Malgré les efforts déployés par
Israël et ses alliés pour sauver le projet de « changement de
régime » en Syrie, la défaite imminente des djihadistes soutenus par
l’Occident est un tournant pour le Moyen-Orient moderne,
analyse l’ex-diplomate britannique Alastair Crooke.
Le fait d’exister encore est une
victoire pour la Syrie – toujours debout, en quelque sorte – malgré les ruines
dues à ce qu’elle a subi. Cette victoire marque effectivement l’échec de la
Doctrine Bush pour le Moyen-Orient (le « Nouveau Moyen Orient »).
Cela signale le début de la fin, non seulement pour le projet politique de « changement
de régime », mais aussi pour le projet jihadiste sunnite, qui a été
utilisé comme outil coercitif pour créer ce « Nouveau Moyen-Orient ».
Il n’y a pas que la région qui ait
atteint un point d’inflexion géopolitique, mais aussi l’islam sunnite. L’islam
d’inspiration wahhabite a connu un revers majeur. Il est maintenant largement
discrédité parmi les sunnites et haï par tout le monde.
Pour être
clair, voici comment étaient liés les deux projets :
À la
suite de la première guerre du Golfe (1990-1991), le général Wesley Clark,
ancien commandant suprême allié de l’OTAN pour l’Europe, s’est souvenu :
En 1991,
Paul Wolfowitz était sous-secrétaire à la stratégie de défense… Et j’étais
passé le voir (…)
Et j’ai dit
: « Monsieur le Secrétaire, vous devez être très content de la performance
des troupes qui ont participé à Desert Storm. »
Et il a
répondu : « Ouais, mais pas vraiment, parce qu’en vérité nous aurions du
nous débarrasser de Saddam Hussein, et nous ne l’avons pas fait (…) Mais nous
avons appris une chose, c’est que nous pouvons utiliser notre armée dans la
région, au Moyen-Orient, et les Soviétiques ne nous arrêteront pas. Et nous
avons environ 5 à 10 ans pour nettoyer ces anciens régimes clients soviétiques
– Syrie, Iran, Irak – avant que la
prochaine grande superpuissance n’émerge et nous défie. »
La pensée de
Wolfowitz a ensuite été examinée plus profondément par David Wurmser dans son
document de 1996 intitulé Coping with Crumbling States [Gérer les États
faillis] (à la suite de sa contribution à l’infâme document stratégique
intitulé Clean Break, rédigé par Richard Pearle pour Bibi Netanyahou plus tôt
dans la même année). L’objectif ici pour ces deux documents déclencheurs était
de contester directement la pensée « isolationniste » de Pat Buchanan
(qui réapparait en partie dans les mouvements New Right et Alt-Right aux
États-Unis).
L’écrivain
libertaire Daniel Sanchez notait : « Wurmser a caractérisé les changements
de régime en Irak et en Syrie (deux pays sous régimes baathistes) de moyen « d’accélérer
l’effondrement dans le
chaos » du nationalisme laïque-arabe en général et du baathisme
en particulier. Il a affirmé que ‘le phénomène du baathisme’ était, dès le
début, ‘l’agent d’une politique étrangère, à savoir soviétique’ (…) et a donc
conseillé à l’Occident d’achever’ cet adversaire anachronique – et d’amener la
victoire américaine dans la Guerre froide à son point culminant. Le baathisme
devrait être supplanté par ce qu’il appelait ‘l’option hachémite’.
Après leur effondrement
dans le chaos, l’Irak et la Syrie redeviendraient des possessions hachémites.
Les deux seraient dominés par la maison royale de Jordanie qui, à son tour,
serait dominée par les États-Unis et Israël. »
Influencer Washington
Ce mémo de
Wurmser, Coping with Crumbling States, avec celui de Clean
Break, auront un impact majeur sur la pensée washingtonienne au cours
de l’administration George W. Bush (dans laquelle David Wurmser a également
servi). Ce qui a suscité cette haine profonde des néoconservateurs envers les
États nationalistes laïques-arabes n’était pas seulement qu’ils étaient, du
point de vue néocon, des reliques en ruine de la « diabolique » URSS,
mais, qu’à partir de
1953, la Russie s’est rangée du coté des États nationalistes laïques dans tous
leurs conflits avec Israël. C’était quelque chose que les néocons ne
pouvaient ni tolérer, ni pardonner.
Clean Break, comme le projet datant de 1997, Project
for a New American Century, repose exclusivement sur l’objectif de politique américaine de sécuriser Israël.
Wurmser insiste pour que la démolition du baathisme soit la priorité absolue
dans la région. Il ajoute : « Pas de quartier contre le
nationalisme séculier-arabe »,
ajoute-t-il, « même si cela doit lâcher la marée du fondamentalisme
islamique ».
En fait,
l’Amérique ne s’intéressait pas à contrer le fondamentalisme islamique. Les
États-Unis l’utilisaient généreusement : ils avaient déjà envoyé des
insurgés islamistes armés en Afghanistan en 1979, précisément pour « induire »
une invasion soviétique (et qui eut effectivement lieu).
Beaucoup
plus tard, lorsqu’on lui a demandé si, compte tenu du terrorisme qui s’est
produit ultérieurement, il regrettait d’avoir lancé l’extrémisme islamique de
cette façon, le conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter,
Zbig Brzezinski, a répondu :
« Regretter
quoi ? Cette opération secrète était une excellente idée. Cela a eu pour
effet d’attirer les Russes dans le piège afghan et vous voulez que je le
regrette ? Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la
frontière, j’ai écrit au président Carter, en deux mots : ‘Nous avons
maintenant l’occasion de donner à l’URSS sa guerre du Vietnam’ . »
Les radicaux sunnites bien entrainés ont alors été
utilisés par les États occidentaux pour contrer le nassérisme, le baathisme,
l’URSS, l’influence iranienne et, plus tard, tenter de renverser le président
Bachar al-Assad en Syrie. Un ancien
fonctionnaire de la CIA, en 1999, a décrit la pensée de l’époque
ainsi :
« En
Occident, les mots fondamentalisme islamique évoquent des images d’hommes
barbus portant turbans et de femmes couvertes de voiles noirs. Et certains
mouvements islamistes contiennent effectivement des éléments réactionnaires et
violents. Mais nous ne devons pas laisser les stéréotypes nous aveugler sur le
fait qu’il existe également des forces de modernisation puissantes au sein de
ces mouvements. L’Islam politique est pour le changement. En ce sens, les
mouvements islamistes modernes peuvent être le principal vecteur pour provoquer
ces changements dans le monde musulman et la dissolution des anciens régimes
‘dinosaures’ ».
Protéger les émirs
Précisément,
c’était l’objectif du Printemps arabe. Le rôle attribué aux mouvements islamistes était de briser
le monde arabe nationaliste-laïque (le « pas de quartier pour le nationalisme séculier arabe »,
selon Wurmser), mais aussi protéger
les rois et les émirs du Golfe, auxquels l’Amérique s’était liée – comme
le reconnaît Wurmser explicitement – en tant que contrepartie directe dans le
projet de dissolution du monde arabe laïc nationaliste. Les rois et les émirats,
bien sûr, craignaient le socialisme associé au nationalisme arabe (comme les
néocons).
Dan Sanchez
a bien perçu (bien avant l’intervention de la Russie dans le Moyen-Orient), que
Robert Kagan et son collègue néocon, Bill Kristol, dans leur article du Foreign
Affairs de 1996, Toward a Neo-Reaganite Foreign Policy, cherchaient à vacciner
à la fois le mouvement conservateur et la politique étrangère américaine
politique contre l’isolationnisme de Pat Buchanan :
« La
menace soviétique a récemment disparu, et la guerre froide avec elle. Les
néocons étaient terrifiés par le fait que le public américain sauterait alors
sur l’occasion pour lâcher les obligations impériales du pays. Kristol et Kagan
ont exhorté leurs lecteurs à résister à cette tentation, et à capitaliser sur
la nouvelle prééminence sans précédent de l’Amérique … [qui] doit devenir le dominant partout et
autant que possible. Donc, tous les futurs concurrents en développement devraient être tués dans
l’œuf, et le nouveau ‘moment unipolaire’ pourrait durer éternellement …
Ce qui faisait apparaitre ce rêve des néocons faisable était l’indifférence de
la Russie post-soviétique. »
Et, dans
l’année qui a suivi la chute du mur de Berlin, la guerre contre l’Irak a marqué
le début du refaçonnement du Moyen-Orient : c’est-à-dire pour l’Amérique
d’affirmer son pouvoir uni-polaire à l’échelle mondiale (grâce à ses bases
militaires) ; de détruire l’Irak et l’Iran ; de « retourner la
Syrie » (comme Clean Break le préconisait) – et de sécuriser Israël.
La Russie est de retour
Bon, la
Russie est de retour au Moyen-Orient – et la Russie n’est plus « indifférente »
aux actions de l’Amérique – et maintenant, une « guerre civile » a
éclaté en Amérique entre ceux qui veulent punir Poutine pour avoir détruit le
moment unipolaire de l’Amérique dans la région et l’autre orientation
politique, dirigée par Steve Bannon, qui préconise précisément la politique
étrangère américaine Buchanan-esque que les néocons avaient tellement espéré
anéantir (… plus ça change, plus c’est la même chose. En français dans le texte).
Il est
cependant évident qu’une chose a changé : la longue « survie »
des djihadistes sunnites comme outil de choix pour remodeler le Moyen-Orient.
Les signes le montrant sont partout.
Les
dirigeants des cinq pays émergents des BRICS ont nommé pour la première fois
des groupes militants basés au Pakistan comme étant préoccupants pour la
sécurité régionale et ont demandé que leurs sponsors soient tenus pour
responsables :
« Nous
exprimons à cet égard notre inquiétude concernant la situation sécuritaire dans
la région et la violence causée par les Talibans, État islamique …, Al-Qaïda et
ses affiliés, dont le Mouvement islamique du Turkestan oriental, le Mouvement
islamique d’Ouzbékistan, le réseau Haqqani, Lashkar-e-Taiba, Jaish-e-Mohammad,
TTP et Hizb ut-Tahrir », ont déclaré les dirigeants. (Le Pakistan et
l’Arabie saoudite devront en prendre note).
De même, un
article publié dans un journal égyptien et rédigé par le ministre britannique sur
le Moyen-Orient, Alistair Burt, suggère que Londres supporte totalement le
régime de Sissi en Égypte dans sa guerre contre les Frères musulmans. Burt a
attaqué les F.M. pour leurs liens vers l’extrémisme, tout en soulignant que la
Grande-Bretagne a imposé une interdiction totale de tout contact avec
l’organisation depuis 2013 − ajoutant qu‘ « il est maintenant temps
pour tous ceux qui défendent la Fraternité à Londres ou au Caire de mettre un
terme à cette confusion et ambiguïté ». Il n’est pas surprenant que les
remarques de Burt aient été accueillies avec un grand plaisir au Caire.
Bien qu’il
est vrai qu’il y avait des hommes et des femmes bien intentionnés et de
principes parmi les islamistes sunnites qui, à l’origine, avaient voulu sauver
l’islam du marasme dans lequel il se trouvait dans les années 1920 (après
l’abolition du califat), le fait est (malheureusement ) que cette même période
a coïncidé avec le premier roi saoudien, Abdul Azziz (soutenu avec enthousiasme
par la Grande-Bretagne), et sa tentative d’utiliser le wahhabisme comme moyen
pour dominer toute l’Arabie. Ce qui est arrivé plus tard (se terminant par les
récentes attaques violentes dans les villes européennes) n’est pas si
surprenant : la plupart de ces mouvements islamistes ont été financés par la
manne pétrolière saoudienne et le violent sentiment d’exceptionnalisme
wahhabite (le wahhabisme est le seul à prétendre être « l’unique véritable
islam »).
Politiquement instrumental
Et comme
l’islam devenait de plus en plus instrumentalisé politiquement, alors le
courant le plus violent, inévitablement, devenait prédominant. Inévitablement,
l’ensemble des mouvements islamistes sunnites − y compris ceux considérés
comme « modérés » − devenait progressivement plus proche de
l’intolérance, du dogmatisme, du littéralisme wahhabite et prêt à soutenir la
violence extrémiste. Dans la pratique, même certains mouvements nominalement
non violents – dont les Frères musulmans – se sont alliés et ont combattu avec
les forces d’al-Qaïda en Syrie, au Yémen et ailleurs.
Alors, et
maintenant ? L’échec des mouvements wahhabites à atteindre leurs objectifs
politiques est total. Il n’a pas si longtemps les jeunes hommes musulmans – y
compris ceux qui avaient vécu en Occident – étaient vraiment inspirés par le
radicalisme et la promesse de l’apocalypse islamique. La prophétie Dabiq (de
l’arrivée de la rédemption) semblait proche de l’accomplissement pour ces
jeunes adhérents. Maintenant, il n’en reste que poussière. Le wahhabisme s’est
complètement discrédité par sa brutalité gratuite. Et les prétentions de
l’Arabie saoudite au savoir-faire politique et à l’autorité islamique ont subi
un revers majeur.
Ce qui est
moins évident pour le monde extérieur, c’est que ce coup a été livré en partie
par l’Armée arabe syrienne, qui est en majorité sunnite. Au contraire de tous
les stéréotypes de la propagande occidentale qui dépeignait le conflit syrien
comme un combat entre chiites et sunnites, ce sont les sunnites syriens qui ont
combattu – et sont morts – pour leur tradition musulmane levantine et
contre cette intolérante branche islamique récemment apportée (après la
Deuxième Guerre mondiale) dans le Levant depuis le désert du Nejd saoudien (le
wahabbisme est apparu à l’origine dans le désert de Nejd en Arabie saoudite).
Après cette
guerre syrienne témoin de la brutalité meurtrière d’État islamique à Mossoul,
de nombreux sunnites ont eu plus qu’assez de cette secte wahhabite. Il est
probable qu’en conséquence l’on assiste à un retour du nationalisme laïc et
non-sectaire. Mais aussi, du modèle traditionnel d’un islam levantin, tolérant,
plus orienté vers l’intérieur, quasi-laïc.
Même si le
sunnisme utilisé comme outil politique peut être « terminé », l’islam
sunnite réformiste radical, en tant que sous-culture, n’est certainement pas « hors
jeu ». En effet, alors que le pendule balance maintenant contre les
mouvements sunnites à l’échelle mondiale, l’hostilité déjà générée est très
susceptible de nourrir l’idée d’un islam assiégé et attaqué ; de
l’usurpation de ses terres et de son autorité ; et de la dépossession de
l’État, (que les sunnites pensent traditionnellement comme « eux-mêmes »).
Le courant puritain et intolérant de l’islam est présent depuis les premiers
temps (Hanbali, Ibn Taymiyya et au dix-huitième siècle, Abd-el Wahhab), et
cette orientation semble toujours ressurgir en période de crise dans le monde
islamique. État islamique peut être vaincu, mais cette orientation ne sera
jamais complètement vaincue, ni ne disparaîtra complètement.
Le « vainqueur » dans cette partie du monde
est al-Qaïda. Ce dernier
a prédit l’échec d’État islamique (un califat physiquement situé étant
prématuré, soutient-il). Cette prédiction du leader d’al-Qaïda, Ayman
al-Zawahiri, semble être correcte. En conséquence, al-Qaïda va récupérer les restes d’État islamique
d’une part, et les membres désabusés et en colère des Frères musulmans d’autre
part. Dans un sens, nous pourrions assister à une plus grande
convergence entre les mouvements islamistes (surtout lorsque les financiers du
Golfe vont reculer).
Nous sommes
susceptibles d’assister à un retour du djihad virtuel et mondial de Zawahiri,
destiné à provoquer l’Occident plutôt qu’à le vaincre militairement – par
opposition à toute nouvelle tentative de saisir et de contrôler un émirat
territorial.
Attendez-vous
à ce que les sanctuaires (chiites) de Kerbala et Najaf commencent à dépasser en
aura ceux de la Mecque et de Médine (sunnites). En fait, c’est déjà le cas.
Par Alastair
Crooke – Le 8 septembre 2017 – Source Consortium News
Traduit par
Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone.