C’est la nouvelle Jewish connection. Dans les
années 1970, les frères Zemmour, ces pieds-noirs venus d’Algérie dont l’histoire a
été portée à l’écran dans Le Grand Pardon, un film d’Alexandre Arcady, étaient
devenus les caïds du trafic de drogue et du proxénétisme à Paris.
Aujourd’hui, ces spécialistes excellent dans les arnaques financières, opérant
entre Paris, Hong-kong et Tel-Aviv. Une note de la Direction centrale de la police
judiciaire détaille que « trois pays apparaissent régulièrement dans ces
escroqueries : Israël où des groupes criminels se sont spécialisés, la
France comme pays où sont ciblées les entreprises, la Chine comme lieu de
destination première des virements, avant réorientation vers Israël ».
Une vague d'arnaques déferle sur les plus grandes entreprises françaises et met les services secrets français sur les dents. Les aigrefins osent tout, jusqu'à contrefaire la voix des patrons pour passer des ordres de virement à l'étranger.
Au siège de Media Participations à Paris, on est encore sous le choc.
Ce géant de la bande dessinée (Dargaud, Dupuis...), avec 20 millions
d'albums vendus chaque année, a connu des aventures qui auraient pu
inspirer les auteurs de Blake et Mortimer, la célèbre BD qui fait partie
de son catalogue.
Fin janvier, le siège et plusieurs filiales ont été attaqués par des
spécialistes de l'arnaque aux faux virements, rebaptisée par les
policiers "escroquerie au président". Première cible, la directrice
financière de Dargaud Suisse reçoit un appel de Vincent Montagne, le
président du groupe, exigeant de virer de toute urgence 987.000 euros
sur un compte HSBC
à Hong-kong, afin de financer une acquisition en Asie. Et il lui
interdit d'en parler au patron de la filiale suisse. Téméraire, la
directrice téléphone à ses correspondants parisiens, le montant du
virement dépassant le plafond autorisé. In extremis, la révélation de
l'usurpation de l'identité du patron stoppe le processus.
Pourtant, dès le lendemain, Vincent Montagne (le vrai) reçoit un coup
de fil du commandant Girard, de la brigade financière: "Nous savons que
vous avez été attaqués. Faites le virement, cela nous permettra de
prendre les escrocs la main dans le sac. "Prudent, Montagne vérifie
auprès de ses contacts policiers: le commandant Girard n'existe pas...
Puis c'est au tour de la Société générale, la banque de Media
Participations, de recevoir un coup de fil de Vincent Montagne (le faux)
affirmant appeler depuis la brigade financière et ordonnant d'effectuer
le virement afin de pincer les malfaiteurs. La supercherie est à
nouveau débusquée. En trois jours, l'éditeur a subi au moins 30 attaques
téléphoniques! "Les escrocs avaient bien planifié leur opération et
acquis une connaissance très fine de notre organisation, témoigne Claude
Saint Vincent, directeur général de Media Participations. Leur capacité
à usurper la voix du président et à exercer une pression psychologique
sur leurs cibles est impressionnante."
De Michelin à l'Elysée
Une déferlante. En quinze mois, 180 attaques similaires à celle dont
Media Participations a été victime ont été recensées par l'Office
central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF),
un service d'élite de la police. Areva, Scor, Quick, Nestle, CMA CGM ont repoussé ces offensives, tout comme Michelin,
qui vient tout juste de déjouer une série d'escroqueries sur ses
filiales belge, suisse, italienne et allemande. "Nous avons porté
plainte dans les pays concernés", nous a confirmé une porte-parole du
leader mondial des pneumatiques. De grosses PME sont aussi visées, comme
Valrhona, le spécialiste du chocolat, ou encore le casino de Trouville
(Calvados), qui a échappé de justesse, le 13 mars, à une arnaque de
400.000 euros. Sans oublier l'Elysée, dont les services comptables ont
arrêté un faux ordre de virement de 2 millions d'euros en avril 2011.
Si leurs tentatives échouent souvent, les escrocs ont fait quelques
prises spectaculaires: le transporteur Brittany Ferries, qui s'est fait
subtiliser 1 million d'euros ; Vinci,
le groupe de BTP, escroqué récemment, mais qui "ne souhaite faire aucun
commentaire" ; ou encore Robertet, l'un des leaders mondiaux des
parfums implanté à Grasse (Alpes-Maritimes), qui a été délesté de
900.000 euros. Au total, selon la police, plus 20 millions d'euros ont
déjà été détournés.
Du coup, c'est la mobilisation générale pour protéger nos fleurons du
business. Les services secrets - la Direction centrale du renseignement
intérieur (DCRI) - ont lancé une alerte aux entreprises dans une note
sur "la prévention des escroqueries aux virements internationaux", où
ils détaillent les techniques des escrocs. "La manipulation fonctionne
d'autant mieux que son auteur a la capacité d'y aller au culot, souligne
la DCRI. L'air assuré et entendu ne vous incitera alors pas à remettre
en cause sa qualité ou sa démarche."
Autre initiative policière: le 6 mars, le commissaire divisionnaire
Jean-arc Souvira, chef de l'OCRGDF, a discrètement réuni les
responsables financiers et de la sécurité d'une quarantaine de grands
groupes dans la salle du conseil du Medef
à Paris. "Ils étaient très intéressés, car beaucoup avaient déjà été
victimes d'attaques, nous confie Souvira. Et je leur ai donné des outils
pour se protéger."
Arsène Lupin high-tech
Ce sont des escrocs d'un nouveau type, des Arsène Lupin high-tech et
fins connaisseurs de la finance qui sèment la terreur au sein du CAC 40.
Comme des créateurs de start-up, ils sont à l'affût des nouveaux
marchés pour repérer les failles dans la législation et le contrôle. On
les a vus multiplier les fraudes à la carte bancaire en créant un réseau
international de faussaires. Ils ont bluffé les policiers par leur
capacité à utiliser la fonction de la "sécurité sociale des
indépendants" (le régime RSI), piégeant des dizaines de milliers de
chefs d'entreprise à qui ils ont adressé de faux appels à cotisations.
Ces escrocs se sont lancés à une vitesse éclair dans les nouvelles
arnaques à la TVA.
Et là, ils ont trouvé le Graal: le marché du carbone, sur lequel les
entreprises s'échangent des droits à polluer. De mémoire de magistrat,
jamais une escroquerie aussi juteuse n'avait été montée avec autant de
facilité. "Certains escrocs ont gagné plusieurs dizaines de millions
d'euros en quelques semaines", confie un juge du pôle financier
parisien, en charge de ces dossiers. La technique: acheter des quotas de
CO2 hors taxe dans un pays européen et les revendre avec TVA en France,
taxe qu'ils conservent avant de disparaître dans la nature. "En
quelques clics, ils achetaient de l'air et revendaient de l'air avec un
gros bénéfice", déplore Jean-Marc Souvira. "Le CO2, c'était la Lady Gaga
dans les affaires", avait lancé Fabrice Sakoun, l'un des rares
fraudeurs à avoir été condamnés.
Une affaire qui a coûté 1,6 milliard d'euros à l'Etat, "la fraude
fiscale la plus importante jamais enregistrée en France en un temps
aussi bref", selon la Cour des comptes.
De véritables ingénieurs. Pour arriver à leurs fins, ces aigrefins
ont recours à des méthodes très pointues. Dans l'arnaque aux faux
virements, ils commencent par mener une enquête fouillée sur leurs
cibles. "Pendant un mois, une équipe se renseigne sur la société et ses
filiales à l'étranger, témoigne Bernard Petit, sous-directeur à la lutte
contre la criminalité organisée, l'un des pontes de la police. Elle
collecte les PV d'assemblées générales et de conseils d'administration,
et s'imprègne de la culture maison en étudiant les messages des
dirigeants aux salariés ou les newsletters internes aux directeurs." Les
filous vont même jusqu'à enquêter sur la vie privée des cadres de
l'entreprise. "Grâce aux réseaux sociaux, Facebook ou Twitter, ils
peuvent savoir le prénom des enfants ou la date d'anniversaire de la
secrétaire", relève Michèle Bruno, chef de la brigade de répression de
la délinquance astucieuse.
Leur technique est aussi très élaborée pour empêcher la police de les
retrouver. D'abord, ils achètent leur "matériel" (par exemple, les
informations d'Infogreffe sur les entreprises) avec des cartes de
paiement prépayées, totalement anonymes puisqu'elles peuvent être
rechargées en liquide sans être associées à un compte bancaire. "C'est
un vrai problème, car la police ne peut retrouver la trace des paiements
des malfaiteurs", regrette Jean-Marc Souvira. Ensuite, les larrons
lancent leurs attaques téléphoniques de l'étranger - en particulier
d'Israël, où opèrent beaucoup de spécialistes de cette arnaque -, tout
en donnant l'illusion d'être en France. Pour cela, ils ont recours à des
"plateformes de dématérialisation", qui permettent d'acquérir des
numéros de téléphone ayant l'indicatif du pays visé. "Si l'entreprise
cible est en France, les numéros de téléphone et de fax achetés
commenceront par l'indicatif français, afin de mettre en confiance
l'interlocuteur qui recevra l'appel", détaille une note de l'OCRGDF.
Vient ensuite la phase d'attaque téléphonique, confiée à une autre
équipe. Elle révèle un pouvoir de persuasion hors pair, comme le
montrent les enregistrements de la police, que Challenges a pu écouter:
"C'est votre président. [ ...] Vous devez faire partir ce virement
exceptionnel dès aujourd'hui. Vous recevrez les documents demain. Je
compte sur vous, c'est très important", lance l'escroc à la comptable
d'une filiale d'un grand groupe. "Mais, monsieur, j'ai besoin de
documents pour un tel montant", répond la salariée. "Je vous dis que
c'est un virement exceptionnel, vous comprenez ou quoi? Vous pouvez le
faire", s'énerve l'escroc, qui échouera, la comptable ayant alerté sa
hiérarchie. "Ils exercent une pression psychologique énorme en invoquant
l'urgence de la situation, ou en menaçant souvent de virer la
personne", rapporte la commissaire Michèle Bruno.
Parmi ces as de la mise en scène, le champion, c'est Gilbert Chikli,
qui aurait escroqué une quarantaine de banques françaises ces dernières
années en se faisant passer pour un agent secret. Réfugié en Israël
après avoir été mis en examen en 2008 pour "escroquerie à la lutte
antiterroriste" par la juge parisienne Sylvie Gagnard, Gilbert Chikli a
réalisé l'un de ses coups les plus spectaculaires avec La Poste. Se
faisant passer pour Jean-Paul Bailly, le président du groupe, il a
appelé la directrice d'une agence postale. "Vous allez recevoir un appel
d'un agent de la DGSE [les services de renseignements]", lui a-t-il
dit. Quelques minutes plus tard, l'agent secret téléphone à la
directrice, l'avertit qu'un dangereux terroriste faisant partie de ses
clients va bientôt retirer de l'argent. Et il ordonne à la patronne de
l'agence de lui apporter tous les billets en caisse pour qu'il leur
appose une puce électronique...
Un (mauvais) scénario à la James Bond
qui a réussi! La directrice a remis 350.000 euros dans une mallette,
qu'elle a glissée sous la porte des toilettes d'une brasserie
parisienne! Après la découverte de l'arnaque, elle a été licenciée et
serait tombée en dépression. "Cet escroc ne réalise pas les dégâts
humains que ses agissements ont provoqués", déplore Sylvie Noachovitch,
l'avocate de la malheureuse cadre de La Poste.
Car, pour Gilbert Chikli, ce n'est pas une escroquerie, c'est un jeu.
"Je joue une scène qui apporte une certaine jouissance, une certaine
adrénaline", déclarait-il en 2010 à France 2 qui avait retrouvé sa
trace.
Israël comme base arrière
C'est la nouvelle Jewish connection. Dans les années 1970, les frères
Zemmour, ces pieds-noirs venus d'Algérie dont l'histoire a été portée à
l'écran dans Le Grand Pardon, un film d'Alexandre Arcady, étaient
devenus les caïds du trafic de drogue et du proxénétisme à Paris.
Aujourd'hui, ces spécialistes excellent dans les arnaques financières,
opérant entre Paris, Hong-kong et Tel-Aviv. Une note de la Direction
centrale de la police judiciaire détaille que "trois pays apparaissent
régulièrement dans ces escroqueries: Israël où des groupes criminels se
sont spécialisés, la France comme pays où sont ciblées les entreprises,
la Chine comme lieu de destination première des virements, avant
réorientation vers Israël".
En septembre, trois Franco-Israéliens spécialisés dans les faux
virements ont été arrêtés à Lyon et à Cannes, dans un palace, en pleine
partie de poker. Mais ils sont nombreux à avoir échappé à la justice
française en se réfugiant en Israël, entre Tel-Aviv et la station
balnéaire de Netanya, très appréciée des Français. L'un d'eux, Alex K,
aurait même fait venir le groupe américain Black Eyed Peas dans sa
somptueuse villa pour fêter son premier milliard de "tève" (l'arnaque à
la TVA), selon l'enquête de Jérôme Pierrat, auteur de Mafias, gangs et
cartels. La criminalité internationale en France (Folio, 2011).
Dans ce business, les Franco-Israéliens ont des alliés, en
particulier les mafias chinoises. "Leurs associés chinois leur versent
du cash à Paris en échange des faux virements envoyés dans des banques
en Chine", explique le policier Bernard Petit. Et en matière
d'escroquerie, les criminels chinois sont aussi des pros, notamment dans
les fraudes aux cartes bancaires. Ils ont créé de nombreux ateliers
clandestins de fabrication de fausses cartes, dont plusieurs ont été
démantelés en région parisienne ces derniers mois. Surtout, ils
organisent en France la venue d'équipes de "mules chinoises", selon
l'expression des policiers, des acheteurs munis de ces fausses cartes
qui raflent les produits de grandes marques. "Ils réalisent des raids
d'achats fulgurants dans les magasins de luxe parisiens, puis ils
renvoient la marchandise en Chine", avance Patrick Yvars, le chef de la
brigade des fraudes aux moyens de paiement.
Criminels israéliens, mafias
chinoises, mais aussi caïds français. La rentabilité record de ces
nouvelles escroqueries a attiré également les barons du milieu parisien.
"Auparavant, il y avait une séparation entre les délinquants financiers
en col blanc et le grand banditisme classique, souligne Bernard Petit.
Désormais, il y a une hybridation. Les équipes sont intégrées."
Conséquence: les différends peuvent se régler à l'arme de poing.
Quatre meurtres liés à ces escroqueries ne sont toujours pas élucidés.
En janvier 2009, Serge Lepage, une figure du milieu, a été abattu devant
chez lui, dans l'Essonne, après sa sortie de prison. Le 30 avril 2010,
c'est au tour d'Amar Azzoug, un ancien braqueur reconverti dans les
arnaques financières, d'être exécuté, à Saint-Mandé (Val-de-Marne). Le
14 septembre, Samy Souied, surnommé "le caïd des hippodromes", pour
avoir trempé dans une affaire de blanchiment dans le monde des courses, a
été abattu Porte Maillot, à Paris. Il était soupçonné d'être l'un des
cerveaux parisiens de l'arnaque à la taxe carbone. Enfin, le 25 octobre
dernier, Claude Dray, 76 ans, un homme d'affaires possédant des hôtels
de luxe à Saint-Tropez, à Jérusalem et Miami, a été retrouvé mort dans
son hôtel particulier de 1.000 mètres carrés, villa de Madrid à Neuilly,
trois balles de 7,65 dans le cou. Sans aucune trace d'effraction ni de
vol. Ce riche collectionneur avait des contacts avec des artisans de
l'arnaque au CO2. Tellement lucrative que le partage des profits a fini
dans le sang.
Par Thierry Fabre