien, et probablement, au-delà,
sur l’ensemble du Maghreb.
Le réapprentissage de la langue de nos ancêtres berbères
est un impératif que la révolution, si elle réussit à éradiquer l’obscurantisme
arabo-islamiste, nous permettra de rétablir. Connaître la langue de nos ancêtres réels nous permettra d’affiner notre connaissance de nous-mêmes et nous
mettra à l’abri des errements inspirés par des considérations purement
idéologiques importées du Golfe wahhabite et d’ailleurs.
(1)
Evelyne Ben Jaafar, agrégé de l'université, Les Noms
de lieux en Tunisie Racines Vivantes de l'identité nationale 1985 Coll. Cahier
du Ceres Tunis 259 p. Université de Tunis Centre d'Etudes et de Recherches
Economiques et Sociales