Il est "noir", elle est "blanche". Ils font
connaissance en faisant paître les chèvres et les moutons de leurs familles
autour de la rangée de palmiers qui sépare Gosba, son village à lui, de Drouj,
son village à elle. Ils tombent amoureux. La famille de Soulef la
"blanche" refuse de la voir épouser Ameur le "noir". Elle
s’en fiche et s’en va vivre avec lui de l’autre côté des palmiers. C’est
l’année 2000.
15 ans plus tard, les habitants de Gosba continuent de raconter l’histoire
de "la fugueuse" venue s’installer chez eux. Elle habite aujourd’hui
dans une seule pièce avec son mari et leurs trois garçons, installés sur
quelques minces matelas. Une petite télé, dont les images grésillent de fatigue
à force de ne jamais s’éteindre, trône sur une chaise en bois. Il n’y a rien
d’autre.
Soulef raconte qu’elle n’a pas vu sa famille pendant 14 ans, jusqu’à
l’année dernière, alors qu’ils habitent à moins d’un kilomètre. Ils pourraient
presque se faire coucou de loin.
Même pas sur la carte
Ceux qui le connaissent l'appellent le "village de noirs", planté
quelque part dans la région de Médenine, dans le Sud-Est de la Tunisie.
Situé quelque part dans la délégation de Sidi Makhlouf, Gosba n’est
mentionné sur aucune carte. Gosba, c’est environ 5000 habitants et une seule
route bétonnée, celle qui vient de Sidi Makhlouf, chef-lieu de la délégation.
Quelques pistes font ensuite le lien entre les différentes parcelles, très
espacées les unes des autres.
De loin, on dirait un immense terrain vague ponctué de maisons en briques.
De près, on dirait la même chose. Les maisons ont conservé leur couleur ciment,
sauf quelques-unes, peintes à l’occasion de mariages.
L’économie est quasiment inexistante. Quelques hommes sont agriculteurs –
mais on peine à identifier des cultures – les autres sont pêcheurs ou
saisonniers sur l’île touristique de Jerba. Les femmes passent les journées à
ramasser des coquillages comestibles sur une plage à 10 kilomètres.
Et, oui, tout le monde à Gosba est "noir". Enfin, presque.
Un mur invisible
Seules une dizaine de femmes se distinguent par leur "blancheur".
A part Soulef, elles viennent toutes "de loin". Pour le reste, tous
les habitants de Gosba sont nés ici-même.
Vu de Gosba, les villages alentours, notamment Drouj et Sidi Makhlouf, sont
des "villages de blancs". Comme si un mur invisible avait coupé Gosba
du monde, forçant ses "Noirs" à rester entre soi.
Les mariages mixtes sont très rares. Pour expliquer la séparation, chacun y
va de sa légende, entendue du père ou du grand-père.
Béchir, professeur d’anglais, croit dur comme fer à sa version. Trois
frères esclaves, qui travaillaient au 19ème siècle sur les plantations situées
de l’autre côté des palmiers, ont tenu tête à leur maître "blanc". Ce
dernier les a finalement placés sur ces terres.
La communauté a grandi avec l’abolition de l’esclavage, processus entamé
officiellement en 1846 mais qui ne sera effectif qu'à la fin du 19ème siècle.
Des trois frères sont nées les trois tribus de Gosba.
Si elle doute de la véracité des légendes, la chercheuse italienne Marta
Scaglioni, installée à Gosba, juge "très probable" que les habitants
de Gosba descendent directement des esclaves. "On est exactement sur la
route de l’esclavage", explique-t-elle. Les esclaves venaient alors du
Niger et du Tchad.
Des habitants affirment que, dans les environs, on les nomment parfois
"Abid Buntun", les "serviteurs" des Buntun, le groupe
ethnique historique de la région.
Un bus pour les "Blancs", un bus pour les "Noirs"
Tous les matins, le bus scolaire part de Gosba pour emporter les enfants
"noirs" à l’école de Sidi Makhlouf. Au même moment, un autre bus
transporte les enfants "blancs" de Drouj vers la même école. Drouj
étant située entre Gosba et Sidi Makhlouf, la logique voudrait qu’un seul bus
fasse la route. "Mais ceux de Drouj refusent", commente Béchir, le
prof d’anglais. Il n’hésite pas à parler de "racisme".
"Mes amis profs de Drouj me disent que leurs filles n’épouseraient pas
un noir. Ils disent ‘noir’".
A Gosba, on revendique sa couleur de peau. "Je ne suis pas Arabe, je
suis noir", explique Mohammed Naroui, un policier qui a épousé une des
"Blanches" de l’extérieur. "Si un match de foot oppose l’Algérie
au Sénégal, je serai pour le Sénégal".
Messaoud, directeur de la maison de jeunes de Sidi Makhlouf depuis trois
ans, est métisse de par son grand-père et fait partie des plus clairs de la
communauté. Il ne manque pas de se désigner comme noir. Mais selon lui,
"parler de racisme, c’est démodé".
"Avant, les Noirs n’obtenaient pas de postes à la délégation, pas de
postes importants dans les entreprises. Mais c’est en train de changer petit à
petit".
Ameur et Soulef, véritables Roméo et Juliette locaux, conçoivent que le
racisme existe, mais affirment que c’est aujourd’hui le niveau de vie qui
divise.
Car Gosba est pauvre. Très pauvre. L’eau courante est rare, la police
absente, les activités aussi. A Sidi Makhlouf, où résident le même nombre
d’habitants, les magasins et les cafés se succèdent.
Messaoud a dit à ses supérieurs que "s’il y avait justice, la maison
de jeunes [qu’il dirige] serait à Gosba, où les jeunes sont marginalisés".
"Les jeunes de Gosba ont la réputation d’être des délinquants.
L’absence de l’État a produit une génération foutue".
Les "Noirs" de Gosba sont perçus comme des pauvres ou des
délinquants. Le manque de mixité et de contact n’arrange rien. L’amalgame est
fait. Plus qu’une couleur de peau, le "Noir" y est devenu une classe
sociale.
En 2013, Messaoud a mis en scène dans la maison de jeunes l’histoire
d’amour du "Noir" et de la "Blanche" sous les palmiers.
"Si on est opprimés, c’est aussi parce qu’on ne fait pas le pas de la
critique. Mais il faut toucher les mentalités pour que ça change".
Par Sandro
Lutyens
Commentaire d'Hannibal Genséric
Les observations ci-dessus sont valables partout en Tunisie et dans le Monde dit "arabe". Même les "Arabes" noirs du Soudan méprisent leurs compatriotes "Noirs", c'est à dire ceux qui ne se disent pas arabes ou musulmans.
Lors de la CAN 2015, la Tunisie a été éliminée suite à des décisions honteuses de l'arbitre de la rencontre. La fureur de la rue tunisienne s'est abattue sur des étudiants africains à Tunis !! On a décompté plusieurs blessés. Les auteurs des agressions courent toujours.
Comme quoi, on est toujours "l'arabe" , "le juif" ou "le nègre" de quelqu'un. Triste humanité.