jeudi 14 juin 2012

Pétrole et Islamisme

« On dit que l'argent n'a pas d'odeur : le pétrole est là pour le démentir. »
Pierre Mac Orlan.
 
Les Américains, qui ne représentent aujourd'hui que 5 % de la population de la planète, consomment pourtant, à eux seuls, presque le quart de la production mondiale de pétrole. La seule facture pétrolière contribue pour plus du tiers au déficit commercial américain ; le pétrole irrigue toujours l'infrastructure de l'économie du pays. La prospection, l'extraction, le transport, le raffinage et la distribution se traduisent en équations économétriques, devenues autant de questions domestiques, sinon de sécurité intérieure. Cette consommation génère un imaginaire quotidien, une véritable culture, facteur de fierté et d'unité nationale. Comme la conquête de l'Ouest, la maîtrise de cet « or noir » est vécue et médiatisée sur le mode de l'épopée d'une « nouvelle frontière » sans cesse repoussée. Elle produit sa légende, ses westerns et ses héros.

Le pacte du Quincy

Au panthéon des « faiseurs d'Amérique », le président Roosevelt occupe une place originale, puisqu'il joue le rôle du père de la grande aventure pétrolière. A la fin de la deuxième guerre mondiale (1945), de retour de Yalta, Roosevelt demanda au consul américain à Djeddah d'organiser une rencontre avec le roi d'Arabie Saoudite. Celle-ci aura lieu le 14 février 1945, à bord du Quincy, un croiseur qui mouille dans le grand lac Amer entre Port-Saïd et l'embouchure du canal de Suez.
Les discussions déboucheront sur un accord baptisé « pacte du Quincy ». Celui-ci s'articule autour de cinq thématiques qui font toujours référence :
1) La stabilité du royaume fait partie des « intérêts vitaux » des Etats-Unis. A lui seul, le royaume détient 26 % des réserves pétrolières mondiales prouvées à ce jour. Optant traditionnellement pour une politique de prix modérés, le royaume garantit ainsi l'essentiel de l'approvisionnement énergétique américain. En retour, les Etats-Unis lui assurent une protection inconditionnelle contre toute menace extérieure éventuelle.
2) Par extension, la stabilité de la péninsule Arabique fait aussi partie des « intérêts vitaux » des Etats-Unis. En effet, le soutien américain au royaume concerne non seulement sa qualité de fournisseur de pétrole à prix modéré, mais aussi celle de puissance hégémonique de la péninsule Arabique. Suite aux révolutions arabes récentes ou en cours, cette hégémonie a été étendue à tous les pays arabes, le Qatar y jouant le rôle de fer de lance de cette politique (propagande diffusée par sa chaîne Al-Jazira, intervention militaire en Lybie et à Bahreïn, aides financières et logistiques aux groupes islamistes, etc.). Il n’est pas étonnant, qu’en signe de reconnaissance (ou  d’allégeance ?), la première visite du chef d’Ennahdha à l’étranger ait été pour le Qatar, après la victoire de ce parti aux élections tunisiennes d’octobre 2011.
3) Un partenariat économique, commercial et financier quasiment exclusif continue à lier les deux pays depuis l'adoption du « pacte du Quincy ». Les experts estiment à quelque 450 milliards de dollars l'ensemble des fonds saoudiens - publics et privés - directement investis aux Etats-Unis, notamment en bons du Trésor américain, en cette année 2011. Ce montant représente plus de 10 fois le PIB tunisien (44 milliards de $ en 2010). On peut aisément considérer que le royaume gère cette « préférence américaine » comme une « police d'assurance ». Les Saoudiens avaient par ailleurs, financé la première guerre du Golfe (contre un pays frère, arabo-musulman, l’Irak), à hauteur de 15 milliards de dollars (sur un coût total de 52 milliards).
4) La non-ingérence américaine dans les questions de politique intérieure saoudienne constitue le revers de la préférence américaine en matière économique, financière et commerciale. Habituellement si prolixe dès qu'il est question des droits de l'homme n'importe où dans le monde, l'administration américaine observe ici un mutisme autant gêné qu'absolu. La plus puissante démocratie libérale du monde se trouve en effet alliée à une monarchie absolue de droit divin ; monarchie qui est, en matière sociale et politique, l'un des régimes les plus obscurantistes qui soient sur terre.
5) Seule zone d'ombre au « pacte du Quincy », la question palestinienne fixe une première limite au partenariat américano-saoudien. En effet, le royaume n'a jamais pu obtenir de Washington le moindre fléchissement à sa politique de soutien inconditionnel à l'Etat d'Israël. Si l'administration américaine appuie totalement la maison des Saoud dans sa gestion hégémonique de la péninsule Arabique et du monde arabe, elle ne lui laisse qu'une marge de manœuvre très réduite dans le processus israélo-palestinien. C'est pourtant dans l'étroitesse de cette marge que s'effectue le financement des mouvements islamistes par les monarchies pétrolières, avec l’accord des Etats Unis. C’est la connivence américano-islamiste. Autre ombre au tableau : les luttes intestines au sein du sérail saoudien inquiètent séreusement les Etats Unis, qui envisagent, par ailleurs, un autre scénario : le remodelage du Moyen Orient.

Le Pacte de Bagdad 

Une fois le pétrole de la péninsule arabique sous contrôle, les Américains ont tenté une première fois de mettre la main sur le pétrole irakien et iranien, grâce au pacte de Bagdad. Ce pacte est un traité de défense commune entre l’Angleterre (puissance colonisatrice au moyen Orient), la Turquie, l’Irak, l’Iran et le Pakistan.
Hier comme aujourd’hui, les Etats-Unis peuvent compter sur deux alliés indéfectibles, la Turquie et le Pakistan. En effet, la Turquie a choisi le camp occidental en devenant membre de l’OTAN en 1951. La Turquie fut le premier pays musulman à reconnaître l'Etat juif, dès 1949. Depuis, les rapports entre Ankara et Tel-Aviv se sont développés aussi bien sur le plan politique qu'économique. Un accord cadre de coopération militaire a été signé le 23 février 1996 entre les deux capitales. Depuis cette date, et bien l’AKP islamiste soit au pouvoir aujourd’hui, ces relations et ces accords n’ont pas été remis en cause. Quant au Pakistan, il s’est aussi allié à l’Ouest en signant un accord de défense mutuelle avec les Etats-Unis en mai 1950.
Toutefois, soucieux de maintenir de bonnes relations avec les Etats arabes, les Etats-Unis ne souhaitent pas s’investir directement dans ce pacte afin de ne pas être assimilés aux puissances coloniales française et anglaise. Les Etats-Unis chargent donc l’Angleterre, puissance traditionnelle dans la région et rattaché militairement aux Etats-Unis dans le cadre de l’OTAN d’être le leader du pacte régional.
La formation du pacte de Bagdad déstabilise fortement la région et perturbe les relations interarabes. Le pacte de Bagdad n’est pas un succès. Au contraire. Il va être la cause principale de la chute de la royauté irakienne, lors de la révolution de juillet 1958 menée par le général Abdoul Karim Kacem. L’Irak se retire du pacte en 1959. La révolution iranienne de 1979 et le retrait de l’Iran marquent la fin définitive de ce pacte. Deux alliés de l’Occident s’émancipent alors : l’Iran et l’Irak. L’Amérique le leur fera chèrement payer : pour l’Irak, c’est fait ; pour l’Iran, c’est en préparation.

Une connivence historique

Après le pacte de Quincy, l’histoire de la connivence américano-islamiste, peut être ramenée à quatre moments critiques :
1) la guerre d'Afghanistan, ou comment les Etats-Unis ont retourné l'islamisme contre l'armée soviétique 
2) la ruée vers le pétrole, ou comment les Etats-Unis ont favorisé l'islamisme pour garantir leurs besoins énergétiques ;
3) La chute de Nasser, ou comment les Etats-Unis ont canalisé l'islamisme contre le nationalisme arabe ; 
4) le printemps arabe, ou comment les Etats-Unis sont en train cautionner (par saoudiens ou qataris interposés) l’instauration de régimes islamistes amis sur les ruines des dictatures déchues, et ex-amies. 

Ces quatre moments n'ont pas fini de produire tous leurs effets.
On sait que les groupes islamistes, quelle que soit leur obédience, espèrent imposer comme seul code juridique la "charia" à tous les Etats musulmans (ou considérés comme tels). Leur but ultime est le regroupement de tous les musulmans, 1,2 milliard d'hommes et de femmes, en dépit de leur très grande diversité linguistique et culturelle, dans un même ensemble politique, le califat. Réactivée à travers la « guerre sainte » d'Afghanistan (contre les « athées » soviétiques), dans ses dimensions tant idéologiques que logistiques, cette double stratégie est entrée en concordance avec les intérêts des Etats-Unis d'Amérique et d'Israël.

Scellant la réconciliation de l'Oncle Sam avec les islamistes, cette «nouvelle alliance» est d'autant plus efficace qu'elle coordonne trois types de causalités différentes.
La première causalité est la guerre d'Afghanistan, qui fournit la toile de fond de la dérive islamiste américaine. En Afghanistan, les Etats-Unis reprennent la vieille recette qui leur a si bien réussi en Arabie Saoudite dans les années 30 : accommoder le tribalisme, le fanatisme religieux et les intérêts pétroliers. La guerre d'Afghanistan a offert aux Etats-Unis une opportunité historique de dégonfler le spectre du « Grand Satan » américain, conspué par les islamistes du monde entier suite à la révolution iranienne, et de nouer avec ses ennemis d'hier une « nouvelle alliance » quasiment planétaire. Ce retournement inouï n'aurait jamais été imaginé par le plus facétieux des stratèges du Pentagone. Encore traumatisés par leur humiliante débâcle vietnamienne, et pour rendre aux Soviétiques la monnaie de leur pièce, les Américains attirent les Russes dans le guêpier afghan, ce qui précipitera l'effondrement du camp soviétique. La CIA arme et entraîne les moujahidines afghans et arabes (venus de toutes parts), dont un certain Ben Laden. L’Arabie Saoudite et ses voisins financent. Les Soviétiques sont défaits.
La deuxième causalité, interne au monde musulman, repose sur l'ancestrale confrontation entre la majorité arabo-sunnite et la minorité irano-chiite. Gardienne des lieux saints de l'islam, l'Arabie Saoudite met tout en œuvre pour contrer l'influence iranienne grandissante depuis la révolution islamique de 1979. Aussi l'Iran et l'Arabie Saoudite se livrent-ils à une surenchère islamiste où l'on joue à celui qui incarnera l'avenir politique du « vrai islam » en soutenant tous mouvements susceptibles de faire progresser la « cause ». L'Iran s'est toutefois cantonné à des aides qu'il pouvait relativement contrôler, alors que les monarchies pétrolières donnaient et donnent encore sans compter, ni trop regarder. L'aide aux mouvements islamistes provient d'une part de l'organisation « Rabitat al-alam al-islami » et d'autre part des consortiums de banques islamiques, dont Faysal Finance et Al-Baraka. Cette aide, amorcée dans les années 70, s'accéléra dans les années 80 avec l'aval des Etats-Unis qui l'utilisaient alors comme un antidote à la subversion communiste. Depuis l'effondrement de l'Union soviétique et la guerre du Golfe, cette aide visait surtout à contrer l'influence de la révolution iranienne. En ce moment, elle vise à tuer dans l’œuf « le printemps arabe », en récupérant ces révolutions, afin de disposer de régimes islamistes amis, de l’Océan au Golfe (monde arabe), et du Golfe aux frontières indiennes et chinoises (Iran, Afghanistan, Pakistan), de la même manière qu’ils avaient tué le nationalisme arabe des années 50-60 du siècle dernier, remplacés alors par des dictateurs amis (Ben Ali, Moubarak, Saleh, etc.).
La troisième causalité vient du Pakistan, pays miné par le tribalisme et la corruption. Ce pays cherche à saisir l'opportunité du conflit afghan pour assurer son flanc ouest afin de concentrer l'essentiel de son potentiel militaire sur sa confrontation avec l'Inde, notamment au Cachemire. Avec l'aide du tout-puissant service secret pakistanais ISI (Inter Service Intelligence), les Américains arment et entraînent les factions islamistes les plus radicales. En 1989, lorsque les Soviétiques plient bagage, la « guerre sainte » contre l'infidèle tourne rapidement à l'affrontement ethnique entre Afghans. L'ISI enrôle des milliers d'étudiants (les talibans) des «madressas», les écoles coraniques de la région, en leur fournissant l'encadrement et la logistique militaire nécessaires à une nouvelle guerre sainte. Encadrés par le même tandem américano-pakistanais, les talibans feront ainsi leur entrée sur la scène afghane, animés d'un puritanisme qui leur commande d'empêcher les femmes de sortir ou d’apprendre à lire, les enfants de jouer et les oiseaux de chanter… Ce rigorisme ravit les gardiens de l'orthodoxie wahhabite et rouvrira les robinets de l'aide financière saoudienne. De plus, ces talibans arrivent au moment stratégique où les compagnies pétrolières américaines confirment que cette zone d'Asie centrale entourant la mer Caspienne deviendra la région stratégique des prochaines décennies. Son sous-sol renferme des réserves énergétiques considérables, au moins aussi importantes que celles de la région du golfe Arabo Persique.
La « nouvelle alliance » avec les islamistes afghans et pakistanais connaît ainsi un second souffle. Le calcul américain est simple : les routes énergétiques (gazoducs et oléoducs) de ce nouvel eldorado passeront fatalement par l'Afghanistan et les talibans seront leurs gardiens. La convergence entre les intérêts américains et les islamistes, radicaux ou non, survit donc à la chute du mur de Berlin, grâce et à cause du dieu pétrole.
En 1996, les talibans prennent le pouvoir et instaurent un émirat avec à sa tête le mollah Omar. Au plan international, le gouvernement taliban n'a été reconnu que par trois États : Pakistan, Arabie saoudite et Émirats arabes unis. Les talibans hébergent un autre chef islamiste, qui, comme les talibans, est passé du camp pro-américain au camp anti-américain : Oussama Ben Laden. La présence de celui-ci sur le territoire afghan, à partir de 1996, change la donne. Après les attentats du 11 septembre 2001 contre les tours du World Trade Center à New York , les États-Unis occupent l’Afghanistan pour y installer un nouveau régime acceptable par eux.

La Normalisation

Le Printemps de Prague est une période de l’histoire de la République socialiste tchécoslovaque durant laquelle le peuple tchécoslovaque introduit le « socialisme à visage humain » et prône une révolution pacifique pour la libéralisation de la société et la démocratie. Par beaucoup d’aspects, il ressemble au Printemps Arabe, tel qu’il a été vécu à Tunis ou au Caire : un extraordinaire désir de liberté, de fraternité, de solidarité et de respect mutuel. Il débute le 5 janvier 1968, avec l'arrivée au pouvoir du réformateur Alexander Dubček et s’achève le 21 août 1968 avec l’invasion du pays par les troupes du Pacte de Varsovie. La Normalisation décrit la période qui suit le Printemps de Prague et s'étend jusqu'à la reprise en main de l'appareil politique et économique par la ligne conservatrice du parti communiste tchécoslovaque.
Nous appellerons, par analogie, « normalisation » la période que nous vivons en ce moment en Tunisie, en Libye, en Egypte, etc. c'est-à-dire celle qui suit "le Printemps Arabe" et s'étend jusqu'à la reprise en main de l'appareil politique et économique par les tenants de l’islamisme. Ce que la normalisation recouvre, c'est un « retour à la normale », et dans le cas présent, à la «norme islamiste», c'est-à-dire un ensemble d’idéologies populistes, ultra conservatrices et réactionnaires, et pathologiquement anti femmes.
Ainsi, en ce mois de juin 2012, du Pakistan au Maroc, en passant par la Turquie, la plupart des pays "arabo-musulmans" sont normalisés.  Il ne reste plus que quelques cas isolés, que la coalition américano-islamiste, obéissant à l'Axe du Mal,  Washington-TelAviv, essaie par tous les moyens, de mettre au pas : ce sont l’Iran, la Syrie et l’Algérie. L'Algérie vient de démontrer, encore une fois, qu'elle c'est le pays qui sauve l'honneur de ces peuples, en renvoyant les islamistes vers les poubelles de l'Histoire. La Syrie lutte pour sa survie, en se battant de toutes ses forces contre une coalition hétéroclite et innombrable : les légions sunnites, recrutées et financées par le Qatar et la Saoudie, entraînées et armées par Israël, soutenues par tous les états islamistes. Quant à l'Iran, ce serait son tour, après la chute et le démantèlement éventuels de la Syrie. 

Conclusion

Excellente affaire, alliance indéfectible et « vieille histoire », le pacte scellé à bord du Quincy marque une rupture décisive dans l'histoire des relations internationales de l'après-guerre. Plus rien ne sera jamais comme avant. En évinçant l'influence britannique, ce pacte installe durablement les Etats-Unis comme partenaire dominant dans le jeu proche-oriental, au détriment des Etats européens. Enfin, il entérine un marchandage dont les modalités perdurent et serviront de modèle à d'autres accords de même type, notamment en Asie centrale.
Ce marchandage historique s'avérera lourd de conséquences : l'or noir contre la sécurité, la survie et la continuité d'une des dynasties religieuses les plus réactionnaires du monde et, qui plus est, gardienne des lieux saints de l'islam.
Cette dernière raison est, elle aussi, doublement stratégique : en contenant l'émergence des nationalismes arabes laïcs, en récupérant les révolutions arabes récentes, cette protection permettra d'assurer la sécurité de l'Etat d'Israël. Ces deux impératifs peuvent pourtant sembler contradictoires. Ils constituent, au contraire, les deux versants d'un même processus où l'islamisme constitue une sorte de fil rouge. La frontière sud d’Israël est devenue plus sûre depuis que le Hamas contrôle Gaza. Si le Hezbollah, allié de l’Iran, a pu libérer le sud Liban, le Hamas, allié de l’Arabie Saoudite, n’a libéré aucun territoire palestinien.
A bord du Quincy, le président américain et le roi d'Arabie Saoudite n'ont pas seulement conclu une « excellente affaire » sur le dos des peuples arabes. Ils ont noué aussi une indéfectible alliance qui les amènera, l'un et l'autre, ainsi que leurs successeurs, à devenir les vrais parrains de l'islamisme le plus agressif et le plus réactionnaire. Coincés entre le triangle du pétrole Riadh-Washington-Doha d’un côté, et l’axe du Mal Tel-Aviv-Washington de l’autre, les peuples arabes sont pris dans une nasse dont ils auront du mal à se dépêtrer. Ils sont "faits comme des rats".
Hannibal Genséric