«...Malgré
tout, et en pratique, la plupart des gens vivent mieux sans
voter que sans toit sur la tête, ou sans tête du tout.» Diana
Johnstone
Paris – Ce lundi 7 septembre, sept citoyens syriens
étaient au tribunal à Paris pour poursuivre leur action civile contre le
ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius. Les cinq hommes et
les deux femmes ont tous perdu des membres de leur famille et des amis proches
dans les massacres commis par les rebelles armés que Fabius a soutenus en
paroles et en actes. Ils demandent un euro symbolique de dommages et intérêts.
A la fin, la plainte sera presque sûrement rejetée. Le
7 septembre, l’audience porte sur l’appel contre une décision précédente selon
laquelle les tribunaux ne peuvent pas juger des actes du gouvernement dans un
tel cas, même si la plainte est fondée. Et pourtant, ce procès futile marque un
point essentiel que les politiciens et les médias occidentaux préféreraient
ignorer.
Les dirigeants occidentaux partagent une
responsabilité majeure dans le fait de rendre la plus grande partie du monde
inhabitable normalement pour les êtres humains. Jusqu’à présent, ces dirigeants
s’en tirent. Mais la crise massive des réfugiés qui submerge l’Europe est
seulement le début des troubles que ces dirigeants peu scrupuleux ont amenés
dans leurs propres pays.
Laurent Fabius peut être traité très justement de
néoconservateur français. Son alignement sur les politiques d’Israël se révèle
dans le fait qu’il était le plus réticent parmi les ministres des Affaires étrangères
impliqués dans les négociations sur le nucléaire iranien à accepter l’accord
final.
Il a été l’un des avocats les plus enthousiastes du
changement de régime en Syrie, un pays depuis longtemps sur la liste des cibles
néocon en raison de son nationalisme arabe et de son soutien à la cause
palestinienne 1.
Les plaignants syriens notent que:
·
Le 29 mai 2012, Fabius a déclaré que la France
interviendrait contre le régime syrien.
·
Le 17 août 2012, Fabius a déclaré que le président
syrien Bachar al-Assad «ne mérite pas de continuer à vivre sur la terre».
·
Le 14 décembre 2012, s’élevant contre la décision de
l’administration Obama de désigner le Front al-Nusra comme un groupe
terroriste, Fabius a objecté que le Front al-Nusra «fait du bon boulot sur le
terrain».
·
Le 13 mars 2013, Fabius a annoncé que la France et la
Grande-Bretagne allaient livrer des armes aux rebelles.
En tant que groupe, les plaignants maintiennent que
par ses déclarations, le ministre des Affaires étrangères Fabius a provoqué la
guerre civile en Syrie et encouragé les attaques de rebelles armés contre le
gouvernement en place. Individuellement, chacun des plaignants a perdu des
membres de sa famille et des amis proches dans des attaques armées et des
massacres perpétrés par les groupes rebelles alliés de la milice al-Nusra.
L’épouvantable jumeau d’Israël : État islamique
Sous la direction des États-Unis et l’influence
d’Israël, les dirigeants politiques français ont soutenu un changement de
régime en Libye et en Syrie partant de l’hypothèse tacite que la guerre civile
serait meilleure pour les peuples de ces pays que la vie sous une dictature.
Malgré tout, et en pratique, la plupart des gens vivent mieux sans
voter que sans toit sur la tête, ou sans tête du tout.
Il n’est pas surprenant que les vidéos
soigneusement filmées et diffusées des méthodes disciplinaires d’État islamique
(EI) aient provoqué la panique chez les gens vivant sur la route de leurs
conquêtes.
La guerre pousse les gens à devenir des réfugiés. Les
médias occidentaux accordent une attention particulière aux réfugiés seulement
quand ils aiment le narratif qui les accompagne. Une attention énorme a été
accordée aux Albanais du Kosovo fuyant temporairement la guerre de l’Otan de
1999 contre les Serbes, parce que ces réfugiés pouvaient être décrits comme des
victimes de la purification ethnique serbe et donc être une justification de la
guerre de l’Otan elle-même.
Mais le nombre bien plus grand de réfugiés fuyant en
2003 l’invasion de l’Irak par les États-Unis, et qui n’y sont jamais retournés,
n’a pas suscité un tel intérêt de la part des médias. Plus d’un million de
réfugiés irakiens ont fui en Syrie, où ils ont été très bien accueillis. 2
La situation au Moyen-Orient est critique. Armés des
équipement militaire américain abandonnés en Irak, enrichis par des ventes de
pétrole illicites [et le trafic des œuvres d’art, NdT], ses rangs gonflés
par de jeunes djihadistes venus du monde entier, État islamique menace les
populations du Liban et de Jordanie, qui luttent déjà pour prendre en charge
les masses de réfugiés venant de Palestine, d’Irak et maintenant de Syrie. La
peur des décapitations par les fanatiques islamistes incite de plus en
plus de gens à tout risquer afin de gagner la sécurité en Europe.
État islamique est véritablement l’horrible caricature
ennemie de l’État juif, une autre entité politique basée sur une identité
religieuse exclusive. Comme Israël, il n’a pas clairement défini ses
frontières, mais il a une base démographique potentielle beaucoup plus large.
La seule force qui peut empêcher État islamique
d’étendre sa domination fanatique sur toute la Mésopotamie et au-delà est
l’État syrien dirigé par Bachar al-Assad. Le choix n’est pas entre Assad et la démocratie
occidentale. Le choix est entre Assad et État islamique. Mais les dirigeants
occidentaux n’ont pas encore renoncé à leur appel dément : «Assad doit
partir!»
Réfugiés, migrants et terroristes
Les résultats de cette folie s’échouent sur les rives
de la Méditerranée. Les images et les émotions ont remplacé la réflexion sur
les causes et les effets. Une photo d’un petit enfant noyé provoque un tollé
médiatique et politique. Les gens sont surpris? Ne savaient-ils pas que de tout
petits enfants ont été déchiquetés par les bombardements US de l’Irak, par les
drones US en Afghanistan, au Pakistan, au Yémen? 3 Et qu’en est-il des petits enfants
annihilés par la guerre de l’Otan pour libérer la Libye de son dictateur?
L’actuelle crise des réfugiés en Europe est le
résultat inévitable, prévisible, et prédit, de la politique occidentale au
Moyen-Orient et en Afrique du Nord. La Libye de Kadhafi était le mur qui a
retenu des centaines de milliers d’Africains d’émigrer illégalement en Europe,
pas seulement par des méthodes de police mais même plus efficacement en leur
offrant un développement chez eux et des emplois payés décemment en Libye.
Maintenant, la Libye est à la fois la source de migrants économiques et de
réfugiés de Libye même, ainsi que d’autres terres de désespoir. Pour affaiblir
le Soudan, les États-Unis (et Susan Rice en particulier) ont soutenu la
création du nouveau pays du Sud-Soudan, qui n’est pas du tout un pays, mais la
scène de massacres rivaux conduisant de plus en plus de fugitifs vers des pays
peu hospitaliers.
La célèbre photo du petit Aylan noyé dans la
Méditerranée est utilisée très largement pour que les Européens se sentent
coupables. Les dirigeants devraient en effet se sentir coupables – et en
particulier le riche égocentrique Bernard-Henri Lévy, qui se targue d’avoir dit
au gouvernement français de Nicolas Sarkozy de lancer la guerre contre la Libye
où, affirmait-il, il n’y avait pas d’islamistes extrémistes, mais seulement des
pro-Occidentaux aspirant à la démocratie. Grâce à l’Otan, les islamistes
extrémistes ont, depuis lors, saccagé le pays tout entier.
La chancelière allemande Angela Merkel a accepté
d’accueillir huit cent mille réfugiés syriens. C’est admirable, pour des raisons
humanitaires. L’Allemagne est forte économiquement et faible démographiquement;
avec sa population qui diminue peu à peu, des Syriens issus de la classe
moyenne, dont beaucoup de chrétiens terrorisés, peuvent sembler un ajout
bienvenu à la population. Mais cela creuse les divisions politiques en
Allemagne et en Europe.
C’est particulièrement le cas dans les pays d’Europe
de l’Est nouveaux membres de l’UE. A commencer par la Hongrie, où les
dirigeants ont fait clairement savoir que ces pays sont avant tout concernés
par leur identité ethnique et ne veulent pas accueillir des gens qui ne parlent
pas leur langue. Contrairement aux pays d’Europe de l’Ouest, le
mille-feuille ethnique qui compose les états Européens de l’Est n’a pas de
tradition d’accueil des immigrés et pas d’attachement à l’idéologie occidentale
des droits humains. En Europe de l’Est, les mots droits de l’homme sonnaient
bien pour accabler la Russie et l’Union soviétique, mais
ça s’arrête là.
La crise grecque a déjà lourdement pesé sur l’unité de
l’Union européenne. Pour la première fois, beaucoup de gens remettent en cause
l’idée globale. La crise a montré qu’il n’y a pas de véritable sens de la
solidarité entre les peuples d’Europe ; lorsqu’une crise arrive, les
Allemands sont des Allemands et les Grecs des Grecs, et européen est une
abstraction. La crise des réfugiés met en évidence de nouvelles fissures dans l’unité
européenne.
La plus grande partie de l’Europe souffre aujourd’hui
d’un chômage massif, en particulier les pays du sud où les réfugiés arrivent
d’abord : la Grèce, l’Italie, l’Espagne. Les politiques économiques de
l’Union européenne, qui étranglent déjà la Grèce, ne favorisent pas la création
d’emplois pour des centaines de milliers de nouveaux arrivants. Même des
réfugiés professionnellement qualifiés trouveront difficile, voire impossible,
de contourner les règles protégeant leurs professions dans les pays d’accueil.
La plupart des emplois qu’ils parviendront à obtenir seront probablement de bas
niveau et illégaux, pour des salaires et à des conditions de travail tirés vers
le bas.
En outre, dans l’actuelle arrivée en masse des gens,
il est impossible de distinguer les réfugiés des migrants économiques –
c’est-à-dire des hommes cherchant tout simplement de meilleures occasions de
travail. Aujourd’hui, l’Union européenne a peu à leur offrir, et le
ressentiment engendré par cette immigration non voulue
va certainement améliorer la fortune politique des droites nationalistes [et
extrêmes, NdT].
Il y a une autre raison pour que de nombreux citoyens
européens se sentent moins enthousiastes à accueillir des centaines de milliers
d’étrangers inconnus dans leurs communautés. État islamique s’est ouvertement
vanté d’envoyer des terroristes en Europe parmi les réfugiés, avec la claire
intention de commettre des actes violents pour déstabiliser l’Occident. Bien
sûr, la menace terroriste est utilisée cyniquement par les gouvernements pour
renforcer les mesures policières étatiques, mais cela ne signifie pas que la
menace n’existe pas. Malheureusement, elle existe – en grande partie à cause
des politiques de ces mêmes gouvernements occidentaux.
La crise des réfugiés devrait être vue comme le signal
d’alarme que les États-Unis et leurs alliés de l’Otan – en particulier la
Grande-Bretagne et la France – plongent le monde dans un état de chaos qui va
se répandre et qui approche un point de non-retour. C’est rapide et facile de
briser des choses. Mais les recoller peut être impossible. La civilisation elle-même
pourrait être plus fragile qu’il n’y paraît.
Par Diana
Johnstone
Le 7 septembre 2015 –
Source CounterPunchDiana Johnstone est
l’auteur de Fools’ Crusade:
Yugoslavia, NATO, and Western Delusions. Son nouveau livre, Queen of Chaos:
the Misadventures of Hillary Clinton, sera publié par CounterPunch en
septembre 2015. Elle est atteignable à diana.johnstone@wanadoo.fr
Traduit par Diane, relu par Hervé et jj pour le Sakerfrancophone
- Sans compter son opposition au gazoduc Qatar-Turquie, NdT
- Pas plus d’ailleurs que le million de réfugiés passé d’Ukraine en Russie, suite aux assauts de Kiev, n’a fasciné les même médias industriels occidentaux, NdT
- Et à Gaza, plus de 500 enfants massacrés par l’armée israélienne en été 2012, NdT