samedi 22 août 2020

Trump a-t-il usé de motifs fallacieux pour bombarder la Syrie ?


Les médias américains ignorent des fuites émanant de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques qui laissent entrevoir une opération de dissimulation.
Une série de documents de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) ayant fait l’objet d’une fuite soulève la possibilité que l’administration Trump ait bombardé la Syrie pour des motifs fallacieux et fait pression sur des fonctionnaires du plus grand organisme mondial de surveillance des armes chimiques pour étouffer l’affaire.
Siège de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques
à La Haye, Pays-Bas. (Yuriko Nakao / Getty Images)

Deux fonctionnaires de l’OIAC, des scientifiques tenus en haute estime avec plus de 25 ans d’expérience à eux deux au sein de l’organisation, ont dénoncé de l’intérieur cette opération de dissimulation. Cependant, contrairement à de nombreux lanceurs d’alerte de l’ère Trump, ils n’ont trouvé aucun soutien, ni même un interlocuteur, dans les cercles du pouvoir aux États-Unis.
Le bombardement de la Syrie le 13 avril 2018 par l’administration Trump s’est produit plusieurs jours après que celle-ci a accusé les forces syriennes d’avoir tué près de 50 personnes dans une attaque à l’arme chimique à Douma, une banlieue de Damas. Des séquences vidéo largement relayées montraient de multiples cadavres à l’intérieur d’un immeuble d’habitation et un autre groupe de victimes présumées d’une attaque au gaz prises en charge dans un hôpital. Bien que la Maison Blanche n’ait pas présenté de preuves de ses accusations contre la Syrie, les images déchirantes ont convaincu le Congrès et les médias d’encourager les frappes militaires (comme elles l’ont fait dans des circonstances semblables l’année précédente).
Pourtant, il y avait des raisons d’être rapidement sceptique. Le gouvernement syrien était sur le point de reprendre les derniers bastions de Douma tenus par Jaych al-Islam, une milice terroriste wahhabite soutenue par l’Arabie saoudite qui bombardait sans relâche la capitale syrienne. Si les forces syriennes ont utilisé soudainement des armes chimiques, cela signifierait qu’elles ont franchi sciemment la « ligne rouge », provoquant ainsi une intervention militaire américaine. Les reportages ultérieurs menés par les journalistes britanniques Robert Fisk de The Independent, Riam Dalati, producteur de la BBC, et James Harkin, qui a enquêté pour The Intercept, ont démontré que les civils filmés à l’hôpital n’ont pas été exposés à un gaz toxique.
Le récit du gouvernement américain a été renforcé en mars 2019 lorsque l’OIAC a publié un rapport final tant attendu, qui a conclu qu’il y avait des « motifs raisonnables » de croire qu’une attaque à l’arme chimique a eu lieu à Douma et que « l’agent chimique toxique était vraisemblablement du chlore moléculaire ».
Le rapport, toutefois, n’était pas le dernier mot de l’OIAC. Depuis mai 2019, des documents internes de l’OIAC, dont une mine d’informations publiées par WikiLeaks, révèlent que le rapport initial des enquêteurs sur l’attaque de Douma débouchait sur des conclusions différentes de celles figurant dans la version publiée par l’organisation. Les conclusions des enquêteurs ont été rejetées par des hauts fonctionnaires qui ont caché les preuves au public.
Les principales révélations suivantes figuraient dans les fuites :
Des hauts fonctionnaires de l’OIAC ont apporté des modifications au rapport initial des enquêteurs sur l’attaque de Douma, afin d’élaborer une version nettement différente de l’original. Les faits principaux ont été supprimés ou déformés, et les conclusions ont été réécrites pour corroborer l’allégation selon laquelle une attaque au gaz de chlore s’était produite à Douma. Le rapport initial de l’équipe ne concluait pas qu’une attaque chimique avait eu lieu et laissait ouverte la possibilité que les victimes aient été tuées lors d’un incident « non lié à un agent chimique ».
Quatre experts d’un État membre de l’OIAC et de l’OTAN ont mené un examen toxicologique à la demande de l’équipe de l’OIAC. Ils ont conclu que les symptômes observés chez les civils à Douma, en particulier l’apparition soudaine d’une mousse excessive, ainsi que la concentration des victimes filmées dans l’immeuble d’habitation si proche de l’air frais, « ne cadraient pas avec l’exposition au chlore, et aucun autre agent chimique candidat évident causant les symptômes n’a pu être identifié ».
Les analyses chimiques des échantillons prélevés à Douma ont montré que les composés chlorés ont été, dans la plupart des cas, détectés en quantités infimes de l’ordre de parties par milliard. Mais cette découverte n’a pas été présentée publiquement. De plus, il est apparu plus tard que les agents chimiques eux-mêmes n’étaient pas uniques. D’après l’auteur du rapport initial, le plus grand expert de l’OIAC en matière de composition des armes chimiques, ils auraient pu résulter d’un contact avec des produits ménagers comme l’eau de Javel, ou provenir d’eau chlorée ou de produits de protection du bois.
L’auteur du rapport initial a contesté les révisions dans un courriel en exprimant ses « plus vives préoccupations ». La version altérée « déforme les faits », écrit-il, « sapant sa crédibilité » en conséquence.
À la suite du courriel de contestation de la manipulation des conclusions de l’équipe, l’OIAC a publié un rapport provisoire édulcoré en juillet 2018. À peu près à ce moment-là, les cadres de l’OIAC ont décrété que l’enquête serait confiée à une soi-disant « équipe de base », qui excluait tous les enquêteurs sur l’attaque de Douma qui s’étaient rendu en Syrie, à l’exception d’un auxiliaire médical. C’était cette équipe de base – et non les inspecteurs qui avaient été envoyés à Douma et qui ont approuvé le document original – qui a rédigé le rapport final de mars 2019.
Après le courriel de contestation, et seulement quelques jours avant la publication du rapport provisoire le 6 juillet, une délégation du gouvernement américain a rencontré des membres de l’équipe d’enquête pour tenter de les convaincre que le gouvernement syrien avait perpétré une attaque chimique avec du chlore. D’après le reporter chevronné Jonathan Steele, qui a interviewé l’un des lanceurs d’alerte, l’équipe de Douma considérait cette rencontre comme « une pression inacceptable et une violation des principes déclarés d’indépendance et d’impartialité de l’OIAC ». L’ingérence des États parties est explicitement interdite en vertu de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques.
La conclusion découlant du rapport final de l’OIAC, largement diffusé, notamment par l’administration Trump, était que les bouteilles de gaz trouvées à Douma provenaient probablement d’un avion militaire syrien. Une étude technique non publiée est parvenue à la conclusion inverse. L’étude évaluait des hypothèses contradictoires : soit les bouteilles avaient été larguées du ciel, soit elles avaient été placées manuellement. Il est « plus probable », selon les conclusions de l’étude, « que les deux bouteilles aient été placées manuellement… que larguées depuis l’avion ». S’agissant de l' »emplacement 4″, où une bouteille a été trouvée sur un lit, l’étude a déterminé que la bouteille était trop large pour être passée par le trou dans le toit au-dessus du lit ; sur un autre site, l' »emplacement 2″, les dégâts observés sur la bouteille et le toit par lequel elle est prétendument passée étaient incompatibles avec un bombardement par avion. Les experts en balistique ont aussi indiqué qu’il était plus probable que le cratère avait été produit par une explosion, vraisemblablement par une munition d’artillerie, une roquette ou un mortier. S’agissant des deux bouteilles, l’étude a conclu que l' »hypothèse alternative », selon laquelle les bouteilles ont été placées manuellement et les cratères ont été produits par d’autres moyens, « constituait la seule explication plausible des observations sur les lieux. »
Les dirigeants de l’OIAC n’ont pas encore expliqué concrètement pourquoi ils ont supprimé les conclusions critiques et modifié radicalement le rapport original. Au lieu de cela, ils ont dénigré les deux membres de l’équipe de la mission d’établissement des faits de l’attaque de Douma qui ont dénoncé la manipulation de leur enquête.
Le premier inspecteur dissident est seulement connu sous le nom d’Inspecteur B (son identité n’est pas confirmée publiquement). B était le coordinateur scientifique de la mission à Douma, et l’auteur principal du projet de rapport, avant d’être l’auteur du courriel de contestation des modifications indésirables.
Le second inspecteur, décrit par l’OIAC comme l’Inspecteur A, est Ian Henderson, un expert en ingénierie chimique et en balistique, auteur de l’étude qui a conclu que les bouteilles avaient été placées manuellement. Henderson s’est rendu à Douma et a effectué des mesures précises à l’un des emplacements des bouteilles.
Dans des commentaires publics, le directeur général de l’OIAC Fernando Arias a affirmé que les deux inspecteurs ont commis « des violations de confidentialité délibérées et préméditées », mais ne les a pas accusés d’avoir divulgué des documents de l’OIAC. Arias maintient que les préoccupations de l’Inspecteur B « ont été prises au sérieux », sans expliquer clairement pourquoi les conclusions figurant dans le rapport original de B ont été omises de la version finale. Il a aussi qualifié les deux inspecteurs de petits joueurs qui refusaient d’accepter que leurs conclusions étaient « erronées, non éclairées et fausses ».
Cependant, il est peu probable que les deux inspecteurs soient des voyous. Henderson et l’Inspecteur B travaillaient pour l’OIAC depuis respectivement 11 et 16 ans. Les évaluations internes de l’OIAC sur la qualité de leur travail sont élogieuses. En 2005, un haut fonctionnaire de l’OIAC a écrit qu’Henderson a reçu régulièrement « la meilleure note possible… Je [le] considère comme l’un des meilleurs de nos chefs d’équipe d’inspection ». L’Inspecteur B, selon les écrits d’un supérieur de l’OIAC en 2018, « a le plus contribué à la connaissance et à la compréhension de la composition des armes chimiques appliquée aux inspections ». Dans une évaluation différente, un autre responsable a décrit B comme « l’un des chefs d’équipe les plus appréciés », dont « l’expérience de l’organisation, de son régime de vérification et le jugement sont inégalés ».
Les louanges internes à l’égard des inspecteurs contrastent avec ce que les dirigeants de l’OIAC disent maintenant sur eux publiquement. Cela inclut des déclarations mensongères. Arias a dit qu’Henderson « n’était pas un membre de la mission d’établissement des faits à Douma », mais des documents divulgués que j’ai obtenus montrent que c’est faux. Des documents contemporains de l’OIAC décrivent Henderson comme un membre de la mission d’établissement des faits et indiquent qu’il fait partie du « personnel de mission » et du groupe d’inspecteurs de la mission de Douma.
Par ailleurs, les deux inspecteurs ne sont pas les seuls à soulever des préoccupations. Plus tôt cette année, un autre fonctionnaire de l’OIAC m’a dit, sous couvert d’anonymat, qu’ils étaient « horrifiés » par le « traitement abominable » des deux inspecteurs. « Je soutiens pleinement leurs initiatives », a écrit le fonctionnaire. « Ils essaient en fait de protéger l’intégrité de l’organisation, qui a été prise en otage et honteusement discréditée ».
La façon dont les médias occidentaux traitent les lanceurs d’alerte est également critiquable. Malgré la nature explosive de l’histoire, elle a suscité un bâillement collectif. Alors que les divulgations précédentes de WikiLeaks ont nourri des cycles entiers d’informations, aucun grand média américain n’a rendu compte des archives de l’organisation sur Douma. CNN et MSNBC, qui ont toutes deux soutenu la décision de Trump de bombarder la Syrie, ont fermé les yeux sur cette histoire de l’OIAC. La seule fois qu’un journaliste du New York Times a mentionné le scandale de Douma, il l’a fait incidemment. Le Times a réduit les fuites importantes de l’OIAC à un simple « courriel d’un enquêteur » (il s’est aussi effacé devant les garanties de la culpabilité de la Syrie fournies par Bellingcat, un média d’investigation à source ouverte, sans indiquer qu’il était financé par des gouvernements occidentaux, notamment les États-Unis via la National Endowment for Democracy). Même les médias progressistes et contradictoires qui défendent traditionnellement les lanceurs d’alerte et remettent en cause les guerres américaines ont ignoré cette histoire. Le Guardian a décrit les affirmations des lanceurs d’alerte comme « une campagne menée par la Russie », et non comme un effort de deux inspecteurs chevronnés pour défendre leur travail d’enquête.
Qu’est-ce qui explique ce silence qui règne ? Il est certainement vrai que le gouvernement syrien et son allié russe ont nié fermement les allégations d’utilisation d’armes chimiques, notamment à Douma. Mais comme ce fut le cas lorsque l’Irak a été accusé à tort de posséder des armes de destruction massive, le scepticisme à l’égard des affirmations occidentales ne devrait pas être assimilé à un soutien au régime visé. Au contraire, l’affaire de l’Irak nous rappelle que de telles allégations ne devraient pas être politisées et méritent d’être examinées, surtout si elles sont utilisées pour justifier une action militaire et d’autres mesures agressives, y compris des sanctions paralysantes.
La possibilité que les États-Unis aient pu bombarder la Syrie sur la base de mensonges, et qu’ils aient fait pression sur un organisme d’enquête mondial pour conférer une légitimité à leur intervention après qu’elle ait eu lieu, devrait briser le barrage médiatique. Tout comme le fait que cette possibilité a été exposée par des lanceurs d’alerte qui courent des risques pour avoir parlé.
Le passé récent du gouvernement américain avec l’OIAC donne un rappel brutal. En 2002, l’administration Bush a évincé le premier directeur général de l’organisation, José Bustani. Le diplomate brésilien expérimenté menait avec Bagdad des négociations sur des inspections d’armes qui pouvaient entraver les initiatives de l’administration Bush visant à lancer une guerre. Bustani a révélé depuis que John Bolton, occupant à cette époque la fonction de sous-secrétaire d’État, l’avait menacé personnellement ainsi que sa famille pour le pousser à démissionner.
Bustani se trouve une nouvelle fois du côté opposé de Bolton. Dans ses nouvelles mémoires racontant son mandat de conseiller à la sécurité nationale de Trump, Bolton indique qu’il a supervisé les frappes américaines en Syrie menées au titre des allégations concernant l’attaque de Douma, se lamentant seulement que Trump n’ait pas autorisé une attaque de plus grande envergure. Bustani, pendant ce temps, a participé à une table ronde en octobre 2019 au cours de laquelle une présentation détaillée de l’un des lanceurs d’alerte de l’attaque de Douma a été exposée.
« Les preuves convaincantes d’un comportement anormal dans le cadre de l’enquête de l’OIAC sur l’attaque à l’arme chimique présumée de Douma confirment les doutes et les suspicions que j’avais déjà », écrit Bustani. « L’image est assurément plus claire maintenant, bien que très inquiétante ». Il ajoute qu’il espère que le tollé sur les fuites concernant Douma « catalysera un processus par lequel l'[OIAC] pourra ressusciter pour redevenir l’organisme indépendant et non discriminatoire qu’il était autrefois ».
Bustani fait partie des principaux signataires d’une lettre exhortant l’OIAC à laisser les inspecteurs de Douma discuter librement de leur enquête. Henderson a fait une déclaration à une session des Nations Unies en janvier, mais les États-Unis ont empêché d’autres tentatives (selon la délégation envoyée par la Russie à l’OIAC, un représentant américain a protesté au motif qu’une audition sur Douma « encouragerait le [camp] russe à reproduire des procès staliniens, avec des contre-interrogatoires et des intimidations de témoins »).
Les inspecteurs veulent seulement être entendus. Dans des déclarations adressées à Arias cette année, les deux lanceurs d’alerte ont demandé qu’il soit possible d’exposer les preuves de l’attaque de Douma d’une manière transparente et scientifique. « Notre seul devoir est d’être fidèle aux faits et à la science, et une fois que cela aura été mené à bien, nous accepterons volontiers les résultats scientifiques prouvés et convenus », a écrit Henderson.
« Quelque chose a mal tourné au sein de l’OIAC, monsieur », a indiqué B à Arias. « Et nous voulions que vous le sachiez. C’est aussi simple que cela. »
Par Aaron Maté, qui collabore fréquemment avec The Nation et anime le nouveau show Pushback diffusé sur The Grayzone.
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Hannibal GENSÉRIC

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